En fuyant, ils cherchent une arme…

En fuyant, ils cherchent une arme…

D’abord, parler des dispositifs de contrôle, de surveillance. Parler des traces laissées dans nos portables, sur internet. D’abord, le constat. Le constat de cette mémoire virtuelle et algorithmique – mémorisant calculant (avant et après coup) nos gestes et mouvements – ne faisant que couper et recouper des informations, et qui nous plonge, grâce à nos machines, dans des « instantanéités », dans des « réalités augmentées ». Un ultra-présent qui va de choc en choc : les signes défilent à l’infini dans nos écrans, s’entrechoquent, se cognent (souvent dans la violence), se mêlent sans significations apparentes et se rencontrent dans des terrains et dispositifs quadrillés, contrôlés par les États. D’abord, la première partie du cycle En fuyant ils cherchent une arme de Stéphanie Vidal : En fuyant ils cherchent une arme 1/3 : Des surfaces dénuées d’innocence. Ensuite, il faut fêler. Faire une fêlure des coupes et coupures. Il faut fêler ce qui coupe et recoupe déjà le flot du réel (la marchandisation, l’exploitation, l’ordination…) Et ça, c’est la deuxième partie du cycle : En fuyant ils cherchent une arme 2/3 : Des outils pour fêler – partie qui se concentre sur les formes et moyens de résistance face aux dispositifs de contrôle. Et puis. La conclusion, en ce moment à la Maison Populaire, depuis le 3 octobre jusqu’au 15 décembre 2018 : En fuyant ils cherchent une arme 3/3 : Des horizons et le départ.

Le cycle de la commissaire Stéphanie Vidal est un élan, une attente vers l’inconnu. Et pour la dernière partie de son triptyque, elle a voulu une exposition où le récit se manifeste, non plus comme un appui, mais comme une forme en soi. Travaillant depuis le début avec le Studio Ravages qui s’occupe de la scénographie, elle développe ici une mise en espace « minimale », presque cinématographique avec ce noir qui prend les murs. Moins de textes, moins d’œuvres pour laisser les œuvres, les plasticiens, vidéastes, raconter. Les artistes appelés dans cette exposition convoquent le mythe comme récit poétique créateur de peuples « à venir ». L’utiliser, le réinterpréter (le mythe), c’est permettre de re-figurer, de créer de nouvelles représentations et modes de relation. Évoquer par le mythe, par les mythologies, c’est aussi un moyen de fendre le réel pour créer d’autres dimensions ; la commissaire souligne : « il s’agit de prendre appui dans la roche ou de fendre les flots pour s’élancer vers l’inconnu (…) ». Qu’est-ce qu’en effet fendre si ce n’est ouvrir vers la promesse d’autre chose ? La coupure peut être saisie comme un processus : fendre les flots c’est d’abord dégager un espace pour ensuite « s’élancer vers l’inconnu ». Dans cette seule phrase, on saisit que l’acte de « fendre » est synonyme de création. Et la création est, probablement, d’abord, un acte de résistance. Stéphanie Vidal nous donne à voir des « résistantialistes ». 

Morehshin Allahyari, artiste iranienne connue pour avoir reproduit en 3D des artefacts détruits par ISIS (Islamic State in Irak and Syria), convoque dans She Who Sees the Unknown – projet commencé en 2015 – des déesses et djinns originaires du Moyen-Orient à l’aide d’outils comme la modélisation et l’impression 3D. Convoquer la déesse Huma, déesse de la fièvre, « noire » et « monstrueuse », c’est déterrer (car l’artiste mène d’abord un travail d’archive) des figures et des nuances complexes, parasitant toute «  forme contemporaine d’oppression et de colonialisme »1 comme le rappelle l’artiste dans son site. Autre figure, celle de la djinn, « issue du folklore marocain », « séductrice » et « violente » : Aisha Qandisha. Dans tous les cas, il s’agit pour Morehshin Allahyari de se rappeler, se rappeler de ces puissances, autrefois mobilisées, autrefois produites contre le colonisateur. Se rappeler de leur force, se rappeler du mythe. Retrouver les fils de souvenirs que l’on croyait perdus et, déterrer bout par bout des morceaux d’histoires grâce aux nouvelles technologies. Suivre les traces laissées. Revoir ces figures-femmes, s’y perdre et s’y trouver sans jamais être bien sûr de ce que l’on trouvera. 

Un peu plus loin dans l’exposition, une œuvre composée de deux vidéos produites par l’artiste Romain Kronenberg : A Fragile Tension (2017). Dans l’une des vidéos : un homme, sur un cargo, communiquant à l’aide d’une radio. Dans l’autre vidéo : deux kurdophones qui se dégagent d’un paysage désertique. Ici, le mythe est le récit de l’errance. Ulysse, perdu en mer, perdu en terre. Et le personnage d’une des vidéos tente tout de même une communication outre les mers et même « outre-raison » (selon une formule d’Aimé Césaire) car rien ne nous indique que les personnages des deux vidéos communiquent véritablement. Leur seul rapport est dû à leur proximité dans l’espace d’exposition. Leur mise en tension semble presque irréelle tant leur lieu géographique diffère. Mais même séparés, les personnages tentent l’universel, au-delà des langues et au-travers des langages. Cette voix jetée en radio  trouvera peut-être une ou plusieurs oreilles. Se joue là, la promesse d’un contact contre toutes les théories de « l’impossible contact ». 

Autre artiste, Justine Emard et son œuvre Exovisions (2017-2018). Cette plasticienne, partie un temps au Japon, glane ici des pierres « de bois pétrifiés, d’argile prise dans la roche » pour les exposer contre le mur, sur un socle longeant, comme une ligne tremblante, la surface.  Elle a aussi créé une application en collaboration avec le compositeur japonais Marihiko Hara permettant de « dédoubler » les failles et les lignes des pierres glanées par des effets spéciaux tridimensionnels. Ces pierres, vieilles parfois de millions d’années, sortent de leur sommeil et entrent dans l’hyper-présent de notre contemporanéité, seulement, lorsque l’application est activé. Ce qui permet au regardeur de rester libre.  

Enfin, il y a cette vidéo de l’artiste Neïl Beloufa, toujours en résidence à la Maison Populaire. L’œuvre Monrussiatreuil (2018) a été produite lors de la dernière Coupe du monde de football. Les jeunes du club « Red Star Montreuil » ont été conviés à participer en trollant en direct le match Portugal-Espagne. Là encore, le troll se lit comme un acte d’amusement et de résistance : instaurer le « jeu » dans ce grand Jeu qui n’en est plus vraiment un. 

Dans cette dernière partie du cycle En fuyant ils cherchent une arme, il est question de mythes. Et ceci, dans le but d’inventer, de dire et raconter autrement. En voyant ces artistes, nous serions tenté d’affirmer que résister en art c’est : garder les traces, les retracer comme dans le travail d’archive de Morehshin Allahyari. C’est : inventer de nouvelles traces, de continuer à bouger, d’explorer sans les revers trop bien connus des ethnologues. Et pour cela : le rêve. Le rêve, malgré les incertitudes, malgré les impossibilités apparentes. Il faut continuer de jeter des bouteilles à la mer. Le rêve semble être une fulgurance qui doit être maintenue, jusqu’au jour où elle sera réalisable dans l’étendue du domaine physique. 

1 – http://www.morehshin.com/she-who-sees-the-unknown/

Texte Chris Cyrille © 2018 Point contemporain

 

 

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Vue d'exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil - Photo Julien Lombardi
Vue d’exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil – Photo Julien Lombardi

 

Vue d'exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil - Photo Julien Lombardi
Vue d’exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil – Photo Julien Lombardi

 

Vue d'exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil - Photo Julien Lombardi
Vue d’exposition En fuyant, ils cherchent une arme 3/3 : des horizons et le départ – Maison Populaire Montreuil – Photo Julien Lombardi

 

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