[EN DIRECT] S’embarquer sans biscuit – Passerelle Centre d’art contemporain – Brest

[EN DIRECT] S’embarquer sans biscuit – Passerelle Centre d’art contemporain – Brest

Martin Jakob et Nicolas Raufaste, commissaires et artistes de l’exposition, ont choisi le centre d’art Passerelle à Brest dans le cadre d’un échange mis en place avec et par le Centre d’art de Neuchâtel. Suite à l’exposition Tomber sous le Vent présenté au CAN ils proposent aux artistes invités, de Suisse et de Bretagne, un second volet du projet qui prend ainsi la forme d’un déplacement, d’un voyage des terres vers la mer.

Pour un marin, s’embarquer sans biscuit, c’est prendre le large sans emporter ces gâteaux cuits deux fois, galettes dures à l’origine même du mot « bis cuit ». Prendre le bateau sans nourriture revient à risquer de mourir de faim. Hors des flots et loin des ports, s’embarquer sans biscuit, c’est plus largement s’engager sans précautions et agir de manière imprudente.

C’est en somme ce que vit le visiteur qui s’embarque dans une exposition, sans en connaître au préalable ses éventuels repères spatio-temporels, narratifs ou thématiques. Ici, le lien avec l’univers maritime est signalé dès l’étymologie du titre, puis dans la structure même de l’exposition. Car c’est effectivement dans un bateau qu’entre le public qui franchit le pas de Passerelle. Une fois l’accueil passé, il se trouve face au pont, signalé par le baril de Delphine Reist (Baril, 2002). Celui-ci se déplace de manière autonome d’un pan à l’autre de l’espace au sol pourtant bien horizontal. Ce tonneau fou suggère dès le premier plan les marées et les vents. Il faut ensuite monter quelques marches avant d’entrer dans le cœur de l’exposition, et de se lancer véritablement dans le voyage…

 

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

Les commissaires et artistes de l’exposition proposent à tous de se projeter vers le lointain et l’ailleurs, inspirés par la ville portuaire de Brest et la proximité de l’océan, cette étendue par-delà l’inconnu. Brest se voit le tremplin thématique de ces œuvres crées pour la plupart in situ. En tant que ville portuaire, tournée d’un côté vers les terres, de l’autre vers la mer, elle inspire en premier lieu l’inconnu, l’exotisme.

Dès l’entrée dans l’espace d’exposition, le visiteur de S’embarquer sans biscuit se trouve immergé dans une ambiance en premier lieu sonore. Un haut-parleur dirigé sur le pas de la porte répète inlassablement la même phrase en farsi, langue sélectionnée pour ses accents a priori sources d’exotisme et d’inconnu pour les publics du centre d’art brestois. Au-delà d’évoquer le lointain, cette phrase est avant tout une réflexion sur la personnalité, voire l’ego de l’artiste sous forme de clin d’œil dès l’entrée : on peut en effet la traduire par « Je suis le meilleur artiste » (I’m the best artist, 2016). Les interventions d’Anissa Nussbaumer s’immiscent après coup dans l’exposition, l’artiste apposant de manière ironique ses propres questionnements sur la figure de l’artiste. À gauche, elle donne à feuilleter un livre, avec une réponse par page à la question « Où est-ce que l’art vous mène ? ». Ces phrases ont été piochées de manière tout à fait aléatoire dans une bibliothèque de livres d’art. Même si les réponses sont issues du hasard, elles rentrent d’une manière ou d’une autre en écho avec la question et basculent entre leur propre légitimité de réflexion et une certaine banalité discursive. (Tell me what’s next – où est-ce que l’art vous mène, 2016).

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

S’éloignant du pas de la porte, le visiteur sera immergé dans une autre ambiance sonore, qui provient du fond de l’exposition et en empli tout l’espace : il s’agit de Francesco Finizio qui invente ce que pourrait être le « chant marin contemporain » ou bien le « sifflement avant-gardiste » d’un obscur capitaine (Whistling the wind, 2016). L’appel au voyage est sans concession pour Francesco Finizio, qui propose au milieu de l’espace un radeau comme départ à des histoires dont il laisse à chacun le soin d’imaginer. Il aide cependant les publics à créer leurs propres narrations, en disposant par exemple des photographies appliquées à même le mat… A moins que ça ne soit une barre de pôle danse ? Les visiteurs peuvent ainsi choisir la direction de Lourdes, de Manhattan, ou encore d’un point de prostitution à Téhéran. Quelle que soit la destinée adoptée, Franceso Finizio a pris soin de mettre en place un nécessaire de voyage : costume du dimanche pour Lourdes, liasse de monnaie pour les USA, mais aussi brosse à dent, point d’eau… L’installation se fait ainsi tremplin des possibles narrations. (Your new job, your new life : this year’s model some time later, 2016).

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

Martin Jakob et Nicolas Raufaste ont par ailleurs tenu à ce que l’exposition continue de vivre et d’évoluer après son ouverture et avec l’aide des publics. Ces derniers pourront boire un verre d’eau en s’imaginant des voyages, mais aussi par exemple déguster les pains fabriqués par Livia Johann dans des fours qu’elle a conçu elle-même, à partir de design antérieurement vus puis reconstruits avec les matériaux du bord (Sharing bread on rocket stove oven, 2016). L’exposition continue subtilement de se construire dans son temps : c’est particulièrement vrai avec les « patates-bonsaïs » d’Anaïs Touchot, des pommes de terre disposées de part et d’autres de l’espace, comme une multitude de clins d’œil dans l’exposition, et dont elle laisse pousser les germes. L’artiste sera amenée à surveiller et entretenir ses petites plantations. S’intéressant à l’identité cette fois-ci non pas maritime, mais terrienne et agricole de la Bretagne, elle recrée des jardins ouvriers, mettant en parallèle bêches, sauts, bottes, et éléments issus d’une société plutôt bourgeoise ou tout du moins rangée, comme en atteste ce qui relève de l’univers cadré du bonsaï. Si ce dernier est aujourd’hui popularisé, il fut aussi symbole de richesse et de rang. Ces derniers évoluent dans le temps, se renversant possiblement, comme le prouve l’histoire de la patate, qui a été boudée avant d’être présentée au roi pour ensuite devenir aussi bien popularisée que populaire. (Wabi Sabi, 2016).

L’idée de temporalité subtilement étirée prévaut également dans l’œuvre de Vincent Hoffman et Reto Müller qui présentent leurs statues anthropomorphes, ici filmées dans le désert marocain. Les statues, de même que les plans, sont fixes, demandant une certaine attention de la part des spectateurs pour observer les mouvances de l’environnement, comme le vent faisant onduler cette mer de sable… (Ein essentieller Knoten, 2016).

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

Cette vague onirique nous amène à l’installation de Stéphane Tulépo, qui se compose d’une suite de poêles accrochées au mur (Chic planète, 2016). Si l’objet renvoie à l’intérieur domestique ou aux décorations typiquement bretonnes – poêles ou autres ustensiles de cuivre sculptés et mis dans la position de tableaux – celles-ci n’illustrent pas des scènes paysannes mais se dotent de fonds étoilés, qui renvoient aux cieux dégagés que l’on peut observer en campagne ou en mer, ou bien dans le désert. L’objet utilitaire devient décoratif, se métamorphose en support pour les rêves de voyages. Il se libère tant de ses fonctions que de son ancrage spatio-temporel bien terrestre. Stéphane Tulépo aime à renverser les objets, comme il le fait en peignant puis accrochant des poêles au mur, mais aussi en retournant littéralement des lampadaires urbains (Ahura Mazda, 2013). Ces derniers ont pu être récupérés du fait de leur obsolescence en raison de l’évolution des systèmes d’éclairages urbains. Ces items sont ancrés dans notre quotidien, mais le fait de les voir si près, à l’envers, et frôlant le sol, les rend complètement nouveaux : ce bouquet lumineux et inversé se dote d’airs presque extra-terrestres, en tout cas bien étranges. Il diffuse dans toute l’exposition une lumière jaune et chaude, qui participe à l’ambiance générale de celle-ci, rassemblant les œuvres de leur halo.

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

Martin Jakob pratique aussi le retournement d’objets : il propose de renverser au sol les crochets situés dans les réserves de Passerelle, sous l’exposition elle-même, qui servaient, quand l’actuel centre d’art était alors une réserve de fruits, à accrocher les bananes. L’œuvre de Martin Jakob est tout à fait in situ puisqu’elle met en visibilité les coulisses et l’histoire du lieu. Les crochets se présentent comme une armée au sein de leur multiplicité, et rentrent en résonance avec les formes des lampadaires qu’ils entourent de part et d’autre. (Suspensions, 2016)

De même, la proposition de Nicolas Raufaste (BREST_02_good_or_not_nb_big.pdf, 2016) rentre en écho avec le passé du centre d’art : la banane devient le point de départ à la fabrication d’une sculpture de bronze qu’il dispose, à l’aide d’un photomontage, de manière monumentale et dans l’espace public, sur la place centrale de Brest. La peau de banane décharnée, agrandie, n’apparaît plus comme telle aux yeux des publics, renvoyant plutôt à Maman, la célèbre araignée de Louise Bourgeois ou plus simplement à de typiques abstractions comme il en est monnaie courante dans les esthétiques de l’art public.

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

Blaise Parmentier part du principe inverse en faisant entrer des items de la rue à  l’espace d’exposition. Son point de départ est le tag, ces signatures urbaines et vandales, qu’il met en sculpture, découpe et disperse, leur faisant peu à peu perdre leurs formes et fonctions initiales. Les lettres formant le mot « wild » qui nomme l’œuvre (Wild, 2016) sont dispersées de part et d’autres de l’exposition, rentrant particulièrement en écho avec les lampadaires et l’hypothèse de sculpture dans l’espace public, mais aussi avec les germes de pommes de terre, sortes de guérilla verte qui font partie prenante des esthétiques et du vocable de la rue.

Ces œuvres réalisées par des artistes différents, réunis pour la plupart d’entre eux dans le cadre de cet échange curatorial entre Neuchâtel et Brest, sont à la fois interdépendantes, mais se répondent entre elles par des thématiques et des inspirations communes. Aux côtés de leurs créations individuelles et respectives, les artistes se sont réunis pour appréhender l’espace et concorder les propositions, qui ont été discutées ensemble. C’est de cette mixité entre création et curation qu’a pu se développer le sentiment de cohésion qui émane de cette exposition, basculant entre terres et mers.

Laëtitia Toulout

 

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S’embarquer sans biscuit – projet d’échange avec le Centre d’Art de Neuchâtel, Suisse – Passerelle Centre d’art contemporain. Brest © Aurélien Mole, 2016

 

Pour en savoir plus sur l’exposition :
[AGENDA] 30.09-30.12 – S’embarquer sans biscuit – Passerelle Centre d’art contemporain – Brest