Nicolas Desverronnière et Noémie Boulon

Nicolas Desverronnière et Noémie Boulon

EN DIRECT EXPOSITION / Résidences 57/58, 2019, Usine Utopik
par Odile Crespy

Noémie BOULON
Née en 1983 à Chartres
Vit et travaille à Paris

Artiste multimedia, Noémie Boulon a finalisé aux Beaux-Arts de Paris les différentes recherches picturales qui permettent de former le regard du peintre – celui qui lit l’invisible. Elle entretient un dialogue particulier avec la couleur qui lui permet d’amplifier son questionnement plastique. Aujourd’hui elle explore dans ses travaux un monde ordinaire qu’elle rend intelligible grâce à l’acuité de son regard : elle perçoit tout le potentiel que la palette nuancée et raffinée de ces tissus abandonnés, délavés, dé-colorés découverts, offerts, dans les décharges et autres dépotoirs. Les couleurs résiduelles du vêtement délabré, pâles et passées, lui renvoient l’écho d’une vie. Elle veut sauver ce restant d’humanité qui se perd, le faire briller une dernière fois… Elle recueille, nettoie avec délicatesse et… tendresse la relique, découpe, assemble et coud. Se laisse emporter dans l’univers de l’illusion et de la paréidolie, parfois frustrée de ne pas saisir complètement ce qu’elle a vaguement discerné. Le travail de transmutation pour conjurer l’oubli et la disparition commence. Le matériau est devenu la peau de celui qui l’a porté. Les trous du textile usé ne sont que les accidents d’une mémoire déficiente qui s’est refusée au récit, que l’imagination de l’artiste ou du spectateur va combler. Dans le même temps les marques de vieillesse et d’usure gagnent en noblesse de la même façon qu’on peut lire dans les cernes et les rides d’une personne âgée, comme dans l’arbre qui s’épanouit, les sillons du temps qui passe, les sillons de la sagesse. Pour l’artiste l’usure est une altération positive. L’objet trouvé entre en résilience pour vivre quelque temps autre chose. Dans son installation Help me out of the difficult position, elle présentait un vêtement léger épousant la forme d’un souffle invisible, comme retenu dans son mouvement par l’armature et le socle solides qui le maintenaient au sol. Image poétique d’une vie arrêtée en plein vol.

Les premières années d’études de Noémie Boulon avaient été consacrées au « design d’espace » qui avait développé son goût pour la scénographie, dans des installations qui utilisaient au mieux l’espace imparti. A Doc, vaste lieu de création contemporaine situé dans le 19e arrondt de Paris, le public s’était soudain confronté à une vision étrange : moulés sur des totems en béton de la fabrication de l’artiste, des silhouettes tronquées, habillées d’oripeaux récupérés et finement retouchés par des doigts de fée, semblaient vouloir ouvrir un bal, comme si la fée avait réveillé les fantômes qui les habitaient… Tout autour, sur les cimaises, des compositions harmonieuses de modules géométriques réalisés à partir de tissus disparates, agencés avec subtilité et raffinement, étaient tendues sur des châssis et contrastaient avec les « sculptures » informelles du centre de la salle. Quelque temps auparavant, à la même adresse mais dans une autre salle, elle avait joué de la sensation d’écrasement provoquée par un plafond très bas, en le « soutenant » par une structure architectonique dans laquelle, leurre dans le leurre, elle avait incorporé des piles de « coussins » en béton comme amortisseurs (!), recouverts deviens tissus de textures diverses, qui semblaient avoir retenu la forme des têtes qui s’y étaient appuyées… (Pillow Talk). On note qu’une fois de plus l’artiste consacrait l’alliance du matériau rustique et de ces tissus légers dans une forme d’équilibre entre le réel et l’évanescent.

Faisant pour la première fois l’expérience d’une résidence d’artiste – six semaines avant l’exposition publique de son travail – l’artiste commence par explorer les environs et découvre des chutes de vieilles toiles délavées dont elle capte aussitôt les tons marbrés. Elle s’attelle alors au nettoyage, à la découpe en bandes pour obtenir des panneaux larges disposés à même le sol en patchwork abouti. L’idée est de les redresser et de les appliquer sur un support léger et rigide en complément des piliers du grand loft qu’elle a transformés pour obtenir un ensemble homogène, construction ou ruine, qui porte des connotations de passage ou d’enfermement dont chaque élément reste pourtant autonome. En vis-à-vis, comme pour offrir une porte de sortie, elle rapporte sur les cimaises du mur interne de l’Usine Utopik, l’image de ce mur tel qu’il apparaît à l’extérieur, en quelque sorte, envers du décor. Comme souvent l’artiste laisse fonctionner une  Image en trompe-l’œil comme la métaphore d’un jeu entre ce qui se voit ou s’évoque, entre visible et supposé. Elle entraîne le spectateur dans le monde du faux-semblant, voire le questionnement philosophique inépuisable dont la réponse restera incertaine.

Texte Odile Crespy © 2019

Nicolas DESVERRONNIÈRES
Né en 1988 à Nantes
Vit et travaille à Lorient

Nicolas Desverronnières n’est pas inconnu sur ce territoire rural de Normandie. Petit rappel : l’été dernier il avait conçu une sculpture/installation (Groupélec 3000) sur le chemin de halage, dans le cadre du 4e Festival des Bords de Vire. L’œuvre, pérenne, reproduit un groupe électrogène… en bois. Archaïque car peu utilisé dans l’industrie moderne, mais naturel et biodégradable, le matériau est parfaitement compatible avec l’environnement : peut-être retrouvera-t-il une place de choix dans les futures décennies ? Cette année, le jeune artiste, invité en résidence pour six semaines à l’Usine Utopik, prolonge sa quête territoriale. Après avoir prélevé sur les bords de Vire plusieurs spécimens de ces mousses qui font le désespoir des jardiniers négligents et que les marcheurs piétinent sans vergogne, il en restitue un mètre carré « sur un plateau », échantillon magnifié et sanctuarisé par la structure sophistiquée qu’il a bâtie tout autour, sur le lieu d’exposition devenu espace muséal. Durant des semaines, il a observé cette matière encore vivante, étudié l’évolution d’un monde minuscule qui continue à  se développer grâce à ses bons soins : pour le nourrir et en révéler les détails au public (des reliefs à peine perceptibles notamment), il a créé une véritable chorégraphie mécanique, ingénieuse et fonctionnelle, associant de façon plus ou moins visible ventilateurs, lampes, brumisateurs, pompes à eau, destinés à reproduire le climat normand. Une mise en scène qui fait de cet humble produit de la nature une référence au grand Tout. 

La curiosité, l’esprit d’observation et le goût de l’analyse, puis l’imagination et le besoin de réalisation s’exercent tour à tour, comme programmés, dans la démarche créatrice de l’artiste, et dans les domaines les plus variés. C’est ici une « carlingue » dont il donne la réplique à  son modèle spatial en assemblant patiemment les lattes d’une clayette de bois : sur les traces de ceux qui l’avaient conceptualisée pour la conquête de l’espace, l’artiste, tel un passeur, en fait pour ses visiteurs le transporteur de leur imaginaire. Là, à fleur de sol, c’est une « volière » monumentale érigée en plein champ (Tour de Ronde) pour « signaler » la présence d’une source ou, accessoirement, en bloquer le flux, dénonçant par cette absurdité certaines pratiques du contrôle ou de l’enfermement. Ailleurs, étudiant le programme de reconstruction rapide d’un quartier de la Nouvelle-Orléans, il interprète et remodèle, à partir d’un protocole ludique, un ensemble de maisons en s’appuyant sur deux traditions de la capitale de la Louisiane, l’architecture originale et si particulière des « shotgun houses » et celle du… pain d’épices de Noël. Ses Gingerbread Shotgun Houses, qui se différencient par les aléas de la cuisson, jouent sur l’appropriation de l’art pour et par un public populaire et… consommateur.

A l’Usine Utopik, l’artiste présente une deuxième œuvre qui n’est pas sans rappeler une sculpture antérieure (Stratigraphie). Il s’agissait alors d’une table dont le plateau en aggloméré (un tassement de matières naturelles agrégées, « opprimées » pourrait-on dire) avait fait exploser la plaque lisse du formica  (aggloméré lisse et plus artificiel) qui le recouvrait. La nature s’est rebellée ! Ici, l’artiste a empilé des planches de ce même matériau qui constituent les strates d’un ensemble végétal, (voire d’un pan d’antique muraille) qu’il reconstitue et entaille pour en souligner la rugosité : à défaut de rendre à la nature ce qui lui a été dérobé, il lui rend un vibrant hommage.

Après six années d’études aux Beaux-Arts et quelques travaux réalisés en collectif, Nicolas Desverronnières a conquis une autonomie nouvelle et libératoire. A la fois humble devant l’univers des possibles et conquérant dans son désir de l’appréhender, il professe que l’observer c’est le comprendre et souligne avec jubilation la richesse des échanges et des interactions. Il met son ingéniosité au service de son imaginaire avec une rigueur teintée d’ironie pour explorer le réel, le transcender, voire le surpasser, rejoignant là une des missions fondamentales de l’art.

Texte Odile Crespy © 2019

Lire plus d’articles sur les résidences à l’Usine Utopik :