OLIVIER GARRAUD ET GIANPAOLO PAGNI, ENTRE LES LIGNES

OLIVIER GARRAUD ET GIANPAOLO PAGNI, ENTRE LES LIGNES

ENTRETIEN CROISÉ / Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni à l’occasion de l’exposition Entre les lignes, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes

Commissariat Capucine Bas Lorillot

1. Comment décrirais-tu ton processus créatif, comment cela est-il né ?

GIANPAOLO PAGNI : J’ai plusieurs processus : disons que le principal est celui de travailler à partir de tampons que je dessine et fabrique. Ces tampons sont pour moi des véritables outils à dessiner tels que pourraient l’être un crayon ou un pinceau. Ils me permettent de réaliser ce que moi j’appelle des « dessins au tampon ». Savoir exactement pourquoi on travaille de telle et de telle manière est toujours un mystère. Mais on me le demande souvent et j’ai donc dû réfléchir à la question. Je crois que l’idée du tampon vient de mes études. En Italie dans les années 80 je fréquentais un lycée de comptabilité. Deux matières m’intéressaient particulièrement : la sténographie et la dactylographie. Deux techniques pour apprendre à écrire vite. Pour la première on n’avait besoin que d’un crayon et c’était vraiment comme faire du dessin et pour la seconde on utilisait une machine à écrire et cela ressemblait fortement à de l’imprimerie. Pendant ces cours dans une salle attitrée tout le monde avait devant soi une machine à écrire donc le clavier était masqué par une feuille de papier. On glissait nos mains sous cette feuille et un concerto assourdissant commençait. On tapait des centaines de fois les mêmes mots pour mémoriser l’emplacement des lettres sur le clavier. Dans l’apprentissage de la dactylographie il y avait déjà tout ce que par la suite j’ai développé dans mon travail. L’empreinte laissé par la lettre frappée sur le ruban encreur fait penser au tampon, formant une trace toujours différente selon la force qu’on y applique. L’idée du motif et de la répétition ; ces longues lignes d’exercices formaient sur la page des sortes de frises. Mais également la vitesse d’exécution et la notion de créer des séries en accumulant des pages.

OLIVIER GARRAUD : Toutes mes réalisations passent d’abord par mes carnets et une pratique de dessin journalière, je note toutes les idées qui me viennent. Croquis, écrit, souvent elles sont de l’ordre du pense-bête – l’idée c’est justement de n’en oublier aucune – alors je les consigne toutes. Ensuite, je sélectionne ce qui me semble être le plus pertinent pour alimenter ma série au long court de L’Office du dessin. Les idées peuvent circuler ensuite du dessin à la sculpture, ou du dessin au multiple, ou au dessin animé… En ce sens, j’aime considérer mon travail de dessin comme étant un catalogue d’idée.

exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes

2. Quels sont les artistes qui t’ont influencé dans ton travail ?

GIANPAOLO PAGNI : Je ne parlerai pas forcement d’artistes car les influences peuvent venir de partout. Ma culture visuelle vient de la presse, des albums Panini, des catalogues de correspondance. Si je devais n’en citer qu’un, ce serait Alighiero Boetti. Un artiste turinois (comme moi), j’aime son esprit joueur et le fait qu’il mélange concept et savoir faire artisanaux.

OLIVIER GARRAUD : Il y a énormément d’artistes qui ont influencé mon travail et contribué à ce que je le devienne moi-même. Je pense notamment au dessinateur Cardon et à son livre Ligne de fuite que j’ai dans ma bibliothèque depuis que je suis gamin. J’ai dû l’ouvrir des centaines de

fois et je ne m’en suis jamais lassé. Ce n’était pas un ouvrage qui m’était destiné puisque j’étais trop jeune, mais son contenu me donnait envie d’y revenir sans cesse. Les dessins que l’édition contenait semblaient alors pourvus d’un sens cacher qui m’intriguait beaucoup. En grandissant, j’ai découvert que ce dessinateur avait notamment travaillé pour le canard enchaîné et que le contenu qui attisait tant ma curiosité – véhiculé par son trait acérer et ces images poétiques – était entre autres d’ordre social et politique.

3. Quels sont les enjeux des modalités graphiques que tu mets en place ?

GIANPAOLO PAGNI : Depuis plus de 20 ans je procède toujours de la même façon. Je dessine mes tampons, je les fabrique, les classe dans des boites numérotées, puis je commence à réaliser des dizaines de dessins. Au bout d’un certain temps, je recommence en créant de nouveaux tampons et de nouveaux dessins à partir de ceux-là.

OLIVIER GARRAUD : Je viens de citer Cardon qui a été rencontres artistiques importantes dans mon parcours. Pour répondre ici, je dois citer le dessinateur David Shrigley qui a un travail de dessin qui m’a beaucoup apporté. C’est à cette période que j’ai débuté L’Office du dessin et les modalités graphiques que la série comprend. Modalités graphiques qui consistent à faire passer l’ensemble de mon travail de dessin par la matrice du quadrillage du papier. Cela m’a permis d’évacuer la question de la technique du dessin et c’est sans doute le principal a trait de cette méthodologie au-delà des qualités visuelles que je lui trouve.

exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes

4. Comment le choix du support intervient-il dans la démarche de création, peut-il être déclencheur ?

GIANPAOLO PAGNI : Le support et les outils m’ont toujours intéressé. J’aime que mon matériel ne soit pas à priori destiné aux beaux-arts. Le papier que j’utilise est fin, il comporte une certaine fragilité. Mais il y a aussi une grande partie de mon travail dont les supports sont des documents déjà imprimés : des pages d’encyclopédies, des notices de médicaments, des livres d’école, d’anciens albums Panini…Tous ces documents ont toujours un lien étroit avec ma vie et mes souvenirs.

OLIVIER GARRAUD : Je ne travaille jamais sans en avoir une en tête, le choix du support vient toujours après-coup. Par exemple pour les fumées présentées à l’occasion de l’exposition Entre les lignes j’ai d’abord noté de façon visuelle cette idée dans mon carnet. Puis c’est devenu un dessin de L’Office du dessin et enfin je me suis dit : Il faut que cela devienne une sculpture ! C’est seulement à ce moment-là que je me pose la question du support et en l’occurrence de la matière dans ce cas précis.

5. Comment abordes-tu la question de la série dans ton travail ?

GIANPAOLO PAGNI : C’est une chose totalement naturelle pour moi. Il y a l’envie de développer des grands formats, mais composés d’une multitude de dessins juxtaposés entre eux. C’est aussi pour une question d’espace et de stockage, cela me semble plus simple. Et puis

il y a l’intérêt que je porte à l’objet livre et à l’idée de page. Les livres sont pour moi des sortes d’expositions itinérantes.

OLIVIER GARRAUD : J’aborde les séries de façon très indirecte dans la mesure elles se dessinent par elle-même. C’est-à-dire qu’au fur et à mesure du temps, un travail prend la forme d’une série, tout simplement parce que je viens à avoir suffisamment d’idée similaire. Cela se produit en général quand j’ai trouvé un type particulier d’articulation entre représentations et idées. C’est le cas notamment pour mes dessins de panneaux, qui reprennent le discours du pouvoir que je tente de pousser à son paroxysme par des antiphrases.

exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes

6. Comment justifies-tu l’usage du noir et blanc ? / Comment justifies-tu l’usage de la couleur dans ton processus créatif ?

GIANPAOLO PAGNI : Je ne sais pas si je dois me justifier. Je ne suis pas si protocolaire sur cet aspect. J’aime toutes les couleurs à conditions qu’il y ait du noir et blanc. Le choix peut se faire aussi selon ceux qu’il y a disposition pour chaque médium que j’utilise.

OLIVIER GARRAUD : L’usage du noir et blanc s’est imposé de lui-même. Bien que je n’ai rien contre la couleur, ce choix participe d’une volonté d’aller à aller à l’essentiel.

7. Quelle est la place du motif et de la trame ?

GIANPAOLO PAGNI : La trame est un élément de mon langage graphique, c’est un véritable dessin en soi, comme peut l’être une ligne ou une forme. Lorsque dans une série de dessins, j’intègre un motif, il vient en quelque sorte pour ponctuer, rythmer l’ensemble, comme le ferait par exemple un motif musical, un refrain dans une chanson.

OLIVIER GARRAUD : Si on considère le motif du point de vue du mobile ou du sujet, alors je dirais que ce qui motive mon travail consiste en la construction d’une pensée critique. La trame de cette pensée peut être l’actualité, l’anticipation ou l’opposition à la pente délétère sur laquelle notre société se trouve, notamment lié au manque d’écho des aspirations citoyennes pour la démocratie, le sociale et l’écologie.

exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes

8. Quel est le rapport entre le titre et l’œuvre, comment l’image et le langage sont-ils liés dans ton travail ? En quoi l’ironie et l’usage des mots est une source de création ?

GIANPAOLO PAGNI : J’ai toujours considéré que l’écriture était une forme de dessin. Du point de vue formel mon attention se porte sur une écriture typographique et non pas sur une écriture manuscrite. Comme je l’ai déjà dit, j’utilise régulièrement des documents imprimés qui sont liés à ma vie comme supports de travail ; ils sont comme une première strate que je viens recouvrir, totalement mais en conservant une certaine transparence dans le cas des dessins au tampon, ou partiellement pour en révéler ce qui m’intéresse, ou ce que le hasard me fait découvrir.

Il y a également certaines séries de dessins où les textes sont dessinés au tampon, comme Cartels, provenant des descriptions d’œuvres vues à la biennale de Venise en 2017, et mis en relation avec des dessins relativement abstraits, ce qui crée une forme d’absurdité. Dans la série Fotoromanzo for me, cette fois les textes sont extraits de citations d’artistes et de personnalités diverses, composant un autoportrait plein de dérision, à la manière d’un roman photo.

OLIVIER GARRAUD : Le titre de mes œuvres est directement lié à l’idée qui la motivé. Il m’arrive d’opérer de léger décalage par exemple avec ma série de fumées noires que j’ai intitulées Signaux noirs. Parfois je ne vais pas chercher plus loin comme pour le multiple Made in China qui est un porte-conteneurs arborant la célèbre mention éponyme. Dans L’Office du dessin, j’ai carrément évacué cette question, puisque chaque dessin à défaut d’avoir un titre est numéroté et même renuméroté si celui-ci est modifié.

Enfin concernant le langage et les images, disons qu’au point où j’en suis rendu je confonds les deux. Selon les besoins je vais faire intervenir seulement le texte, ou le dessin, ou une articulation des deux.

9. Comment le dessin peut-il être amener à dépasser le cadre de la feuille ?

GIANPAOLO PAGNI : En ce qui me concerne c’est plutôt dans l’« exercice » de la scénographie d’une exposition qui m’amène à faire sortir le dessin de la feuille ou de la toile. Il faut occuper l’espace. Je conçois mes expositions comme mes livres. C’est un peu comme lorsqu’on monte un film : Il faut trouver un rythme visuel, constitué de moments calmes et d’accélérations, avec de l’humour et du drame… Si l’espace de monstration s’y prête, je conçois de grands murals éphémères constitués de dessins imprimés, de peintures et d’écrans vidéos sur lesquels tournent en boucle des gif animés surexcités de textures et motifs.

OLIVIER GARRAUD : Comme je le disais plus haut, je considère ma pratique du dessin comme étant une pratique de dessin à dessein, qui plus est j’envisage L’Office du dessin et l’ensemble des dessins compilé dans cette série de comme un catalogue d’idées. Ainsi selon les opportunités j’ai pu réaliser par exemple le multiple Conspiracies don’t exist qui est une paire de lunettes produite et diffusée par L’Endroit édition. En ce moment, à Bordeaux aux alentours de la Fabrique Pola on peut retrouver quatre de mes dessins de panneaux -réaliser et produit en sculpture par Zebra3- dans une version de trois mètres de haut, conçu pour l’espace public. Pour l’exposition : Entre les lignes, on retrouve les fumées noires dont j’ai déjà parlé, qui sont également un exemple de passage du dessin à un autre médium. Je suis dessinateur, mais j’apprécie dépasser le cadre de la feuille de papier. Cela me permet de faire circuler mes idées autrement et aussi d’investir les espaces d’exposition ou l’espace public de différentes manières.

exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes
exposition Entre les lignes, Olivier Garraud et Gianpaolo Pagni, Atelier 8, Collectif Bonus, Nantes