LA PHOTOGRAPHIE À L’ÉPREUVE DE L’ABSTRACTION

LA PHOTOGRAPHIE À L’ÉPREUVE DE L’ABSTRACTION

Walead Beshty, Six-Sided Picture (CMYRGB), December 21, 2006, Los Angeles, California, Kodak Supra, 2010. Papier photographique couleur / 182 x 121 cm Collection Frac Grand Large – Hauts-de-France © Walead Beshty

AUTOUR DE L’EXPOSITION /  La photographie à l’épreuve de l’abstraction, exposition collective au Frac Normandie Rouen, au Centre photographique d’Île de France et à Micro Onde – Centre culturel de l’Onde
prolongée jusqu’au 21 février 2021 

par Margot Rouas

La photographie, pour la plupart d’entre nous, c’est souvent la représentation d’un visage, d’un corps, d’un paysage ou, du moins, l’image d’une forme reconnaissable. Alors, que devient la photographie lorsqu’elle se détourne de tout sujet figuratif, qu’elle se situe à la lisière du visible et qu’elle semble plutôt échapper au réel ?

Transformés en laboratoire, les trois espaces d’exposition – le Frac Normandie Rouen, le CPIF et Micro Onde – dévoilent tout un versant, moins usuel et plus expérimental, de la création contemporaine depuis les années 2000, qui défie les fonctions mimétiques et documentaires de la photographie pour la mettre à l’épreuve de l’abstraction. Laboratoire, parce que l’ensemble des œuvres exposées rappelle que le lieu du photographe, le laboratoire, s’il est d’abord un espace d’expériences techniques et scientifiques, peut aussi devenir le terrain d’un jeu poétique et esthétique. 

À l’ère du numérique et de la post-photographie, les artistes présentés – on se ravit d’ailleurs qu’une grande partie appartienne à une jeune génération  – délaissent presque entièrement le sujet iconographique, et bien souvent l’appareil photographique, pour faire de la matière ou de la technologie l’objet privilégié de leur œuvre. 

3 lieux, 4 axes et des expérimentations abstraites plurielles

C’est un parcours en 4 temps que proposent les trois commissaires associées – Véronique Souben, directrice du Frac Normandie Rouen, Nathalie Giraudeau, directrice du CPIF et Audrey Illouz, responsable de Micro Onde. D’abord, le FRAC s’ouvre sur une sorte d’archéologie de la photographie autour des pratiques anté-numériques, en parallèle, toujours au FRAC, les procédés technologiques les plus récents esquissent des paysages pixellisés jusqu’à détruire, parfois, toute référence au réel. Une autre approche, plus formaliste, transforme les murs du CPIF en spectre lumineux et chromatique quand, à Micro Onde les expérimentations scientifiques d’August Strinberg, dramaturge suédois de la fin du XIXe siècle qui s’est adonné à l’étude de cristaux et de ciels nocturnes, servent de point de départ pour interroger, à travers des photographies de phénomènes scientifiques ou chimiques, ce que l’on a sous les yeux.

 Une histoire de la photographie à revers ?

Le décalage des artistes devant les fonctions traditionnellement assignées à la photographie produit un effet surprenant ; certains vont même jusqu’à jouer contre les appareils, pour reprendre les mots de Marc Lénot. À l’usage presque omniprésent de l’appareil, à l’instantanéité ou au contrôle minutieux de la mise au point, Laure Tiberghien et Mustapha Azeroual délaissent plutôt l’appareil. Munie de papier photosensible et de lumière, Laure Tiberghien tente de reproduire, en laboratoire, dans sa série Screens les imperfections et les hasards que l’intrusion d’air dans une boîte de papier a pu provoqué. Ici, – Screen #8 – des traces et des couleurs vertes se dessinent sur les bords de l’image, là – Screen #12 – le noir devient une couleur expérimentale devant laquelle on se demande non plus Quand y’a-t-il art ? mais, plutôt, Quand y’a-t-il image ? 

Mustapha Azeroual, dans ses Monade, attire lui aussi le regard sur le dispositif photographique et la matière en poussant à l’extrême la photosensibilité du papier causée par l’action ardente de la lumière et, par là même, frôle la destruction de l’image. Loin des conflits persistants sur la retouche de la photo, il se réapproprie la gamme bichromatée, technique largement répandue chez les pictorialistes au XIXe siècle, et porte un regard renouvelé sur des procédés anté-numériques. 

Un retour aux formes, aux volumes et aux couleurs

Les expérimentations de Mustapha Azeroual conduisent vers un autre pendant de l’exposition : formes, volumes et couleurs jaillissent de part et d’autre ! Déjà, au CPIF les murs se décomposent au rythme des couleurs : des tonalités rougeâtres du Papier froissé d’Eric Baudart, en passant par la triple exposition à l’aide de trois filtres – rouge, vert et bleu – de Dedans O2 de Philippe Durand, jusqu’au travail mural d’assemblage coloré in situ de Sébastien Reuzé. Au FRAC, un espace retiré renouvelle des expérimentations abstraites engagées dès le début du XXe siècle par des artistes du New Bauhaus : telle l’œuvre de Barbara Kasten Collision 4T devant laquelle on s’embarque dans un véritable labyrinthe visuel. Plus loin, on esquisse un sourire devant les manipulations de Juliana Borinski au titre significatif, Happiness and Humiliation A, B, C, D. Face à ce papier froissé et malmené, le doute s’installe : Est-ce que le papier est réellement froissé ? S’agit-il plutôt d’une simple trace ?

Des repères visuels troublés

 À Micro Onde, d’autres phénomènes troublent notre perception : plus les artistes scrutent les propriétés physiques et chimiques de l’image, plus l’image éveille un imaginaire scientifique : Urgency VI de Wolfgang Tillmans, unique jeu de lumière et de chimie, se transforme quasiment en fluide sanguin, quand les Phénomènes de Marina Gadonneix – des aurores boréales recréées en laboratoire – paraissent pourtant si naturels. Vice-versa, seules des formes abstraites restent des photographies de phénomènes réels, tels les paysages sous-marins de Nicolas Floc’h, comparables à des mondes imaginés, aussi impressionnants que déroutants.

 Si l’on ressort de cette exposition avec la certitude que la photographie peut être abstraite, on en ressort aussi avec autre chose : une nouvelle manière de raconter la photographie, à l’écart des usages communs du médium.

Margot Rouas

Paul Graham, Kodak Ektar 25 Heaven, 2011. Courtesy of Anthony Reynolds Gallery, London
Paul Graham, Kodak Ektar 25 Heaven, 2011. Courtesy of Anthony Reynolds Gallery, London
Mustapha Azeroual, Monade, 2020. 76 x 56 cm, © Adagp, Paris, 2020, courtesy de l’artiste et de la Galerie Binome, Paris.
Mustapha Azeroual, Monade, 2020. 76 x 56 cm, © Adagp, Paris, 2020, courtesy de l’artiste et de la Galerie Binome, Paris.
Pierre-Olivier Arnaud, Sans Titre (Cheerleader II) ) , 2014. Polaroïds encadrés, 33 × 27 × 4 cm. Collection Frac Normandie Rouen, © Adagp, Paris, © Pierre-Olivier Arnaud.
Pierre-Olivier Arnaud, Sans Titre (Cheerleader II) ) , 2014. Polaroïds encadrés, 33 × 27 × 4 cm. Collection Frac Normandie Rouen, © Adagp, Paris, © Pierre-Olivier Arnaud.
Barbara Kasten, Collision 4T, 2016. Impression numérique Fujiflex /160 x 121,9 cm. Courtesy the artist, Bortolami, New York and Thomas Dane Gallery. © Barbara Kasten.
Barbara Kasten, Collision 4T, 2016. Impression numérique Fujiflex /160 x 121,9 cm. Courtesy the artist, Bortolami, New York and Thomas Dane Gallery. © Barbara Kasten.
Laure Tiberghien, Rayon #3 © Laure Tiberghien
Laure Tiberghien, Rayon #3 © Laure Tiberghien
Vue de l’exposition du centre Micro Onde. De gauche à droite les œuvres de Francisco Tropa, Adrian Sauer, Wolfgang Tillmans, Sarah Ritter, Lisa Oppenheim, Sarah Ritter, Nicolas Floc’h.  © Aurélien Mole
Vue de l’exposition du centre Micro Onde. De gauche à droite les œuvres de Francisco Tropa, Adrian Sauer, Wolfgang Tillmans, Sarah Ritter, Lisa Oppenheim, Sarah Ritter, Nicolas Floc’h. © Aurélien Mole
Marina Gadonneix, Untitled (Northern Light)#6 de la série Phénomènes, 2016, Impression pigmentaire sur papier Hahnemühle Silk Baryta  Courtesy de la galerie Christophe Gaillard  © Marina Gadonneix © Aurélien Mole
Marina Gadonneix, Untitled (Northern Light)#6 de la série Phénomènes, 2016, Impression pigmentaire sur papier Hahnemühle Silk Baryta Courtesy de la galerie Christophe Gaillard © Marina Gadonneix © Aurélien Mole

Exposition collective avec les œuvres de Ignasi Aballí, Dove Allouche, Anne-Camille Allueva, Xavier Antin, Pierre olivier Arnaud, Driss Aroussi, Mustapha Azeroual, Silvia Ballhause, Uta Barth, Taysir Batniji, Eric Baudart, Lionel Bayol-Themine, Pauline Beaudemont, Jean-Cristophe Béchet, Camille Benarab-Lopez, Jesús Alberto Benítez, Walead Beshty, Juliana Borinski, Broomberg & Chanarin, Michel Campeau, Marieta Chirulescu, David Coste, Liz Deschesnes, Stan Douglas, Philippe Durand, Jan Paul Evers, Nicolas Floc’h, Marina Gadonneix, Ryan Gander, Jean-Louis Garnell, Isabelle Giovacchini, Paul Graham, Shannon Guerrico, Wade Guyton, Lukas Hoffmann, Karim Kal, Barbara Kasten, Anouk Kruithof, Isabelle Le Minh, Zoe Leonard, Chris McCaw, Matan Mittwoch, Roman Moriceau, Hanako Murakami, Constance Nouvel, Lisa Oppenheim, Aurélie Pétrel, Diogo Pimentão, Steven Pippin, Eileen Quinlan, Silvana Reggiardo, Sébastien Reuzé, Evariste Richer, Meghann Riepenhoff, Sarah Ritter, Alison Rossiter, Thomas Ruff, Bettina Samson, Adrian Sauer, Doriane Souilhol, Zin Taylor, Laure Tiberghien, Wolfgang Tillmans, Thu-Van Tran, Francisco Tropa  et James Welling.

Commissariat :
Nathalie Giraudeau
Directrice du CPIF 

Audrey Illouz 
Responsable de Micro Onde – Centre d’art de l’Onde 

Véronique Souben
Directrice du Frac Normandie Rouen