FRANCK MAS
PORTRAIT D’ARTISTE / Franck Mas
par Agnès Callu
Les mots dans la vasque du Théâtre
Par Agnès Callu
Un après-midi d’octobre 2023, je poussai la porte du Planétarium de Franck Mas. Je ne le savais pas amoureux des mots de Nathalie Sarraute. Et pourtant. Montant quatre à quatre les escaliers pour, comme dans La Chamade de Cavalier, devenir Lucile courant retrouver Antoine, j’arrivais sous les toits, exaltée, étourdie et joyeuse. Franck ouvrit la porte du « Buratelier » et le rire, d’emblée, fit trembler les fondations du Studiolo de Saint-Sulpice. La pièce aux couleurs froides, ouverte à la lumière des vasistas clouant les Himalayas de Paris, m’attendait. Et, dans la chaleur de l’amitié actée, nous parlâmes pour confirmer que déjà nous étions confidents autant que l’admiration partagée de la fièvre des textes scellait nos deux vies pour longtemps.
Franck Mas aime le Théâtre. Franck Mas déteste le Théâtre. À l’interstice, son travail, grave et pourtant, en oxymore, aussi léger qu’un confetti de carnaval, se déplie, hermétique, herméneutique aussi. Au démarrage, chez Franck, se dressent la scène, les décors et les mots ; au prologue, l’homme, ogre loquace et exubérant, s’avance sur les planches ardentes des Arts du spectacle. Puis, vite, sous la cavalcade des phrases enluminées, s’installe l’austérité, de celle qui peuple les cimaises d’un scriptorium bénédictin 4. 0. J’interroge. Franck ne répond pas, il parle et vit son œuvre. Il est rude de le suivre dans les sentes labyrinthiques du storytelling racontant une création multiplexe qui se décrète, sponte sua, ouverte aux infinis, postulée dans son engendrement pour disparaître du Livre des Merveilles du monde. À la source, chez Mas, Molière, génie devant lequel Franck déclare son illégitimité, affirme son absence d’attention. Mais, sous les mots de la négation, j’entends, murmuré, l’élan fou qui brûle le front des comédiens au moment du lever de rideau.
Loin des sentiments et par eux emportés, Franck Mas est un homme de théâtre qui, il y a dix ans, décide de ne plus en faire. Si cela signifie abandonner la direction d’acteur ou cesser le montage de pièces par lui composées au sein de sa compagnie, en rien le théâtre ne quitte son cœur, encore moins sa créativité. Il s’installe juste ailleurs, laissant le dramaturge, sans artifices, réinterroger ses mots, dérouter ses codes. Mas fait le serment de détruire Molière pour, toujours loin du répertoire, tenter une nouvelle expérience esthétique. Sans Molière mais à l’encoche de ses syntagmes, Franck Mas revient aux fondements du texte, dont démiurge décomplexé, géant généreux devant le gigantisme de la progettazione, il propose une nouvelle mise en scène. Attaché aux mondes encapsulés dans chaque lemme, il reprend tous les mots de L’Avare les plaçant selon l’ordre alphabétique. Dès lors, surgit sur la feuille, le brouillard brouillé d’un manuscrit/tapuscrit moderne, sans logique mais à l’allure d’un nouveau langage dont son auteur affirme l’abandonner au puits de l’incompréhension. Mas n’est ni philologue, ni lexicographe, ni passionné par la recherche quantitative des occurrences ou la musicalité allitérative des consonnes et voyelles. Non. Il s’abîme dans la tâche heureuse du travail itératif de la copie détournée/déconstruite que, moine mauriste du XXIe siècle, il décide de ne pas comprendre. Seules les formes induites, à l’échelle de sa taille, à la verticale des lignes, l’émeuvent et le propulsent. Accompli, il consigne, sans les lire, les Lines d’un Tim Ingold valsant dans la vasque de feuilles de papier machine couturées les unes aux autres. Jamais il ne s’ennuie, jamais il ne s’intéresse au sens. Chaque lettre : accentuée s’il le faut, mise en capitale à la condition que l’original le réclame, suivie d’une ponctuation au seul appel du texte, est reportée sur le grand livre sans signification. « Le degré zéro du théâtre » monte sur la scène du papier blanc, nu comme un artiste s’exposant sans maquillage sous les projecteurs de Sunset Boulevard.
Tous les jours, toute l’année, dans le silence de la maison-atelier, le projet se déploie. Après L’Avare – transcrit en Braille pour entamer la feuille à la manière de Fontana ; rédigé au tableau noir et la craie se dissipe ; mis en gélules par l’insertion de treize répliques ; métamorphosé en parfum aux essences résiduelles, poussières d’encre et de papier ; capturé dans un bocal par le souffle d’une lecture déclamée – viennent la Bible de Jérusalem, bientôt La Marseillaise. Ici – et l’interrogation pour le critique reste ouverte – ni spiritualité, ni conscience politique en faveur d’engagements sacrés, démocratiques ou républicains. Seulement le vertige de la liste des mots dans les sillons de Umberto Eco, la drogue aux textes, l’obsession des chiffres et des nombres, premiers ou non, réécrits, croissants et décroissants, frappés sur les touches d’un clavier en vu de dessiner le monogramme du monochrome princeps contemporain : nouveau code pseudo-araméen dépourvu d’interprétation, le faux tableau se coule dès lors sous l’encre noire d’une ligne illisible/invisible frappée du sceau de la classique Garamond. Le texte, indexé au corps de Franck, érigé pareil à de hautes stèles de mots – jamais celles de Segalen – mais droites comme des pierres tombales dont la folie alphabétique comme les « topographies de souffle », suscite l’étonnement ébahi de futurs poètes cartographes.
Ailleurs et en même temps, Franck Mas n’oublie pas le trac de la performance. Alors, le temps d’une installation, comme dans une danse sous la neige de Geishas délicates, il fait pleuvoir des confettis sur chacun desquels figure un mot du texte saint in extenso. Les « regardeurs », païens comme agnostiques, sont invités à les fouler, profanateurs inconscients enivrés par la buée des paillettes d’Or.
Dans la création de Franck Mas, chaque mot, chaque sédiment, chaque filigrane, chaque tatouage, chaque parure de fête rejoue The Party à l’arête des plans et des murs découpés de l’atelier. L’artiste, diariste d’un journal manuscrit : le « livre des Quantiques » (sic) et celui des « Apocalypses » administrant la preuve de la main à l’ouvrage, loin du Labor, mais tout à l’inverse, ravi de la crèche apaisé à sa table de travail digitale, fabrique un opus difficile. Hanté par une application sévère flanquée de l’outrance flamboyante de Puccini, soulevé par l’Agency de ses passions qui lui font vénérer Yourcenar, Mas, le scénographe exégète – prêtant allégeance aux sombres traces de l’imagement Black & White de lettrines cumulées -, fait s’avancer devant nous la genèse d’une pièce sans texte aux mots intransitivement disponibles. S’ouvre alors, dans le serein du chahut créateur, le geste d’un travail, jamais réputé œuvre d’époque, toujours pensé tel le legs de l’œuvre du temps.
Agnès Callu (PhD / HDR), historienne et philosophe de l’art, est Chercheure membre statutaire au Laboratoire d’anthropologie politique de l’EHESS (LAP, EHESS/CNRS, UMR 8177).