QUENTIN GERMAIN
Quentin Germain, Timeless perspective, huile et béton sur acier oxydé, 150 x 200 cm, 2023
PORTRAIT D’ARTISTE / Quentin Germain ou la ruine comme vanité-germe
Par Xavier Bourgine
La ruine est un sujet artistique à double-tranchant. Alors qu’une œuvre est censée perdurer, incarner la postérité de l’artiste ou la maîtrise de l’homme sur la nature, la ruine est au contraire la marque de sa finitude, en particulier face aux désastres et aux catastrophes. Comme le rappelait en 2015 l’exposition éponyme à la Bibliothèque nationale de France, il y a donc un premier paradoxe, d’ordre iconologique, à vouloir faire « l’art des ruines ». Aussi n’est-il pas surprenant qu’après une Renaissance fascinée par les découvertes antiquaires, mises au service d’une vision historicisante de la peinture d’histoire ou religieuse, celui-ci ne s’impose véritablement qu’après de grands traumas tels que le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, jusqu’à donner naissance à un véritable sous-genre des vanités et vedute, où s’illustrèrent notamment des peintres français, aussi bien dans la ruine (Hubert Robert, Pierre-Antoine Demarchy) que dans la catastrophe naturelle (Pierre-Jacques Volaire).
Le second paradoxe de la ruine est son caractère pictural fécond. Au-delà de la dialectique hegelienne de transmutation du négatif en positif, ce paradoxe réside dans le fait que malgré sa répétition, le motif de la vanité recèle une possibilité irréductible de trouvaille ou de nouveauté, que Deleuze désigne sous le vocable de « catastrophe-germe » ou de « chaos-germe ». Y compris dans les productions d’apparence aussi normées que la peinture de ruine ou de catastrophe, un renouvellement de la vision peut se produire. À l’heure des bouleversements climatiques, cette fécondité picturale se charge d’un nouveau sens, proprement écologique : sur les ruines de nos civilisations la nature reprend parfois ses droits bien mieux que sur des terrains non anthropisés. L’œuvre vidéo de Cyprien Gaillard, Ocean II Ocean, documente ainsi l’immersion en pleine mer d’anciennes rames du métro de New York, qui ont permis le retour de toute une faune et flore sous-marine, qui avait disparu.
Quentin Germain, peintre, sculpteur, voyageur, mais aussi chercheur, vidéaste et directeur de projet à ses heures, parvient à embrasser l’ensemble des paradoxes iconologiques, picturaux et écologiques de la ruine et de la catastrophe, pour faire de ses œuvres de véritables « vanités-germes ». À travers ses sculptures, ses huiles sur acier oxydé ou son projet pour Mondes Nouveaux, il exploite les paradoxes de la ruine et de la catastrophe dans une vision holistique, non dénuée d’une certaine joie stoïcienne.
Le Sanctuaire, projet d’immersion d’une version ruinée du Phare des Poulains à Belle-Île dans le cadre de Mondes Nouveaux, prend le paradoxe iconologique de la ruine et de la catastrophe à son propre jeu. Ici, la ruine n’est même plus représentée, puisque c’est le faire-ruine, et sa dissimulation au public, du fait de l’immersion par trente mètres de fond, qui constituent l’œuvre. Ce processus de création-destruction, voisin de celui d’un Bartlebooth qui dans La Vie mode d’emploi peint cinq-cents marines dans cinq-cents ports à travers le monde, pour ensuite les déconstruire sous forme de puzzle, puis les réassembler pour récupérer l’aquarelle et enfin en reblanchir le papier sur les lieux mêmes de la création originelle, n’en emprunte cependant pas le nihilisme. Certes, comme les aquarelles de Bartlebooth, l’œuvre est promise à la désagrégation dans l’océan, du fait de son béton à base d’huître, mais elle reste, au-delà de l’éphémère et de l’invisible, parfaitement documentée. Quentin Germain ne cache son processus que pour mieux le dévoiler, à travers un projet filmique.
L’évolution des travaux sculptés et des travaux à l’huile sur acier, ainsi que leur technique très particulière, révèle le paradoxe pictural de la ruine. Quentin Germain travaille par séries, les Vanités, les Memento mori (s’il était besoin de souligner le caractère d’abord « saturnien » de la ruine), ou encore les Hots clouds et les Routes, dont la succession montre, depuis les abysses, cracheurs et autres fumeurs noirs (Variations on dark waters, 2022), jusqu’aux routes ouvertes vers des horizons, certes noirs, mais libres (Timeless perspective, 2023), un apaisement, voire une remontée progressive vers la surface, dont témoigne la réapparition discrète de la figure humaine. La ruine tend donc à autre chose, monde d’après ou nouveau monde, de même que techniquement, le peintre constate que son matériau lui réserve des surprises, germes créatifs et solutions picturales. Ainsi, pourquoi chercher à rendre par l’huile les tourbillons des volcans sous-marins quand l’oxydation du métal laissée en réserve donne visuellement un rendu plus satisfaisant ?
Enfin, dans une logique proche de l’upcycling ou du low-tech, Quentin Germain utilise à son profit le paradoxe écologique de la ruine et de la catastrophe. La série des Remainders dépend autant du travail de l’artiste que de celui de la nature et du temps : des modèles réduits de structures urbaines (escaliers, poteau, plateforme) en béton et acier ont été immergés pendant un an avec la complicité d’ostréiculteurs vendéens, puis récupérés une fois colonisés par les algues, coquillages et mollusques. Leur présentation dans des vitrines d’histoire naturelle témoigne de cette complicité créatrice et souligne l’hybridité de ces œuvres, entre artefact et naturalia.
Cette recréation ne saurait cependant être complète. Si Barthes voit dans L’Île Mystérieuse l’expression la plus aboutie de l’anthropisation de la nature, faisant du Nautilus l’opposé symbolique du Bateau ivre, c’est oublier qu’après avoir refait en quelques années le chemin de la civilisation, les héros échoués sur une île pas si déserte en sont finalement chassés par une éruption volcanique. La ruine succède donc à la maîtrise humaine, mais ouvre la voie à d’autres entreprises, à l’image des vanités-germes de Quentin Germain qui semblent, comme la vie des abysses, douées de surprenantes capacités d’adaptation et d’évolution : dans les profondeurs, rien n’est définitif.