Samuel Buckman, série Les jumeaux

Samuel Buckman, série Les jumeaux

FOCUS / Série Les jumeaux, 2016-2019 de Samuel Buckman
par Corinne Szabo

« C’est une image faite de nœuds, comme toute image dans laquelle nous vivons. De petits nœuds, attachés dans le tissu du temps. »
Richard Powers, Le Temps où nous chantions1

Il s’agit d’une simple photographie en couleur sur laquelle apparaît un tronc d’arbre en gros plan avec deux rayures rouge et blanche. Comme l’indique le titre, Jumeau/Daniel Buren – 2016 GR 20 Col de Bavella-Paliri – Corse, l’artiste a photographié ce motif lors d’une marche en Corse en 2016 car il lui évoquait l’outil visuel de Daniel Buren, soit des bandes de 8,7 cm alternativement blanches et colorées posées dans le paysage. Une autre photographie représentant un cercle dans une falaise intitulée  Jumeau/Gordon  Matta-Clarck  –  2016  Col  de  Bavella  –  Corse  cite  les spectaculaires « cuttings » de Gordon Matta-Clark, dissections géométriques de bâtiments abandonnés voués à la démolition. Des croix noires sur le mur d’un monastère en Espagne renvoient au suprématisme de Malevitch, un cochon croisé en Normandie évoque les travaux de tatouage ou de naturalisation de Wim Delvoye, un caveau familial vide dans le cimetière marin de Bonifacio nous connecte aux installations modulaires de Sol Lewitt, une Vierge de Sanguësa rappelle une photographie de Lio en Madone prise par Pierre et Gilles dans les années 1980, une vitrine contenant les pages ouvertes de journaux locaux nous conduit à l’Album de Hans-Peter Feldmann…

La série Les Jumeaux de Samuel Buckman est basée sur la rencontre instantanée de l’objet au cours d’une déambulation et sur la remontée d’une mémoire artistique dont les restitutions photographiques permettent de faire émerger la connexion. Cette connaissance du monde basée sur la contemplation et la réanimation du souvenir est issue d’un vagabondage qui refuse toute préméditation et qui profite au contraire du choc visuel afin que la mémoire artistique se mette au travail.

La rencontre fortuite et la mémoire involontaire

Conformément à son étymologie latine, le « souvenir » (sub-venire) est ce qui survient, surgit, émerge, affleure, autrement dit ce qui vient du dessous, ce qui ce qui est là latent, « en dessous ». Pour comprendre de manière plus intuitive cette idée de remontée de la mémoire, nous faisons un détour par Proust, par la façon dont il conçoit la réminiscence, lui aussi, sur le modèle de la chute, du heurt ou de l’accroc et par la distinction qu’il opère entre mémoire involontaire et mémoire volontaire. Si le passé semble se tenir dans quelques objets (la madeleine, les pavés inégaux, la serviette, le son de la cuiller contre l’assiette), il ne se tient en réalité pas tout entier dans l’objet mais dans la rencontre (dans la butée pourrions-nous dire) de cet objet avec notre corps. C’est en effet l’idée que l’auteur reprend tout au long de la Recherche avec la madeleine qui trempée dans le thé évoque Combray et dans la série des réminiscences qui vient clore Le Temps retrouvé2. C’est parce que le narrateur heurte du pied un pavé que Venise et la place Saint-Marc ressurgissent : le  fait de trébucher sur ce pavé déclenche ainsi un « accroc » dans l’ordre de la mémoire.

Samuel Buckman joue également sur cette rencontre non préméditée, non organisée où l’objet croisé pendant la pérégrination (un engin, un nid, deux chaises, un porte-cierge, des journaux, des projections lumineuses) permet cette mémoire involontaire proustienne qui nous propulse dans un autre temps et dans un autre espace qui ne sont pas ceux du quotidien et de la banalité mais ceux liés à la production artistique (une œuvre d’art, une démarche artistique, un nom d’artiste). Cette mémoire, qui se caractérise par une forme d’immédiateté, déclenche immédiatement et de manière impérieuse la réminiscence faisant ressurgir un pan entier de la connaissance visuelle et artistique de l’artiste. Et cette mémoire « vivante » qui se distingue de la mémoire externe (volontaire et programmée) passe précisément par la question de l’expérience et du corps.

La déambulation comme locus memoriae

C’est bien par le déplacement que le corps tout entier de Samuel Buckman est impliqué dans sa pratique. Longues marches solitaires dans des endroits isolés, visites de lieux sacrés, déambulations dans les villes ou les villages dont les noms indiquent la géographie de la rencontre, l’artiste se fait flâneur et récolte les bribes d’un quotidien que l’on ne voit pas. L’artiste est en effet, pour Walter Benjamin3, un « flâneur » dont le rapport au paysage urbain ou naturel se déploie surtout avec son corps et avec les souvenirs qu’il transporte avec lui. Le déplacement permet alors de se reconnecter à des images mentales : ici, le souvenir des œuvres à travers notre culture visuelle.

Par cette pratique qui consiste à parcourir et reparcourir des territoires et à y collecter des traces, Samuel Buckman décrit une nouvelle modalité d’ « ars memoriae ». Inventés dès l’Antiquité et développé à la fin du Moyen-Age et à la Renaissance, « les arts de la mémoire »4 désignent les dispositions mises en œuvre pour une remémoration, pour une anamnèse. Il s’agit de se fabriquer un itinéraire mental dans un système de lieux et d’images-souvenir puis de parcourir ces lieux afin de retrouver les images. L’art de mémoire est donc un dispositif, une organisation, un agencement de la mémoire personnelle dont le corps en marche construit ses propres « loci» susceptibles de délivrer une « imago agens », une image frappante. Marcher et se mesurer à un espace, c’est donc simultanément y trouver des images mémorielles enfouies mais susceptibles d’émergence dont le corps porte les traces et le souvenir inconscient. À chaque fois, le corps en mouvement apparaît donc comme un instrument du souvenir, un véhicule sensible et les arts de la mémoire qui consistent précisément à opérer ce passage d’une image à une idée sont souvent, pour cette raison, comparés à un jeu de piste ou à une partie de chasse. C’est donc bien au flâneur que revient la tâche ardue d’incarner à travers son art des émotions presque perdues, d’endosser le difficile devoir de conjuguer la mobilité de la vie avec la lenteur de notre esprit et de permettre la résurgence des lieux et des images.

Le montage et l’ouverture

Ces souvenirs artistiques ou ces images frappantes sont collectés et déplacés par Samuel Buckman dans un double espace mémoriel : celui de photographier l’objet qui a déclenché le souvenir et celui de nous montrer cet objet sous un nouveau point de vue grâce à un titre qui le déplace dans un domaine qui n’est pas le sien (une balançoire pour enfant photographiée dans un square nommée Jumeau/Pierre Ardouvin – 2016 Crazannes,  le bâtiment administratif du Guggenheim peint en bleu portant le titre Jumeau/Yves Klein – 2016 Bilbao – Espagne). L’artiste devient alors le narrateur et l’interprète de cet objet. C’est dans cette discordance entre deux temporalités et deux espaces différents et dans l’agencement concret de lieux incompatibles et de temps anachroniques et hétérogènes, que Samuel Buckman joue sur le montage et sur une vision « stéréoscopique » : le jumeau, le double que l’on ne voit pas mais qui actionne notre mémoire visuelle repose sur une simultanéité de  type  synchronique ; l’association d’un objet photographié (l’image) à une référence artistique (le titre de la photographie). La photographie est avant tout un principe de simultanéité contradictoire : en mettant à l’arrêt le souvenir, elle permet de saisir d’étranges conjonctions, d’étranges télescopages entre les temps. Nous sommes ici au cœur de la problématique de l’image comme « anachronie » où l’erreur chronologique crée des disjonctions. Les photographies de Samuel Buckman sont avant tout des images saccadées où le passé (l’œuvre citée) et le présent (la rencontre avec l’objet) entrent en collision pour former une « correspondance ». Cette immobilité du temps est ainsi à comprendre au sens d’une « dialectique à l’arrêt » définie par Benjamin dans Le livre des passages : le devenir s’immobilise dans « une constellation » où se rencontrent, sur le mode d’un choc anachronique, l’Autrefois et le Maintenant. Ces montages de temporalités différentes rendant compte des symptômes déchirant « le cours normal des choses » engendrent un renouvellement des relations entre les images. Leur interaction permet alors une prise de conscience : celle de se reconnecter à notre culture visuelle, à notre savoir égaré mais aussi à l’hétérogénéité du monde, au flux ambiant, à une sorte d’ouverture spatio-temporelle qui permet la création et la réflexion.

Conçue comme un inventaire, la série des Jumeaux fait l’objet d’une collection dont la fécondité peut générer de la part du spectateur une « émancipation du regard » et une ouverture. Il faut ainsi, pour terminer, rappeler qu’en positionnant l’atlas de Aby Warburg comme modèle, le travail de Samuel Bukman consiste à réactiver, à travers la photographie, l’œuvre comme lieu de mémoire et de faire ainsi de la pratique hypomnésique5 une pratique de mémoire. Les photographies deviennent un espace poétique où la vision de l’artiste est utilisée comme un signe qui redonne à voir le monde. Dans cette perspective, l’objectif premier du travail de Samuel Buckman est de réévaluer nos modes mêmes de connaissance et de nous engager dans cette expérience du « non-savoir qui nous éblouit chaque fois que nous posons notre regard sur une image de l’art. »6.

  1. Richard Powers, Le Temps où nous chantions, roman de 2003, Editions du Cherche-midi
  2. Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, roman écrit entre 1906 et 1922 et publié entre 1913 et 1917, Gallimard
  3. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, 1939, publié en français en 1989
  4. Pour mémoriser les lieux d’un discours, les orateurs dans l’Antiquité recommandaient de parcourir mentalement, de manière répétée, les mêmes lieux, réels ou fictifs. La fréquentation répétée d’un même lieu permet de retrouver les idées qu’on y a déposées sous forme d’images.
  5. Un tel processus d’assimilation et de sédimentation d’un matériau extérieur est décrit par Foucault sous le nom d’«hupomnêmata »  dans  la  partie  consacrée  à  L’écriture  de  soi   des   Dits   et   Écrits,   1976-1988.   Le   terme d’« hupomnêmata » désigne les citations, les pensées consignées par écrit et littéralement faites siennes. Ils constituent une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées et les offrent ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures.
  6. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990

Corinne Szabo

Samuel Buckman, Daniel Buren GR20 col de Bavella Paliri, 2016
Samuel Buckman, Daniel Buren GR20 col de Bavella Paliri, 2016
Samuel Buckman, Gordon Matta Clarck Col de Bavella, 2016
Samuel Buckman, Gordon Matta Clarck Col de Bavella, 2016
Samuel Buckman, Hans Peter Feldmann Vistoria Gastelz, 2016
Samuel Buckman, Hans Peter Feldmann Vistoria Gastelz, 2016
Samuel Buckman, Pierre et Gilles, Sanguesa, 2016
Samuel Buckman, Pierre et Gilles, Sanguesa, 2016