ALICE ÏFERGAN-REY

ALICE ÏFERGAN-REY

Portrait d’Alice Ïfergan-Rey – Photo Mathilde Berthemet 

Entretien / Alice Ïfergan-Rey
Par Lucie Camous

Artiste-performeuse-fée-conteuse, Alice Ïfergan-Rey étudie à l’École Supérieure d’Arts d’Aix-en-Provence puis à l’Académie des Beaux-Arts de Nuremberg d’où elle sort diplômée en 2015 avec le 1er prix du Jury pour sa performance Nail Art Studio. 
Entre humour fantasque et sérieuse tendresse, elle tisse des rituels intimes, nous roule en nous-même et nous relâche, oui, mais autre part. 
Nous nous rencontrons au 59 Rivoli pour un entretien qui nous donne l’occasion d’explorer son rapport à la magie, aux contes de fées et aux liens interpersonnels. 

En novembre 2020, tu débutais une résidence au 59 Rivoli, un espace dont la particularité tient à ses ateliers ouverts au passage des visiteurs. Qu’est-ce qui a porté ton choix vers ce lieu où règne une telle agitation ? 

C’était une chance d’avoir accès à autant de public et, qui plus est, un public aussi large, aussi bien les habitués des musées que les novices. En postulant, j’ai tout de suite imaginé que je pourrais à la fois développer de nouvelles performances et les faire vivre au public. 

En réalité, ce fut très peu le cas : avec le public, je préférais être ouverte aux questions, prendre le temps de montrer mon travail, écouter leurs histoires et partager les miennes. Et en mon absence, j’aimais mettre en scène mon atelier : déposer sur ma table un poème, un livre ouvert, des bonbons, mes croquis préparatoires. Et surtout, laisser vivre « Le Salon de Mamie », une installation inattendue créée spécialement pour le 59 Rivoli et son public. 

Dès ton arrivée, tu t’es consacrée à cette pièce qui, traversée par la foule, combine espace intime et privé, qu’est-ce qui t’intéresse dans ces dynamiques ? 

Il faut bien s’imaginer qu’avant d’arriver dans mon atelier, les visiteurs doivent monter un escalier sombre, aux murs couverts de graffs. Ça fuse de partout, c’est un peu destroy, parfois agressif, des tas de couleurs et styles s’entremêlent… un ancien squat ! Et tout à coup, ils découvrent « le Salon » : un salon de grand-mère début vingtième siècle, calme, délicat, d’un autre temps : du papier peint fleuri qui croule sous les gravures, un secrétaire en marquèterie trônant au centre, des petits chats en porcelaine et des rideaux roses en toile de Jouy. Contraste ! Les visiteurs sont complètement étonnés en arrivant, il leur faut un laps de temps pour comprendre que c’est une installation. Ils passent de longs moments à scruter les détails, essayent de reconnaître chaque objet, comparent le salon à celui de leurs propres grands-parents, se demandent ce que fait un requin vert à côté d’un portrait de duchesse. Certains imaginent que c’est une reconstitution du 59 Rivoli avant qu’il ne soit transformé en ateliers. Et puis, quelques visiteurs, plus téméraires, s’asseyent dans les fauteuils Empire, piochent un livre sur la table basse ou font semblant de boire le thé pour se prendre en photo. Ce « Salon de Mamie » était une façon d’ouvrir le dialogue, de permettre au public de jouer avec le lieu sans que je sois obligatoirement là, de s’approprier tous ces objets de famille, de ma famille, de se plonger dans un autre univers où chaque objet est porteur d’une histoire et éveille des mondes à imaginer. 

C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé, puisque deux visiteurs, Victoria Coquart et Glenn Kerbiquet, m’ont écrit après avoir été touchés par la paire de chaussons laissée sous le fauteuil de « Mamie ». Cette rencontre a donné lieu à une collaboration : « La visite pas du tout guidée du 59 » : une déambulation poétique et délurée où l’on faisait découvrir au public tout, sauf les oeuvres ! Cela commençait par un téléphone-arabe géant, et se terminait par les visiteurs agglutinés dans le noir, à danser au son d’une boîte à musique dans les toilettes, sous une boule disco. 

Tout, du fauteuil au napperon brodé, du tableau de chaton au petit bibelot en verre soufflé, provient du salon de ta grand-mère qui, du jour au lendemain, a décidé de partir faire le tour du monde en montgolfière, laissant derrière elle son appartement. Quel rôle tient ton histoire familiale dans la construction de ton travail ? 

Mon histoire familiale est pleine de trous et de non-dits. Ma grand-mère a été cachée pendant la guerre et a toujours refusé d’en parler ; elle a eu des amants secrets, une enfance bizarre et peut-être traine-t-elle encore d’autres mystères. En exposant ses effets personnels, c’est une façon de jouer, à mon tour, avec son histoire et d’accepter tous ces silences qui pèsent sur chaque objet. Mon histoire familiale est une source d’inspiration dans laquelle je peux puiser sans scrupule, sans risquer d’être exotique ou voyeuriste puisque qu’il s’agit de ma culture, de ce qui m’a façonnée. J’ai exposé tous les objets de ma grand-mère avec beaucoup de respect et de délicatesse. C’était une façon aussi de la laisser s’envoler dans sa montgolfière sans regret… 

Tu t’es ainsi mise à faire vivre le « Salon de Mamie » dans un endroit qui était déjà, au temps où ce lieu était un squat, un salon traversé par un public libre de ses mouvements. Est-ce que la question des structures et des cadres de présentation de l’art se pose dans ta pratique ? 

Dans ma tête, le white cube signifie : « Attention, on n’est pas là pour rigoler ! » Il a été inventé pour offrir aux oeuvres d’art le contexte le plus neutre et commercialisable possible. Dans les années soixante-dix, il permettait sûrement d’apprécier les oeuvres sous un jour nouveau, mais aujourd’hui il est tout sauf neutre. Il est « LE WHITE CUBE », le tampon certifié « art contemporain ». Il est froid, impressionnant, et peut même décourager certaines personnes à s’y aventurer. 

Je ne suis pas une artiste de white cube. Cet espace donnerait à mon travail un aspect grave et distant que je ne lui souhaite pas. 

C’est ainsi que je me tourne vers des lieux plutôt hybrides, où les codes ont été posés par leurs usagers. Festivals, tiers-lieux, cafés ou même plateformes internet qui permettent au public d’avoir un rapport plus décontracté à mes rituels et de les vivre en tant qu’expériences de vie et non en tant qu’oeuvres d’art autoritaire. 

Tu n’hésites pas à insérer à ton travail de nombreuses références à la pop, à la culture urbaine. Aya Nakamura fait, par exemple, partie de tes inspirations. Qu’est-ce qui t’inspire dans cette dernière ? 

« Tacler pour des pépètes, ça va claquer, pour des pipelettes, ça va claquer, crac ». J’aime la langue française, son argot, ses néologismes et ses évolutions. Les sons d’Aya Nakamura sont une mine d’or d’expressions inventées ou empruntées à d’autres pays francophones ; elle mêle du vocabulaire tombé en désuétude avec de l’argot dernier cri. Quand on reproche à Aya d’écrire des paroles incompréhensibles, elle rétorque : « Ouais, mais tu chantes quand même. » 

Outre sa liberté de langage, ce que j’aime avant tout, c’est la légèreté et la franchise de sa musique. Une musique fraîche, festive et badass qui met tout le monde d’accord quand il s’agit de winer en soirée. 

Comment la question du féminisme se pose-t-elle dans tes actions ? 

Je vais reprendre ce que tu m’as dit un jour : offrir un espace où la vulnérabilité est accueillie avec bienveillance, c’est une forme d’acte de résistance. Je vis mon féminisme en considérant les hommes, non pas comme des ennemis, mais comme les héritiers d’un système qui ne convient à personne. Un système où on leur demande de ne pas pleurer, de ne pas rêver, de ne pas flancher. Alors j’invite à flancher, doucement, en sécurité. 

Je crois que, dans mes rituels, la question du genre ne se pose pas. La question de l’identité non plus. Je m’adresse à ce qu’on a de commun. 

Quand as-tu su que ton travail serait axé sur la performance ? 

Le soir où j’ai enfourché un poney pour une restitution de résidence (« Il était une fois à Cantemerle »). Je venais de passer une semaine de workshop avec Jean-Paul Thibeau et Céline Domengie, deux artistes qui nous faisaient explorer la performance à travers toutes les disciplines possibles : yoga, lutte, voix, repas, cueillette de champignons ou chasse à la palombe ; avec eux, tout était prétexte à jouer, questionner les codes, insuffler de la poésie ou de l’absurde dans les gestes les plus mécaniques du quotidien. Ils appellent cela le META-art : « Un processus permanent de transformation, à l’écart des routes balisées, ni dans la marge, ni dans la contestation, une plateforme d’expériences qui se croisent et s’entrecroisent sans prospective et sans plan quinquennal, loin, très loin de toutes formes d’identifications. » 

À cette époque, je me forçais encore à être photographe, vidéaste, dessinatrice, sans grand plaisir… Le méta-art m’a semblé naturel, c’était une façon très intuitive de proposer de la beauté aux autres. 

L’ensemble de tes performances semblent s’appuyer sur ta rencontre à l’autre. Je pense notamment à « Bouteille à l’amour » ou à « Boîte d’Amulette ». Que recherches-tu en engageant les participants à collaborer avec toi et à s’investir personnellement ? 

Je ne leur demande pas de collaborer, au contraire, c’est moi qui leur mets à disposition mon temps, mes mots et mon expertise de fée. 

Longtemps, mes oeuvres ont été des prétextes à provoquer des rencontres avec l’Autre. Un Autre bien éloigné de ma sphère de fréquentation. J’avais ainsi développé ce que j’appellerais « un exotisme de l’Autre » : rencontrer les vendeurs ambulants sur le parvis de Pompidou, les membres d’une secte au Brésil ou les piliers de bar d’une brasserie bavaroise, toutes ces personnes m’intriguaient parce que j’étais persuadée qu’elles avaient chacune quelque chose à m’apprendre sur la vie. 

Et puis, petit à petit j’ai développé mon travail, pris de l’assurance ; j’ai fait connaissance avec qui je suis et fini par inverser les rôles : c’est désormais à moi de leur apporter quelque chose. En face à face, les yeux dans les yeux, je les invite à voyager grâce à mes histoires, mes gestes et mes paillettes. – Durant ces performances, tu portes généralement des habits de fée, une longue tresse et une foultitude de paillettes. Quel rapport entretiens-tu au déguisement ? 

Je ne me déguise pas, je porte un costume. Je m’extrais de la mode en choisissant des habits hors du temps. Je deviens quelqu’un qui n’existait pas encore, je ne ressemble à personne mais rappelle pourtant un personnage qui appartient à l’imaginaire collectif. Ces habits me donnent des ailes, vraiment. 

Tu fais souvent référence à la magie et certaines de tes performances tiennent du rituel et touchent au spirituel. Est-ce un moyen de créer une connexion avec les participants ? 

C’est un moyen pour les participants de créer une connexion avec eux-mêmes. C’est mon seul but. J’entre très peu en connexion avec les gens dans le sens où je leur parle à peine et eux ne me disent que ce qu’ils veulent bien. Le vrai dialogue se passe en eux. 

Ma façon de construire mes rituels par étape, la lenteur de mes gestes, les couleurs et les matériaux, tous ces choix créent une aura magique qui enveloppe les participants dans une bulle, quelque part ailleurs, pour qu’ils puissent vraiment se sentir ici, maintenant. 

Mes rituels ouvrent des passages secrets qui mènent jusqu’à soi-même. 

Comment articules-tu ton travail de plasticienne à celui de performeuse ? 

J’ai longtemps délaissé la matière, préférant les relations humaines. J’ai beaucoup de mal à créer des objets dans un monde qui croule sous le trop plein de choses. Ainsi, si je sculpte l’argile ou découpe du bois, ce n’est que pour fabriquer mon matériel de performance. Pour Bouteille à l’Amour j’ai confectionné en fine céramique le matériel qui sert au rituel : un entonnoir, une bonbonnière, un petit récipient. Je fus aidée de la céramiste Laurette Broll, rencontrée dans mon ancien atelier aux Grands Voisins. Pour Boîte d’Amulette, j’ai réalisé la table qui accueillait les participants en collaboration avec l’architecte Josiane Lépée. Une immense table aux formes coulantes, couverte d’étoiles et de planètes. Pour ma dernière performance On a transformé des porte-bonheurs en souvenirs flous, aidée d’Emmanuel Lacoste, bijoutier contemporain, j’ai cousu un masque anti-covid entièrement brodé de breloques, maintenu par une chaine en argent. En disant cela, je constate que mes créations d’objets sont, elles aussi, toujours l’occasion de rencontres. 

Quant à une création plastique autonome (qui se regarde indépendamment des performances), je crée des collages qui accompagnent chacun de mes contes de fé.e.s. Ils ne sont pas des illustrations du conte mais tentent de retranscrire leur aura. Ce sont des découpages très doux et colorés qui se veulent enchanteurs et inexplicables. 

Tu te demandes peut-être pourquoi j’écris « contes de fé.e.s » en écriture inclusive ? C’est parce que j’inverse les rôles de genre et renverse les codes de beauté des princes et princesses. Ces mythes, qu’on écoute dans nos premières années de vie, façonnent tellement notre vision du monde et de nous-mêmes, qu’il m’apparaissait urgent de mettre des princesses vaillantes sur des chevaux, prêtes à parcourir le monde, tandis qu’un prince au teint d’ébène attend à sa fenêtre le baiser libérateur. Sensibilité, douceur, goût pour la contemplation : dans mes contes, toutes ces qualités sont attribuées aux garçons afin qu’ils s’autorisent, eux-aussi, à explorer cet aspect de leur personne. Il n’y a rien de mal à rêvasser devant la fenêtre, du moment que c’est un choix. Et mes princesses demandent la main de leurs Princes, elles ne les épousent pas sans les consulter avant. Il existe certes beaucoup de contes féministes mais je ne leur trouve généralement rien de merveilleux. Inverser les rôles des contes connus de tous est un procédé très simple et très efficace pour relever des aberrations, tout en conservant la beauté et le merveilleux de ces récits. 

D’ailleurs, pendant le confinement, tu as développé (poursuivi ?) une pratique autour des contes téléphoniques. Peux-tu nous parler de ton rapport à la narration ? 

Tout le monde adore écouter des histoires. Les contes fonctionnent à la fois comme un voyage et un soin. Je me suis remise à en écouter régulièrement, il y a trois ans, grâce au collectif de conteurs « La Cour des contes ». Je n’imaginais pas alors pouvoir intégrer le conte à ma pratique de performeuse. C’est suite à la suite d’un workshop avec l’artiste Jumana Emil Abboud à la Villa Vassilief que j’ai compris que ces deux pratiques étaient évidemment compatibles. Jumana avait organisé un incroyable dîner dans son atelier où les convives devaient raconter des histoires à tour de rôle. Lors du dîner, quelqu’un a même trouvé un anneau d’or dans son poisson ! 

Le conte de fée est assez récent dans mon travail et j’aime le laisser vivre de façon intuitive. Je ne lis aucun livre de psycho ou d’enquête sociologique qui porterait sur l’analyse du conte de fées. Gaston Bachelard a dit : « Pour faire croire, il faut croire. » Si je commence à analyser ma pratique de conteuse, je cesse d’y croire. Et je crois à cent pour cent aux contes de fées que je raconte (et à tous ceux que j’écoute). 

L’espace convivial du « Salon de Mamie » a également accueilli des événements, des lectures et des performances par d’autres artistes que tu invites. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce rôle d’organisatrice ? 

Pour faire vivre des textes, on peut bien sûr les publier, mais on peut surtout les lire. Chaque mois, j’invitais donc un ou deux artistes-écrivains à partager un nouveau texte, confortablement installé dans les fauteuils du Salon de Mamie, devant un public qui sirote le thé dans des tasses en porcelaine. Cette démarche trouve sa source dans mon expérience avec Les Éditions Extensibles, une maison d’édition qui, chaque année, publie un recueil de textes d’une vingtaine d’artistes-écrivains. J’ai alors compris que tous les petits textes et poèmes que j’écrivais pour mes performances étaient une pratique artistique en soi, et j’ai surtout pu rencontrer d’autres artistes qui allient la littérature à leurs médiums respectifs. Ces rencontres furent vraiment importantes dans mon cheminement ; deux artistes notamment m’ont beaucoup marquée : Florent Audoye et Cyprien Desrez. Avec Cyprien, cela fut l’occasion de créer une nouvelle performance : « Menu Saveur », un diner de chips poético-loufoque ; il m’a emmenée vers une approche plus décontractée et enjouée de la performance. Quant à Florent, il me conseille beaucoup sur l’aspect « professionnalisant » du métier d’artiste et il existe une grande émulation entre nous. Il fut d’ailleurs mon premier invité dans le « Salon de Mamie » ; il y a lu son journal de bord d’employé à Disneyland Paris. Je lui ai ensuite demandé de parrainer l’artiste suivant qui, à son tour, parrainerait le suivant et ainsi de suite. Ce système nous a permis à tous de nous rencontrer, d’élargir notre réseau, de créer des connexions inattendues. Le but de ces soirées de lectures était, à la fois, d’offrir à mes collègues un espace de partage dans un lieu réputé et de permettre au public de les écouter dans un endroit aussi confortable et atypique que le « Salon de Mamie », en se sentant chouchouté (lumières tamisées, tapis moelleux où s’allonger, accueil chaleureux, thé et gâteaux à disposition). 

Partager, de façon généreuse et décomplexée : « Créer du collectif et de la bienveillance, à l’image de ce que je fais dans mes performances » comme tu le dis si bien. 

Alice Ïfergan-Rey, Le salon de mamie - photo Mathilde Berthemet
Alice Ïfergan-Rey, Le salon de mamie – photo Mathilde Berthemet
Alice Ïfergan-Rey, Le salon de mamie - photo Mathilde Berthemet
Alice Ïfergan-Rey, Le salon de mamie – photo Mathilde Berthemet