[ENTRETIEN] Juliette Vivier

[ENTRETIEN] Juliette Vivier

Manière noire, eaux fortes, gravure sur plaque,… Juliette Vivier met en oeuvre toute la variété des techniques de gravure pour explorer des projets centrés autour de problématiques liées au paysage. Chacune d’elles introduit une manière différente d’aborder l’image, de travailler sur les formes, sur les noirs. À ces gestes dont on retrouve la trace depuis le XVème siècle, elle associe ceux de la rupture, de la découpe et du collage, mais aussi des technologies contemporaines comme la modélisation 3D. Une visite d’atelier conçue comme un parcours chronologique de son travail nous permettant de saisir les orientations et approfondissements de ses projets successifs.

Juliette Vivier, Panorama 1, gravure, techniques mixtes de taille-douce, impression sur papier japon, découpage et marouflage sur Laurier, 2010 © Juliette Vivier
Juliette Vivier, Panorama 1, gravure, techniques mixtes de taille-douce, impression sur papier japon, découpage et marouflage sur Laurier, 2010 © Juliette Vivier

 

« La série des Panoramas marque le point de départ d’un travail toujours en cours et sur lequel je reviens de manière cyclique. Elle comprend quatre gravures de grand format dans lesquelles se retrouvent nombre d’amorces de travaux postérieurs. Je me suis appuyée pour ce travail sur des photographies scientifiques et documentaires de la chaîne de Alpes du début du siècle. De manière générale, j’utilise des modèles et des documents scientifiques pour mes images de gravure dont je me détache étape par étape, en enlevant des éléments comme ici le ciel et les arrières-plans. J’ai découpé le papier Japon afin que seule la matière minérale demeure. Par ces différentes interventions et en conservant l’inversion de l’image, la perspective produite se trouve faussée. J’abstrais ainsi le paysage et le sors de son contexte classique. Pour cette série, alors que je travaille souvent sur zinc qui est peu onéreux, j’ai eu l’opportunité de récupérer de grandes plaques de cuivre provenant de l’atelier Crommelinck qui est très connu pour y avoir vu passer Picasso, Mirò…

Si les puristes n’aiment employer qu’une seule technique sur une série, j’ai pour ma part ce besoin de les mélanger. Dans les Panorama, on retrouve de l’eau-forte, de l’aquatinte, de l’aquatinte brunie, du lavis à l’acide et même à certains endroits un travail au papier de verre et à la pointe sèche. Je superpose ces techniques en fonction de la qualité graphique que chacune apporte à l’image.

 

Mon approche de la gravure est contemporaine avec cette idée de produire de l’original multiple. Généralement, les séries n’excèdent pas 12 exemplaires. Je suis très attachée à ce côté artisanal, que chaque image soit fabriquée, réimprimée, et que subsiste une part d’incontrôlé.

 

Juliette Vivier Nubes 2, gravure sur cuivre manières noires à l’aquatinte / impression à fonds perdus sur papier Hahnemülhe 300g, 2011 © Juliette Vivier
Juliette Vivier Nubes 2, gravure sur cuivre manières noires à l’aquatinte / impression à fonds perdus sur papier Hahnemülhe 300g, 2011 © Juliette Vivier

 

Mon travail porte essentiellement sur le paysage, entendu d’une manière assez large, avec les questions de la forme, du relief, de la 3D, et une sorte de désordre organisé proche du chaos. La série Nubes (nuages en espagnol) comporte aussi quatre images. Trois sont des représentations de nuages traditionnels sur fonds noirs, tandis que la quatrième, sur un fond blanc, représente un nuage fractal issu d’une modélisation mathématique. Pour cette série, j’ai utilisé une technique apparue au XVIIème qui s’appelle « la manière noire ». Egalement connue sous le nom de « mezzotinto », elle a été très en vogue aux XVII et XVIIIème siècles. Le principe est de complètement noircir la zone sur laquelle on travaille avant de revenir vers les blancs et les gris. Cette technique m’a permis de donner un modelé proche du fusain, et ainsi de me rapprocher de celui généré par la modélisation 3D. J’ai voulu associer les hight tech du numérique et de la gravure, et mettre de manière inattendue en dialogue des médiums qui à priori n’ont rien à faire ensemble.

 

Juliette Vivier Nudos 1, gravure sur cuivre (eau-forte et manière noire à l’aquatinte) et un gaufrage impression à fonds perdus sur papier Hahnemülhe 350g, 2012 © Juliette Vivier
Juliette Vivier Nudos 1, gravure sur cuivre (eau-forte et manière noire à l’aquatinte) et un gaufrage impression à fonds perdus sur papier Hahnemülhe 350g, 2012 © Juliette Vivier

 

J’ai aussi utilisé dans la série Nudos (les nœuds) des modélisations 3D mathématiques mais pour concevoir des nœuds. Le logiciel employé permet de générer de nœuds ornementaux. Comme je voulais une composition chaotique, j’ai dû contacter le concepteur du logiciel qui vit aux Etats-Unis. Cette idée du chaos, ou plus exactement la question de « comment en sortir? » se retrouve très souvent dans mes travaux. Certaines parties du dessin semblent chercher à s’extirper d’un noir très profond.

 

Il persiste toujours une impression d’inachevé dans mes images au point qu’un spectateur perspicace peut déterminer comment elles ont été faites. Je ne cherche pas à faire du trompe-l’œil.

 

Par endroits, j’ai laissé l’eau-forte du dessin initial, certains repentirs, mais aussi le noir originel pour donner ce sentiment que l’image est encore en cours de formation. La gravure m’attire par le côté artisanal de la mise en œuvre, par l’intensité des noirs, sa richesse graphique. Moi qui est toujours été très agacée par la dichotomie abstraction-figuration, la gravure me permets d’être dans un entre-deux et d’ouvrir sur un vaste champ des possibles. Pour cela je pense mes projets comme des mille-feuilles en superposant plusieurs couches de lecture, en questionnant les éléments et les techniques pour laisser aux spectateurs le choix d’une approche toujours personnelle. Ainsi il est possible de voir dans l’image une montagne, une abstraction, un personnage…

En 2013 après un séjour au Groenland, je me suis rendu au Danemark pour un atelier de gravure. J’ai travaillé à partir de photos prises au Groenland que j’ai transposées sur plaques. Puis j’ai mixé les quatre paysages gravés de manière kaléidoscopique commençant une réflexion sur le fragment et le puzzle, le tout et la partie. J’ai d’abord choisi un pattern pour la découpe avec des formes triangulaires avec cette volonté que l’image reste lisible. J’ai tiré les 24 combinaisons auxquelles j’ai donné le nom de gravures-collages.

 

Juliette Vivier, Fata Morgana, Série de 24 gravures-collages réalisées en combinant les tirages de 4 plaques de cuivre techniques mixtes de taille-douce Impression sur Zerkall, découpage et marouflage sur Sommerset / 65x50cm / 2013 © Juliette Vivier
Juliette Vivier, Fata Morgana, Série de 24 gravures-collages réalisées en combinant les tirages de 4 plaques de cuivre techniques mixtes de taille-douce Impression sur Zerkall, découpage et marouflage sur Sommerset / 65x50cm / 2013 © Juliette Vivier

 

Dans mon travail il y a toujours une part de jeu et même de mise en danger : à la fois par la manipulation (technicité de certains types de gravure, tirages, découpages) et sachant que toute intervention est définitive et non rattrapable, mais aussi par le fait que persiste une part d’inconnu dans ce que sera le résultat final. Parallèlement, travailler la gravure est excitant car la variété des techniques permettent de développer un travail sur l’image initiale selon de nombreuses possibilités.

 

Le projet Fata Morgana fait référence à un mirage. J’ai cru voir des icebergs aux formes étonnantes qui étaient en fait produits par un effet d’optique. Si mes images sont reconnaissables, le spectateur a toujours une sensation un peu trouble due à une perte de repère provoquée par un jeu entre les niveaux de gris qui donne par endroits un sentiment de continuité ou de rupture, de naturel ou de montage. En plus d’un effet de labyrinthe, je voulais une ligne horizontale marquée avec un effet de miroir entre le haut et le bas. Fata Morgana est un projet qui, par le sujet mais aussi par sa technicité, a marqué une avancée dans mon travail.

 

 

Juliette Vivier, Badlands, Série d’1 gravure et 6 gravures-collages réalisées en combinant les tirages de 3 plaques de cuivre Techniques mixtes de taille-douce, impression, découpage et marouflage, 60x80cm, 2014, © Juliette Vivier
Juliette Vivier, Badlands, Série d’1 gravure et 6 gravures-collages réalisées en combinant les tirages de 3 plaques de cuivre Techniques mixtes de taille-douce, impression, découpage et marouflage, 60x80cm, 2014, © Juliette Vivier

 

Commencé il y a plus de deux ans, le projet Badlands est le point de départ dans mon travail de cette réflexion sur le paysage et le relief. J’ai mis en parallèle en raison de leur proximité formelle de véritables montagnes, celles des Badlands où se tournaient en Espagne les westerns spaghetti, avec des modélisations 3D générées par ordinateur. La perspective en isométrie donne l’impression que la montagne est absorbée par le relief en maillage. Je n’en ai encore produit que sept mais je souhaite développer toutes les possibilités qu’offrent le mélange des plaques. La quatrième plaque, la plus noire de toutes, dialogue avec les autres. Elle est l’origine et la fin.

Tout ce travail de découpes, de mélanges, de passages d’une partie à l’autre d’une image, induit une réflexion sur la déconstruction et la reconstruction, et rejoint l’idée d’un chaos recomposé. La notion de chaos ne se réduit pas au seul désordre mais elle est au contraire l’expression d’une forme d’organisation que la nature tout comme les concepteurs de logiciels qui composent des paysages de synthèse connaissent bien. Dessiner un fragment de roche est très riche graphiquement. Même  informe, il reste une entité à part entière, reconnaissable, identifiable, du réel. Il se situe à la frontière entre abstraction et figuration.

 

Juliette Vivier, Gravure sur cuivre et tampon imprimés T-shirts, 2015 © Juliette Vivier
Juliette Vivier, Gravure sur cuivre et tampon imprimés T-shirts, 2015 © Juliette Vivier

 

Je commence à m’interroger sur la notion de produits dérivés. J’ai voulu travailler sur le T-shirt qui est le produit de merchandising par excellence. Même si la série est destinée à une diffusion plus large, chacun d’eux est réalisé artisanalement, numéroté et signé. Ce projet qui paraît plus ludique n’a toutefois rien d’anecdotique car la gravure sur textile comme la toile de Jouy, existe depuis le XVIIIème siècle. Louise Bourgeois a beaucoup imprimé ses gravures sur textile. Ce retour à la gravure sur textile a paradoxalement surpris tous les utilisateurs de l’atelier. Graver sur T-shirt provoque une sorte de tension entre tout le contexte assez précieux lié à la gravure (papier Japon, encadrement,…) et ce textile d’emploi courant. »

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet avec l’artiste Juliette Vivier depuis son atelier à la Cité Internationale des Arts de Paris le 11 octobre 2015.

 

Visuels tous droits réservés Juliette Vivier.

 

Née en 1979 à Abidjan, Juliette Vivier passe son enfance en Afrique de l’Ouest. De retour en France, elle fait d’abord un cursus littéraire puis intègre l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris où elle se spécialise en Gravure. Sa pratique artistique évolue autour des techniques de l’estampe et du dessin. La gravure en particulier est au cœur de ses recherches plastiques, dans une démarche libre et contemporaine.
Lauréate de plusieurs bourses et résidences telles que la Fondation Pilar i Joan Miró a Mallorca, les Pépinières Européennes pour Jeunes Artistes
et la Cité Internationale des Arts, elle a séjourné plusieurs fois en Espagne, en particulier en tant que pensionnaire de l’Académie de France à Madrid (Casa de Velázquez), mais aussi au Danemark et au Groënland.

Source : juliettevivier.com