RAPHAËLLE RICOL « DRÔLE DE VIE »

RAPHAËLLE RICOL « DRÔLE DE VIE »

« Le réel, c’est ce qui cogne ! » déclarait le psychanalyste Jacques Lacan.
Magnifique formule que l’on s’empresse de transposer pour définir la peinture de Raphaëlle Ricol et le choc physique et psychologique qu’elle procure. Chaque toile de cette artiste de 44 ans, aux allures de gavroche rebelle, contient une rage folle devant notre monde qui court à sa perte, ou face aux questions métaphysiques qui nous taraudent. Pas de mode pause dans ses compositions saisissantes secouées par une tension extrême. À mille lieux de Matisse qui souhaitait faire de ses tableaux des plages de méditation à contempler assis dans un bon fauteuil, chez Ricol tout converge, au contraire, pour nous ébranler : figuration expressive débordante, thèmes dérangeants, recours à la caricature, oppositions de couleurs stridentes, associations brutales d’éléments divers, mixage sauvage des techniques, des matières, des références…Une liberté d’exécution et des obsessions récurrentes dessinent des récits tiraillés entre forces destructrices et inspiration fulgurante, prenant racine bien au-delà du langage. Et, justement, Raphaëlle Ricol, sourde de naissance, s’emploie à faire « crier » la peinture. À l’image d’un de ses derniers tableaux mettant en scène un chevalier du Moyen Âge à la bouche grand ouverte comme celle d’un bébé qui pleure. Aidée d’une traductrice, l’artiste explique par signe : « Quelle que soit la matière employée, je dois réussir à donner vie au tableau ». Elle cite volontiers pour décrire ses surfaces peintes cette phrase tirée du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, qu’elle fait sienne : « Le sang palpite sous la peau d’ivoire ».

La littérature fantastique, les récits de Fantasy et la poésie constituent ses sources d’influences préférentielles, de même que le cinéma ou la photographie, avec des clichés repérés dans des magazines ou réalisés par elle-même. Son art des associations mêlant l’épopée, le surnaturel et le merveilleux, accouche d’images traversées par une « inquiétante étrangeté » : « Comme dans les rêves ou les cauchemars » dit-elle, consciente de l‘effet troublant de ses agencements quelque peu ubuesques. Un univers qui renvoie à la scène alternative du Lowbrow Art nourri de l’iconographie des médias populaires, des fantasmagories du Pop-surréalisme, comme des activistes du Street art ou du tatouage, en passant par les échappées de l’art brut. Ricol, qui a reçu une double formation de graphiste et de photographe, connaît bien ces sphères hors circuit officiel du monde de l’art, et notamment celle du Street art qu’elle a pratiqué. Un monde de francs-tireurs qu’elle juge enclin à répéter les mêmes formules. Elle préfère prendre des risques et entrer par effraction dans l’histoire de l’Art avec un grand A. Ses figures tutélaires ? Francis Bacon et Anselm Kieffer mais aussi des artistes de sa génération, tels Stéphane Pencréac’h ou le prolifique Ronan Barrot ou encore Guillaume Dimanche, le photographe des zones sombres.

Avec sa nouvelle série de toiles actuellement présentées à la galerie Patricia Dorfmann, Raphaëlle Ricol confirme sa volonté de dynamiter un paysage artistique contemporain saturé de redites. Elle impose sa puissante expressivité au travers de sujets nés, le plus souvent, d’un sentiment de révolte : « Peindre, dit-elle, c’est canaliser ma colère ». L’amour fatal, la guerre, l’esclavage, ou la sauvegarde de la planète sont prétextes à des développements inattendus et délirants. Par exemple, ce boxeur aux gants rouges qui lève un bras en signe de victoire, l’autre étant saisi par une main grise. Celle de la mort ? Sans nul doute : à la place du visage figure un crâne dont les orifices sont envahis par les herbes folles. Par dessus cette image, Ricol a tracé, au feutre bleu, de grandes et naïves marguerites. Une vanité contemporaine et un message limpide, une référence aux paroles de l’Ecclésiaste dans la Bible : « Rappelle-toi que tu vas mourir », remises ici au goût du jour, par quelqu’un qui est bien placé pour savoir que : « La vie est un dur combat ». Autre faciès oblitéré avec cette toile représentant, en gros plan, deux mains sortant des manches d’une veste bleue à la doublure jaune uo, et qui tiennent en équilibre une pyramide de cubes allant du plus petit au plus grand s’achevant, en lieu et place du visage, par un agrégat cubiste. Une métaphore de la précarité de la condition humaine ? Une parfaite exécution, et une rigueur géométrique aussitôt contredite par un graffiti noir tracé au feutre posca. Il y a aussi ce plan serré sur un homme portant un tee-shirt et un short aux motifs africains dont la main gauche, détachée du corps, est liée par un doigt à un fil, lui même crocheté à un mur. Sous la chevelure du personnage se trouve une grande tache aux couleurs vives, jaune et noire, qui remplace les yeux, le nez et la bouche. Visible sur son flanc droit, des entrailles et viscères rose orangé. La vision brouillée d’une vie sans avenir… Même dénonciation à propos de la traite des noirs avec cet impressionnant triptyque présentant, sur la gauche, l’avant d’un avion dans lequel s’entassent des corps allongés comme dans un bateau négrier, au centre, un casque de colon belge du temps du roi Léopold II avec un filet de pêcheur attrapant un poisson coloré, et, dans le dernier volet, la queue d’un avion sur laquelle sont dessinés des paysages exotiques et des plages paradisiaques. Trois séquences déployant une continuité historique aux conséquences dramatiques… A l’origine de l’œuvre, le choc provoqué sur l’artiste par la lecture du livre d’Eric Vuillard « Congo ». Et aussi l’histoire d’Henri Le Navigateur et de son commerce d’esclaves. Quant à la seconde guerre mondiale, elle est évoquée avec un minimum de moyens dans une toile au fond vert. Dans la partie basse, au premier plan, deux soldats paraissent prêts à sortir de la toile, alors qu’au-dessus d’eux une bombe vient d’éclater. Un engin dévastateur que Ricol suggère par une éclipse solaire : « Avec la peinture, – souligne-t-elle- on peut circuler dans le temps, passé, présent et futur », ce qu’elle ne se prive pas de faire.

Evoquons, dans un registre moins tragique, telles des récréations, les petits formats comme cette chouette aux yeux noirs dont le corps s’illumine dans la nuit ou ce portrait d’une amie dont la chevelure archi bouclée se confond avec un parterre de buis, ou encore cet étrange surfeur naviguant dans le bleu azuréen. Autant de traits d’humour et de plages de respiration… Arrêtons-nous, enfin, devant cette composition sur fond noir où, à droite dans le bas de la toile, enfermé dans une bulle protectrice, un couple d’amoureux se chuchotent des secrets à l’oreille : « Faire un tableau me demande beaucoup d’énergie » explique encore, Raphaëlle Ricol, avant d’ajouter : « Mais heureusement, elle se recharge vite ». Pour preuve, la vigueur de ses stupéfiantes audaces picturales.

 

Texte Elisabeth Couturier © 2018

 

 

Visuel de présentation : Raphaëlle Ricol, La boxe, 2017. Acrylique sur toile – 162 x 200 cm. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris

 

Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2018. Huile sur toile - 27 x 22 cm. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris
Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2018. Huile sur toile – 27 x 22 cm. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris

 

Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2018. Acrylique sur toile - 150 x 150 cm. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris
Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2018. Acrylique sur toile – 150 x 150 cm. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris