ENTRETIEN – LIZA AMBROSSIO

ENTRETIEN – LIZA AMBROSSIO

ENTRETIEN / Liza Ambrossio et Eléonore Aublayd

Depuis que je les ai quittés

2021

Liza Ambrossio est née en 1993 au Mexique. Elle vit et travaille actuellement entre la France, le Mexique et l’Espagne. L’année passée, elle était en résidence à la Casa de Velázquez – Académie de France à Madrid, où nous nous sommes rencontrées il y a plus d’un an maintenant. Dans cet entretien, elle nous fait part de sa pratique, établie pas à pas comme les chapitres d’une vie vécue, passée, mais également présente au quotidien. Elle nous partage également l’histoire d’un apprentissage constant des réalités du monde, d’une nécessité de le comprendre et d’une envie irrépressible et permanente de vivre libre.

EA : En premier lieu, comment te présenterais-tu à un public qui ne te connaît pas, et qui ne connait pas ton travail ?

LA : Je suis Liza Ambrossio, artiste mexicaine. Mon travail est un mélange entre la culture dans laquelle j’ai grandi et mon histoire personnelle, familiale et psychologique. Une notion fondamentale dans mon travail est la notion de sorcellerie, qui est pour moi la représentation du féminin, et du féminisme. 

La rage de la dévotion

Dans une culture très machiste et compliquée comme celle du Mexique, j’ai travaillé sur un premier travail, La ira de la devoción [La rage de la dévotion]. J’ai commencé à 16 ans, au moment où j’ai quitté ma famille pour de nombreuses raisons, et j’y ai travaillé pendant dix ans. J’ai d’abord réfléchi à ce qu’il se passait à côté de moi ; c’était un moment où la guerre avec les narcotrafiquants a commencé et où j’ai également débuté le journalisme en tant que photographe Nota roja, un type de photographie journalistique très particulière spécifique au Mexique ; il s’agit de prendre en photo par exemple, des victimes de torture des narcotrafiquants, des suicides collectifs, des assassinats ou autrement dit, tout ce qui est en lien avec la mort. 

Ce fut extrêmement fort pour moi, notamment parce qu’au même moment, mon meilleur ami s’est suicidé alors que j’habitais avec lui ; j’ai perdu à la fois son amitié, mais aussi gagné son travail car il était journaliste. J’ai donc perdu à la fois ma famille et mon meilleur ami. Ce fut le déclenchement de mon travail ; j’ai ainsi décidé d’utiliser la photographie et la performance, l’histoire de l’art, de la peinture et tout particulièrement l’histoire de la peinture espagnole, par exemple avec Saturne dévorant un de ses fils, 1823, de Goya. Cette œuvre est très importante pour moi car dans de nombreux moments de ma vie, j’ai eu cette impression que ma mère me mangeait, comme si je n’étais pas vivante.

Blood orange

J’ai également commencé un autre travail en 2017, Blood orange, au moment où je me suis intéressée à la psychanalyse, dans laquelle il est important, pour grandir, de tuer symboliquement son père et sa mère. Mon père est mort quand j’étais enfant et ma mère est peut-être morte aujourd’hui. Mais en même temps, ma famille est morte depuis que je les ai quittés. J’en ai fait un livre, grâce à la maison éditoriale Kehrer en Allemagne qui le présentera en mai prochain. L’idée fondamentale est de parler de la mort et du divorce nécessaire avec la famille, qui est pour moi très toxique et pas nécessaire éternellement, car elle peut être une barrière pour ta propre personnalité et ton développement en tant qu’adulte, d’autant plus dans une société comme dans laquelle j’ai grandi, où la religion, le patriarcat et la famille en sont les piliers. 

Too strong for fantasy

Ensuite, j’ai commencé la vidéo avec un court-métrage qui s’appelle Too strong for fantasy, c’est la première fois que je travaillais avec l’idée de Tarkovski qui a écrit sur l’utilisation de la musique dans le cinéma. Pour lui, la musique et le cinéma ont une relation toxique. Après avoir lu ce texte, j’ai donc réalisé ce film, en Espagne. J’ai mélangé les sonorités de mon enfance et de la relation que j’entretiens avec elle. Pour moi, l’enfance est semblable à l’idée de monstruosité, des démons et de l’enfer. J’ai beaucoup regardé d’enfants morts, de bébés morts, c’est quelque chose qui a été important pour moi. J’ai également mélangé ces sonorités avec les images de l’actualité et de mon paysage mental.

L’étape de la sorcière

Après ces projets, j’ai commencé La etapa bruja [L’étape de la sorcière], que j’ai présenté pour la résidence de la Casa de Velázquez ainsi qu’auprès du Quai Branly. J’y parle de féminisme avec l’idée que je m’en fais, en essayant d’être très ouverte avec les choses que j’ai appris pendant mon enfance ; ma grand-mère me disait que j’appartenais à une lignée de sorcières, comme toutes les femmes de ma famille. J’ai mélangé ces idées avec des rêves que je faisais, des histoires que j’ai vu à la télévision comme celle d’une mère qui a vu sa fille se faire assassiner. Il faut savoir que le Mexique est le pays où il est le plus difficile de vivre pour un pays « en paix », ou du moins non déclaré en guerre. Beaucoup de femmes assassinées ne sont pas déclarées mortes mais disparues, la différence entre classes sociales est très importante ainsi que le contraste avec les États-Unis ; la situation est très compliquée. Beaucoup de filles de 14 ou 15 ans sont assassinées juste parce qu’elles sont belles, ou gentilles par exemple. 

Ma relation avec ces problématiques est très intense, car yo no soy una de esas muertas por suerte1, et uniquement par chance, pas parce que je suis plus intelligente ou plus cultivée ou pour d’autres raisons. Il est possible pourtant que je sois déjà morte dans mon pays. 

Je m’inspire aussi d’une idée de Derrida, qui parle de la mort comme étant très proche, à côté de l’amour. Pour moi, elles sont toujours très à côté. Il dit que lorsque tu trembles sans savoir pourquoi, c’est une situation où la mort est proche, car tu as peur de ne pas comprendre pourquoi tu trembles. Et qu’en même temps c’est un moment où tu es proche de ta vraie nature. Je pense que pour surmonter la mort d’un proche et vivre, tu dois manger et boire symboliquement les peaux ou le sang des morts. C’est le récit de ma vie personnelle et c’est ce que j’ai fait dans mes rêves. 

J’essaie d’en parler à travers la photographie, la sculpture qui est très connectée aux rituels, à l’idée de la religion par exemple. Je travaille aussi beaucoup avec les miroirs, qui représentent aussi la possibilité de changer d’univers. J’écris également beaucoup, et j’aimerais faire un travail de vidéo plus narratif.

Liza Ambrossio, Blood Orange, 2017-2020
Liza Ambrossio, Blood Orange, 2017-2020

EA : Quand tu parles de narration, dans le sens où ton travail est un mélange de fiction, de documentation et d’histoires personnelles. Dans les différentes étapes dont tu viens de nous parler, pourrait-on les considérer comme une sorte de chapitres, de récit produit par ta pratique artistique et par ton mode de vie, comme une sorte de biographie ou d’autofiction que tu transmettrais ?

LA : Dans le sens où je transformerais ma vie en fiction et la découperais en chapitres ?

EA : Ta vie ou ce qui t’inspire dans la vie, les choses qui ont eu et ont un impact dans celle-ci et sur lesquels tu as eu un impact aussi. Ce que je perçois notamment dans ta pratique, c’est que tout est imbriqué.

LA : Oui, mon travail est très personnel ; l’art et la vie sont une seule et même chose. C’est impossible de les séparer. Donc je fonctionne exactement comme tu l’as dit, en chapitres. Mais pour mon dernier travail, j’ai décidé de travailler sur le présent. J’ai énormément parlé de mon passé. Ma vie a longtemps été un traumatisme, une histoire qui se répète sans cesse ; mais maintenant, ma vie est belle, intéressante, enviable même. J’ai toujours de nouvelles idées, je commence à avoir confiance en mon travail, je fais plein de rencontres. Je dois donc parler du présent, en prenant aussi en compte la situation politique actuelle, même si je suis une artiste et pas une activiste. 

EA : Quand tu exprime ton envie de parler plus de politique, et comme pour toi l’art et la vie ne sont qu’un, qu’aimerais-tu accomplir à travers l’art et quel est sa place au sein de nos sociétés ?

LA : Mon grand rêve est d’avoir un groupe de travail qui me donne la possibilité d’être fière de mon travail. Je suis honnête avec ce que je pense de la féminité et du féminisme. Pas le féminisme « européen », qui est pour moi rempli de complications. Les histoires que j’ai vécues et photographiées sont tellement graves envers les femmes, elles n’existent pas ici en Europe. Je parlais la dernière fois avec une curatrice chilienne, avec qui nous avons eu une grande connexion sur cette notion ; il est impossible de comprendre les violences vécu en Amérique du Sud sans les avoir vécues là-bas, par exemple d’imaginer en sortant de chez soi que tu ne rentreras jamais car tu risques de te faire assassiner.

EA : Du coup, ce que tu entends pas « féminisme européen », c’est un féminisme un peu coupé de certaines réalités du monde, un féministe que l’on pourrait qualifier de privilégié ?

LA : Oui, plus basé sur l’histoire européenne quoiqu’il en soit. Un féminisme qui parfois refuse de s’avouer que les femmes aussi peuvent être très machistes, soutenir ce système, et assassiner d’autres femmes par exemple.

EA : Est-ce que tout ce que tu viens de dire, sur ta pratique artistique et ce que tu as vécu à un impact direct sur ton rapport avec les autres ?

LA : Oui bien sûr. C’est très intériorisé. Pendant longtemps, je ne supportais pas de toucher les gens, et j’ai beaucoup travaillé dessus. Ça a d’ailleurs commencé en France car les gens se font la bise pour se dire bonjour. Au Mexique, les gens me pensaient arrogante parce que je ne touchais pas les gens – c’est d’ailleurs un avantage pendant le COVID – mais j’ai maintenant compris pourquoi il est important parfois, de toucher les personnes. 

Ouvrir ma vie à d’autres personnes, profondément, est aussi très compliqué. 

Liza Ambrossio, Blood Orange, 2017-2020
Liza Ambrossio, Blood Orange, 2017-2020

EA : Si tu devais faire autre chose que de l’art, que ferais-tu ?

LA : Sans hésitation, de la médecine. Mais aujourd’hui, je pense que je suis sur le bon chemin de ma vie. La médecine est moins ouverte que l’art, qui est très libre et dans lequel je peux tout faire. L’art est plus adéquat pour moi et j’ai pour lui un amour infini. L’art est aussi une forme de politique, ainsi qu’une forme de médecine qui me guérit de beaucoup de choses que la médecine elle-même serait incapable de guérir.

EA : Et si tu devais citer deux références importantes pour ton travail?

LA : Dans l’art, el chivo Lubezki (Emmanuel Lubezki), directeur de la photographie et de cinéma. Il a une sensibilité incroyable. Sa vie est son œuvre. Ensuite, toute mon enfance et mon adolescence ont été baignées par les histoires des narcos en Colombie. J’ai le sentiment que des personnes capables de se couper complètement de la réalité sont presque comme des artistes. 

EA : Et toi, te perçois-tu comme coupée de la réalité ou au contraire, ancrée profondément en elle ?

LA : J’ai développé l’habileté de percevoir toutes les fantaisies au sein de la réalité. L’imagination fait intégralement partie de moi même si je suis très consciente des réalités du monde. Elle donne la capacité de savoir ce qui est le mieux aussi pour ta vie, de comprendre le passé et d’imaginer ton avenir. Elle t’offre de l’espoir. En tout cas, elle m’en offre. 

1 En français : « Je ne fais pas partie de ces femmes mortes par chance ».

LIZA AMBROSSIOBiographie
Liza Ambrossio a commencé sa pratique artistique à l’âge de seize ans lorsqu’elle a demandé à une ancienne domestique de la maison de sa mère de voler les photographies des albums de famille à la recherche de traces d’un passé sombre pour lequel il semblait n’y avoir aucune preuve. Elle entreprend alors un voyage de découvertes psychiques et physiques inondées de perturbations, de magie, de traumatismes, de rêves et de visions. Dans ces moments, elle découvre que l’enfer intérieur contient le même enfer qui explose à l’extérieur.
Après avoir terminé ses études universitaires à la Facultad de Ciencias Politicas y Sociales de l’UNAM, à Mexico, spécialisée dans le journalisme et le cinéma politiques à l’U.T (USA), elle a reçu de multiples bourses aux États-Unis et en Europe, dont la bourse Descubrimientos pour le Master en photographie et les projets artistiques au PIC. 
Elle est l’autrice du livre The rage of devotion, son travail a été exposé en Europe, aux États-Unis, en Corée du Sud et au Mexique. Elle a reçu le prix FNAC Nuevo Talento en Espagne, Voies Off à Arles, France la même année 2018, le Flash Forward au Canada, le PhEST en Italie et le PHmuseum New Generation Grant au Royaume-Uni en 2019, et récemment le prix annuel de photographie du Musée du quai Branly – Jacques Chirac à París, France. En 2020- 2021, elle a été une artiste membre de l’Académie de France à Madrid. Elle est également l’autrice de Blood Orange, publié en 2021 par les éditions Kehrer Verlag.

Lien site : https://lizaambrossio.com/

Lien Instagram :  https://www.instagram.com/lizaambrossio/?hl=fr

Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018
Liza Ambrossio, La ira de la devoción, 2008-2018