De l’autre côté du mur , salle 204.

De l’autre côté du mur , salle 204.

Par Lino Castex dans le cadre de « Hétérotopies« 

Cet homme qui peint s’appelle Peter. Ou Jack. Peut-être John. Ou bien Michel. Je ne sais pas son nom. Et pourtant, mardi 16 mai, aux environs de midi, les quelques milliers de visiteurs qui ont traversé la salle 203 du deuxième étage du gigantesque Museum of Modern Art de New York ont croisé son regard. Ou du moins entendu le frottement régulier du rouleau à peinture qu’il agitait rigoureusement le long de ce mur noir.

Depuis la salle 203 : une barrière et un panneau « Installation in progress » accompagné d’un pictogramme explicitant la prohibition des photographies. En réalité, rien à photographier.
Si ce n’est le work in progress. Cet homme en tenue de peintre d’un blanc immaculé, apposant sur le mur de la salle 204 un noir profond. Une installation est prévue. Une géographie muséale s’installe. Le rouleau s’affaire. La deuxième couche rend la première caduque.

Simplement. Dans l’à côté d’une spectaculaire scénographie institutionnelle. Autour des cartels et des éclairages réglés au millimètre. Un homme travaille.
Son nom ne sera inscrit nulle part. Pas même en petits caractères. Il prépare la venue de celui qui viendra habiter ses murs. Cet homme travaille. Il est loin du geste libéré de l’artiste qui viendra déposer son œuvre entre ces murs. Alors, l’espace se déploiera dans toute son intentionnalité esthétique. L’avant de l’œuvre. L’après de l’œuvre.

Comme Aristote le dit de l’œuvre en acte et en puissance, la salle 204 est une pièce muséale, un espace esthétique en puissance. Restent le geste artistique, le tableau au mur, le bidule au sol, le truc au plafond pour que le je ne sais quoi de l’art opère et réalise l’estheticité de la salle 204.

Peter, Jack ou John, selon le prénom que l’on pourra lui attribuer, travaille. Il prépare l’éclosion de l’expérience esthétique. Et pourtant, c’est son geste à lui qui m’intrigue. Il semble méticuleux, attentif.

Le mouvement qu’il accomplit le conduit à traverser l’entrée de cette fameuse salle 204. De droite à gauche, de haut en bas, il investit l’espace. Je ne me risquerais pas à lui dire qu’il n’est qu’une expérience esthétique en puissance ! Il agit. Il travaille l’espace.

De l’autre côté du mur, installation in progress. Ce peintre n’attend pas l’intervention de la main de notre célèbre artiste. Il travaille déjà à sa réalisation. Au milieu de ces centaines de pièces traversées par les spectateurs-touristes-curieux-perches-à-selfies, cet homme engage son corps dans un espace obscène.

« Les autres, les gens du commun, se dépêchent de détourner les yeux. Ils pressent le pas, le regard baissé : qui sait quelle horreur habite ces lieux maudits ! Ne pas chercher à voir ; s’en remettre aux experts. Là est le refuge. L’œil doit demeurer pudique. Franchir la frontière est dangereux. Ce qui repousse la vue et pourtant se montre. Ce qui doit rester secret et pourtant s’exprime. Objet obscène ; parole obscène ; geste obscène. C’est en ce sens banal et quotidien qu’il est parlé aujourd’hui d’obscénité. Comme si le comble de l’obscène était, par exemple, de montrer son cul à la tribune d’un congrès de philosophie ! Inoffensive incongruité cependant ; sauf sur un point : elle fait violence à l’ordre des choses ou, pour parler autrement, elle dérange le déroulement attendu du spectacle. »2

L’homme et son rouleau sont là. Mais ils ne font pas partis du balai muséal. N’ont pas de rôles attribués. Pas de place sur scène. Et pourtant, leur présence est réjouissante. Le geste est subversif. Sans le vouloir. Sans le savoir. Il nous impose un désordre dans l’organisation institutionnelle. Il dérange le spectacle. Pas d’éclairage. Pas de cartel. Nous apercevons l’arrière-boutique. Et c’est plaisant.

En penchant la tête dans l’encablure qui mène de la salle 203 à la salle 204, quiconque arrive à voler un petit moment à l’institution. Un court instant, cet homme nous fait voir le travail qui précède l’œuvre. Et cette petite subversion persiste parce qu’elle est honnête. Une expérience esthétique spontanée.

Il suffirait que le peintre soit éclairé, qu’un cartel vienne s’apposer : Titre « Installation in progress », date, 2023, nom de l’artiste, Jack Mallmon, copyright du ©MOMA et l’expérience nous échappe. Elle rentre dans l’engrenage muséal, reprend les habits du prestigieux musée.

On retrouverait les flashs, les curieux, les perches à selfies ;

 Quelle audace !

 Un homme qui peint ! C’est un vrai ? Un automate ?

 Tu crois qu’on peut lui parler ?

 Chuuuut !

 Il doit s’emmerder à faire ça toute la journée. Ils sont gonflés ces artistes…Mais non. Cet homme est un travailleur. Il donne sa part à l’éclosion de l’œuvre. Discrètement. Il rappelle que l’œuvre n’est rien sans un travail sur l’espace qu’il investit. Peindre un mur, le déplacer. Installer un éclairage. Trouver un titre. L’écrire. Changer la couleur parce qu’elle ne convient plus. S’accroupir pour voir ce que ça donne. Se mettre debout sur un tabouret. L’expérience esthétique contemporaine poursuit la lutte contre une certaine virtualité qui prétend affranchir les corps de leur matérialité, disposer des espaces comme des prêts à l’emploi ou des appareils jetables.L’expérience transmise suppose un positionnement. Ou plutôt une posture. Notre peintre en prépare l’observation. Il nous a laissé voir ce qui ne devait pas être vu. Son rouleau en action nous a rappelé le long travail de la mise en espace. Nous l’en remercions.

Lino Castex, Le 19 mai 2023

1 Ce texte s’inscrit dans notre réflexion sur le visible, l’invisible et le caché, commencée dans « Les nuits au musée, pourquoi sommes-nous si fascinés », 1er Juin 2022.
2 Jean-Toussaint Desanti, « L’obsène ou les malices du signifiant », Traverses, n°29, oct 1983