La ligne trouble

La ligne trouble

Léa Belooussovitch, Ahmedabad – Inde, 21 avril 2021, série « Wrapped bodies », 2022. Crayons de couleur sur feutre, 160 x 120 cm. Crédit photo : Regular Studio. © Léa Belooussovitch

EN DIRECT / Exposition La ligne trouble jusqu’au 26 mai 2023, Espace François Mitterrand, Périgueux

Avec Léa Belooussovitch, Elize Charcosset, Mathieu Dufois, Anthea Lubat, Martinet & Texereau, Célia Muller, Chloé Poizat, Massinissa Selmani, Claire Trotignon, Juliette Vanwaterloo

Commissariat Élise Girardot
sur une invitation de l’Agence Culturelle Dordogne Périgord

Un trait de crayon sur la feuille de papier, comme une lueur dans la nuit. Le dessin est une technique de l’immédiateté. On s’y méprend parfois, le réduisant à l’esquisse ou à l’ébauche, on le confond avec une tentative – comme s’il restait l’éternel inachevé. Si le croquis sert à fixer l’essence d’un instant fugace, un instantané spontané, sa valeur réside aussi dans la permanence. Le dessin apparaît, jaillit. On y puise délicatesse, précision et simplicité à la fois. Trace intime, parfois fragile : il se conserve, se protège. Sa légèreté permet aussi de le faire voyager aisément. Le dessin est généreux, tant il révèle la substance créative. C’est une pratique de la transparence.

L’exposition réunit onze artistes dessinateurs. Une myriade de techniques s’y côtoient. Ici ou là, on observe l’épaisseur ou la finesse du papier. Il laisse parfois place au calque, au carton, à la douceur du feutre et du papier de soie. Puis, les outils viennent danser sur les surfaces : mines graphites, pastels, encres, fusains, crayons de couleur, colles ou pinceaux… Les matières poreuses habitent l’exposition. À travers elles, on discerne le potentiel narratif d’une pratique qui nous livre tantôt des anecdotes ou des récits complexes, enfouis, à deviner. Le dessin est un refuge pour nombre d’artistes. Une table, une feuille et un crayon suffisent à sa réalisation. Dans l’atelier de l’artiste, le silence du monde retentit.

La ligne trouble induit un double sens ; la ligne est sinueuse, incertaine. Elle nous interroge, tant il est périlleux de définir ses limites : où commence et s’achève le dessin, la peinture, l’illustration ? Quels sont les contours de ces catégories qui remontent à des temps régis par une vision académique de la création artistique ?

Les artistes représentent le monde qui nous entoure. Anthea Lubat introduit le parcours de la visite, suggérant avec Horizon des évènementstous les possibles qui s’ouvrent à nous. Une constellation de formes, de détails, de couleurs et de matières nous engage à vivre une aventure protéiforme et joyeuse, ponctuée par les péripéties inattendues d’un cosmos ré-inventé.

Léa Belooussovitch retrace les mémoires de mondes chaotiques. Elle extrait des photographies de presse pour les faire vivre autrement, en les rendant floues, parfois abstraites. Les sujets sont représentés à échelle 1, comme si nous étions en face d’eux. Ahmedabad fait partie de la série des Wrapped bodies. L’artiste récolte les clichés de corps momifiés durant la pandémie. L’Occident observait alors les scènes lointaines et intimes de rituels funéraires indiens, et le transport morbide opéré dans la panique ou la peur de la contamination. Notre incapacité à accéder à la nature première de l’image, devenue picturale, redonne une dignité à ces corps meurtris.

Au cœur des banlieues pavillonnaires de San Francisco, le duo Martinet & Texereau observe les contradictions de l’architecture contemporaine. Les artistes rendent hommage au formalisme austère que l’humain habite parfois étrangement. Pauline produit des vides à partir des premières parties dessinées, pour ensuite les confier à Zoé, et vice versa. Maison orange démontre une extension du dessin, par l’usage d’un patchwork de tissus découpés, teintés et recomposés.


D’autres narrations issues de notre contemporanéité surgissent des traits. Les personnages de Massinissa Selmani cohabitent avec des morceaux d’escaliers, des constructions factices et inquiétantes. Les objets n’ont pas d’ombres, pas plus que les mouvements des protagonistes n’ont de sens. À partir des vastes espaces blancs du papier, l’artiste raconte l’absurdité de la société et ses dérives autoritaires. Ailleurs, de petites broderies épinglées au mur montrent les scènes récentes des violences policières. Juliette Vanwaterloo choisit de broder ces images. Par l’usage du fil, elle retranscrit durablement ces évènements devenus banals en France pendant les manifestations des gilets jaunes. On remarque d’autres figures plus cinématographiques, comme le visage d’une femme dessiné par Mathieu Dufois. Le portrait accueille en son centre une deuxième scène qui confère à l’ensemble une ambiguïté fictionnelle. La vidéo Dès que l’on regarde ailleurs nous plonge enfin dans les secrets de la fabrique créative. On y voit des fragments inachevés, des projets en cours déroulant un panorama de la pratique de Mathieu Dufois ; des vidéos d’animation à la réalisation de maquettes. Tout est lié autour d’une œuvre polyphonique qui ne s’arrête pas à la frontière de la feuille.

Non loin de là, trois présences fantomatiques flottent dans l’exposition. Les dessins à l’encre de tatouage de Célia Muller sont à la fois réalistes et atemporels. Le temps semble s’étirer peu à peu dans La ligne trouble. Les dessins ont-ils été réalisés aujourd’hui, ici et maintenant ? Les architectures de Claire Trotignon accompagnent ces doutes. Tiger, Domino, Tomorrow est composé d’une multitude de petits fragments découpés dans de vieux exemplaires de magazines comme le National Geographic. Les teintes criardes des imprimeurs d’alors rendent les compositions ambivalentes. Dans cette atmosphère dénuée de présence humaine, on perçoit à peine le mouvement du vent suggérant la rotation de la Terre. Ailleurs, les formes monochromes d’Elize Charcosset sont d’autres images mentales qui pourraient provenir de nos rêves. Les motifs deviennent des personnifications énigmatiques aux chevelures déifiées ou à l’armure fragmentée. Ces présences magiques résonnent avec les dessins de Chloé Poizat. Quasi muséale, son installation nous laisse entrevoir les vestiges d’une civilisation inconnue. Ossements, statuettes, roches multicolores, traces humaines, animales ou hybrides ponctuent le mur, comme un écho aux grottes et forêts toutes proches du Périgord.

Dessiner, c’est regarder le présent.

Élise Girardot, janvier 2023

chloé poizat, sans-titre (grande grotte sexuelle), 2020, fusain sur papier, L 105,5x H 75 cm
Chloé Poizat, sans-titre (grande grotte sexuelle), 2020. Fusain sur papier, L 105,5 x H 75 cm
Martinet & Texereau, Maison orange, 2021. Tissus, 135 x105 cm © Martinet & Texereau
Martinet & Texereau, Maison orange, 2021. Tissus, 135 x105 cm © Martinet & Texereau
Massinissa Selmani, La voix d’en face, 2020. Graphite et crayons de couleurs sur papier, 50 x 65 cm © Massinissa Selmani
Massinissa Selmani, La voix d’en face, 2020. Graphite et crayons de couleurs sur papier, 50 x 65 cm © Massinissa Selmani
Mathieu Dufois, Masque 06, 2021. Dessin à la pierre noire, 28,5 x 38,5 cm © Mathieu Dufois
Mathieu Dufois, Masque 06, 2021. Dessin à la pierre noire, 28,5 x 38,5 cm © Mathieu Dufois