JULIETTE BENTAHAR

JULIETTE BENTAHAR

Juliette Bentahar, Les mères sans l’enfant, impression sur papier plan, plusieurs dimensions, 2019

PORTRAIT D’ARTISTE / Juliette Bentahar
Par Maya Trufaut

DANS LE CADRE DE COOPÉRATIVE CURATORIALE HORS LES PAGES

Des œuvres de Juliette Bentahar, il se dégage une étrange familiarité. C’est que, pour créer, elle regarde du côté des sentiments et imagine leur potentialité formelle. Amour, tristesse, deuil : à quoi ressembleraient-ils, s’ils devaient prendre forme ? Comment réifier de façon personnelle et universelle à la fois ? L’artiste touche à tout, sans limite de médiums, afin de restituer ses ressentis les plus intimes et de révéler au mieux la beauté plurielle des émotions humaines. 

Juliette Bentahar ne prétend pas tout retranscrire en une seule œuvre, cela ne suffirait pas à exprimer les méandres infinis et complexes d’un sentiment. Chaque projet est pensé comme un cycle de plusieurs années, où elle entreprend des recherches, réalise des essais, multiplie les matériaux et les techniques. Elle n’envisage pas l’œuvre dans son unicité, mais la créée au sein d’un ensemble complet, varié, qui ne prendrait sens qu’à travers une monstration groupée. Conçus à partir de matériaux différents, les travaux n’ont pas forcément un lien visuel fort. Pourtant, exposés séparément, il sont vidés de leur récit commun ; ce n’est que collectivement qu’ils viennent dialoguer pour former un tout, interdisciplinaire. 

L’artiste n’hésite donc pas à diversifier les médiums pour son dernier projet, toujours en cours, dont le sujet maintes fois exploité, reste pourtant inépuisable : l’amour. En se basant sur une enquête menée auprès du public, Juliette Bentahar passe par l’adaptation des réponses sous forme de haïkus, avant de retranscrire la poésie en compositions picturales abstraites. Ce glissement d’une technique à une autre, comme la recherche d’un langage transversal, avait déjà fait l’objet d’un précédent travail. 

Ainsi, dans sa série de peintures Fraction-Subjection élaborée en 2018 dans le cadre d’un cycle sur le deuil, elle choisit de transposer la photographie en peinture. À partir de négatifs trouvés dans une brocante, elle sélectionne des détails qui l’interpellent, la touchent, et les traduit sensiblement sur la toile. Absente de ces instants captés sur la pellicule, Juliette Bentahar tente pourtant d’en restituer la subjectivité, à travers des tableaux se rapprochant d’images mentales, énigmatiques et vaporeuses.

Travailler d’après des photographies, comme uniques témoins d’un temps révolu, c’est aussi une façon d’aborder la question de la fragilité du souvenir. En 2019, dans son projet Aubert, mené également dans le cadre de sa recherche sur le deuil, l’artiste filme un tirage photo en chambre noire, interrompu par la lumière. L’image, qui commençait à apparaître, s’obscurcit alors soudainement avant de se dissiper totalement et irréversiblement.

Cette peur de voir s’effacer et disparaitre la mémoire, sensorielle et émotionnelle, pourrait résumer à elle seule le travail de l’artiste. Créer devient un prétexte à collecter l’immatérialité des ressentis qui nous lient, et les cristalliser pour ne pas oublier. Dans un monde submergé par le superflu, Juliette Bentahar revient à l’essentiel.

Maya Trufaut,
Assistant curator du CACN