PIERRE-LIN RENIÉ

PIERRE-LIN RENIÉ

vue d’atelier, novembre 2013 : la collection des photographies

ENTRETIEN / Pierre-Lin Renié

par Alex Chevalier dans le cadre de « Entretiens sur l’édition »

Photographe, Pierre-Lin Renié considère l’espace de la publication comme un espace potentiel de monstration dans lequel son travail prend place. L’artiste produit depuis plusieurs années maintenant une collection d’images qui ne sont liées, ni par leur sujet, ni par leur récit ou leur espace-temps, mais bien par leur hétérogénéité, le tout formant une base dans laquelle il pioche pour réaliser son œuvre. Dans cet entretien, réalisé à la fin de l’automne 2021, nous revenons notamment sur le rapport qu’entretien l’artiste à la photographie, au quotidien, à l’auto-édition et à l’histoire.

Pierre-Lin, pourrions-nous dans un premier temps revenir sur ta pratique de la photo ? Elle me semble constitutive de la façon dont ton travail se construit et surtout, de ton rapport à l’édition.

Comme beaucoup de personnes de ma génération (je suis né en 1966), j’ai appris la photographie dans le cadre familial. L’un de mes oncles était photographe amateur, de façon très investie et sérieuse. Il a su comprendre que cela pouvait m’intéresser, et m’a offert un petit appareil de type Instamatic quand j’avais dix ans – j’en avais acheté un l’année précédente, encore plus rudimentaire, mais il pensait qu’il me fallait mieux. Nous nous retrouvions au moins chaque été chez ma grand-mère, et nous discutions longuement en regardant nos photographies et des magazines spécialisés. Cela a été déterminant, et m’a conduit à stimuler le goût de l’observation que j’avais commencé à développer naturellement. Après deux ans en histoire de l’art à l’université, j’ai rejoint l’École Nationale de la Photographie à Arles. Ce furent trois années intenses et enthousiasmantes de formation, au sens le plus fort du terme. Mais après mon diplôme en 1989, je me suis trouvé dans une impasse : je ne voyais pas d’issue en dehors de ce qui venait d’apparaître à l’époque, une photographie « forme tableau », souvent mise en scène, alors que cette pratique ne m’intéressait pas personnellement, même si j’en mesurais les qualités. Une quinzaine d’années d’interruption suivirent, durant lesquelles j’ai eu une pratique épisodique de volumes et d’assemblages, nécessaire et qui reste un moment important, mais qui s’est effilochée d’elle-même. 

À la faveur d’un séjour de six mois à New York en 2004, j’ai acheté l’un de ces petits appareils numériques qui étaient encore nouveaux, et je me suis remis à photographier, dans cette ville que je connaissais un peu, mais mal, et où tout apparaissait sous le jour excitant de la nouveauté. Je retrouvais là un plaisir et une insouciance à regarder le monde et à l’enregistrer sous forme d’images, sans autre prétention que celle de l’amateur – là aussi au sens fort – dégagé de tout impératif de « projet ». Au retour en France, j’ai continué, non sans être troublé par la grande hétérogénéité de ce que je photographiais. Après avoir accumulé plusieurs centaines d’images, j’ai décidé que cela allait devenir un travail artistique. Mais au lieu de réduire le champ, de « trouver un sujet » qui finirait peut-être par émerger de cette masse, j’ai au contraire décidé de l’ouvrir au maximum. Au moins potentiellement, je voudrais pouvoir tout photographier – en tout cas, dès lors que cela a lieu dans l’espace public au sens large, un espace partagé et qui nous concerne donc collectivement. Tout peut faire image. Tout, sans hiérarchie, de façon démocratique, pour reprendre la belle expression de William Eggleston. Et sans hiérarchie même à l’intérieur de chaque image : dans le plan rabattu du cadre photographique, tout devient visible, et tout revêt une importance égale. La photographie est un merveilleux moyen pour décrire le monde, ce qui est une partie de mon ambition. Cela implique que les images soient nettes, claires, souvent frontales, dans la tradition du « style documentaire » hérité de Walker Evans, et en couleur. Cette diversité affirmée des sujets est aussi une façon de réinvestir les grands genres de la photographie, dans toute la complexité et l’étendue de son histoire, y compris celle de la photographie amateur de mon enfance, bien sûr. 

Puisque le sujet n’était plus un critère, il fallait choisir au moins un paramètre de classement pertinent qui soit extérieur à l’image. J’ai commencé à organiser mon corpus en planches portant chacune la date de prise de vue. C’est une façon simple d’ancrer chaque image dans une expérience commune. Cela me permet de les ranger, non pas chronologiquement, mais en tenant seulement compte des jours et des mois, en mélangeant les années – tous les 6 décembre ensemble, suivis de tous les 7 décembre, etc. Ce jeu sur la temporalité et ses récurrences est une autre des lignes du travail. Cette forme de planche (une image bordée de marges, un texte centré en dessous) est issue du monde de l’édition, en particulier de la tradition de l’estampe. 

Pierre-Lin Renié, livres auto-édités, 2011-2020
Pierre-Lin Renié, livres auto-édités, 2011-2020

Comment en es-tu arrivé à développer ton travail sous la forme d’éditions ?

Après mes études, j’ai travaillé longuement au musée Goupil, spécialisé dans l’édition d’art au XIXe siècle, estampe, photographie, livres et revues illustrés. C’est une collection passionnante, et j’ai beaucoup appris durant ces années. J’ai conçu plusieurs expositions et publié des études sur ces débuts de la production industrielle des images, moment clef qui résonne encore aujourd’hui. Cela m’a ouvert à nouveau les yeux sur une caractéristique fondamentale de la photographie, sa multiplicité. Elle a eu tendance à être gommée, en particulier dans les années 1990, où l’acceptation de la photographie sur la scène et le marché de l’art contemporain s’est faite en affirmant à la fois sa rareté et son autonomie de tableau, non sans lourdeur ni autoritarisme, au détriment de sa capacité à se multiplier, en une forme légère et volante. Imprégné de cette histoire des images produites en nombre, j’ai eu l’intuition de la réactualiser avec mes propres photographies. Ce moment correspondait à l’essor d’internet, les images se mettant à circuler de plus en plus vite, et aussi au déclin de la photographie argentique et aux développements de l’impression numérique à jet d’encre. L’image photographique devenait encre et papier, renouant avec des expérimentations du XIXe siècle. Depuis toujours, elle est liée à l’édition et à l’imprimé – c’est même cela qui a dirigé les recherches de son inventeur, Nicéphore Niépce. Les planches que j’évoquais précédemment ne font que reprendre des formules d’apparition des photographies en vigueur dans les années 1850, calquées sur celles de l’estampe. 

Le travail au musée, puis sur mes propres images, a suscité un regain d’intérêt pour des questions que j’avais délaissées : les éditions d’artistes, particulièrement de la mouvance conceptuelle des années 1960-70, le livre d’artiste et le livre de photographies, le multiple… Tout cela a éclairé ma pratique. Dès le début, il y a eu aussi la certitude que chaque image peut apparaître sous une grande quantité de formes – de formats, de supports, isolée ou assemblée avec d’autres, dans un montage ou une séquence… Elle n’est certainement pas condamnée à une apparition unique qui disqualifierait toutes les autres, réduite à un format et un support qui en seraient la résolution ultime, comme c’est le cas avec la « forme tableau ». Je crois au contraire que le potentiel de résistance de la photographie réside dans sa capacité à se multiplier. Elle est désespérément plate, pauvre, fragile… elle n’existe pas tant qu’elle n’a pas trouvé un support sur lequel se fixer… mais en contrepartie, elle est fluide – liquide, même, pouvant se couler à peu près n’importe où, dotée de cette force extraordinaire d’apparaître simultanément où bon lui semble, de se glisser sous la porte et de rentrer même là où elle n’est pas invitée. J’ai simplement décidé de mettre à profit cette remarquable puissance. 

Pierre-Lin Renié, vue d’atelier, août 2020 : livres auto-édités (sur la table) et [minutes] n° 1 à 7 (au mur)
Pierre-Lin Renié, vue d’atelier, août 2020 : livres auto-édités (sur la table) et [minutes] n° 1 à 7 (au mur)

Dans un entretien datant de 2015 réalisé avec Didier Arnaudet, tu y expliques un rapport à l’édition qui m’est cher et que nous partageons, tu dis du livre qu’il est « comparable à un espace d’exposition – un espace d’exposition transportable, manipulable, produit en nombre, et appropriable par chacun à faible coût. » Pourrions-nous justement revenir sur ta conception du livre d’artiste et la place qu’il prend dans ta démarche ?

Sol LeWitt est un artiste qui compte beaucoup pour moi, sur bien des plans, et ses livres font partie de ceux que je regarde régulièrement. Il m’est même arrivé de mesurer les marges de certains d’entre eux, pour mieux saisir comment les images occupent la page. À mon sens, personne n’a exposé mieux que lui les caractéristiques et avantages du livre d’artiste. C’est un court texte paru dans Art-Rite en 1976¹, si concis, si dense, si précis… vraiment admirable. En une dizaine de lignes seulement, il affirme plusieurs points avec lesquels je suis en total accord : l’idée d’un espace autonome, transportable, qui s’ouvre et se ferme à volonté, proposant une séquence sans l’imposer (le lecteur conserve la liberté de sauter des pages, ou de revenir en arrière), publié en quantité, et qui ne coûte pas nécessairement cher, ni à produire, ni à acquérir. Tout ceci fait du livre un outil incomparable, non seulement pour reproduire et diffuser un travail, mais plus fondamentalement pour lui donner une forme.

J’ai réalisé mon premier livre en 2011, après l’expérience d’une première exposition en galerie, avec toute la lourdeur de production que cela implique, même si elle restait raisonnable. J’y voyais une alternative pour continuer à travailler, de façon autonome et plus souple, en explorant plus en profondeur ce caractère multiple de la photographie si important à mes yeux. Depuis, il y en a eu une dizaine, certains très denses (D’autres jours comporte deux volumes de 734 pages, accompagnés d’un cahier de textes), d’autres assez légers (souvent une trentaine de pages, jusqu’à Arracher les ronces, un simple A3 plié en deux, soit quatre pages). Il y a aussi des publications autres que des livres : cartes, posters, dépliants… Elles répondent souvent à une vieille marotte : élaborer une forme qui ait sa place aussi bien dans les rayonnages d’une bibliothèque que sur un mur, que l’on puisse ouvrir, déplier et manipuler assis à une table, ou contempler une fois exposée. C’est le cas de [minutes], des dépliants-posters publiés depuis 2016. Chacun rassemble une suite de photographies prises sur quelques minutes, dans une grille de mise en page et des pliages variables. 

Tout ceci est possible du fait des technologies numériques, permettant d’imprimer avec une qualité standard et de petits tirages, de l’ordre d’une centaine d’exemplaires, à des coûts assez réduits. Les supports numériques eux-mêmes m’intéressent aussi, en particulier les plateformes de blogs ou de réseaux sociaux. Leurs fortes contraintes permettent paradoxalement de s’y couler aisément, et ils offrent une immédiateté stimulante – publication et diffusion confondues en un seul geste –, même si leur portée est parfois illusoire. D’autres jours a d’abord existé sur Tumblr. Durant deux ans, chaque jour, j’ai posté une photographie prise le même jour, mais lors d’une année précédente – une sorte d’almanach rétrospectif, qui est toujours en ligne. Très vite, j’ai eu conscience que cette aventure trouverait un prolongement imprimé, et que se construisait également là le chemin de fer d’un livre. Mais au lieu d’y travailler intensément sur un laps de temps donné, comme cela se produit d’ordinaire, cela avait lieu sur deux années, entraînant une dilution des choix à opérer, en les remettant en jeu chaque jour durant un bref moment. Étirer ainsi la durée du travail le rendait perméable à tout le quotidien – les événements du jour, l’humeur, la météorologie, etc. – jouant sur la temporalité d’une autre façon encore. Je réfléchis actuellement à la façon dont publier autrement la longue séquence figurant déjà sur mon compte Instagram, Delay Included, que je considère là encore comme un travail à part entière, mené depuis 2017. Mais je ne crois pas que cela sera un livre cette fois-ci. 

Pierre-Lin Renié, D’autres jours, auto-édité, 2020.  Édition composée de : - 2 volumes 21 x 29,7 cm, 734 pages chacun, impression numérique sur couché mat 130 g, dos carré-collé, couverture brillante ; - 1 cahier 21 x 29,7 cm, 36 pages, impression sur papier mat 100 g, agrafé ; avec des textes (bilingues français-anglais) de Marie Muracciole, de Pierre Dourthe, ainsi que le catalogue des livres et imprimés publiés de 2011 à 2019. Le tout réuni dans une boite en carton. 80 exemplaires
Pierre-Lin Renié, D’autres jours, auto-édité, 2020. Édition composée de : – 2 volumes 21 x 29,7 cm, 734 pages chacun, impression numérique sur couché mat 130 g, dos carré-collé, couverture brillante ; – 1 cahier 21 x 29,7 cm, 36 pages, impression sur papier mat 100 g, agrafé ; avec des textes (bilingues français-anglais) de Marie Muracciole, de Pierre Dourthe, ainsi que le catalogue des livres et imprimés publiés de 2011 à 2019. Le tout réuni dans une boite en carton. 80 exemplaires
Pierre-Lin Renié, D’autres jours, auto-édité, 2020 Sélection de doubles pages du volume 1
Pierre-Lin Renié, D’autres jours, auto-édité, 2020 Sélection de doubles pages du volume 1

Il y a aussi un autre aspect de ton travail qui m’interpelle, le fait que tu réalises tout toi-même, de la conception à la réalisation, en passant par la distribution. Il y a quelque chose de très lié au Do It Yourself dans tout ça. Est-ce que cela semble important à tes yeux, en tant qu’artiste (et éditeur), de maitriser chaque maillon de la chaîne éditoriale ?

Disons que j’ai un certain goût pour la solitude et l’autonomie… ! Mais plus qu’une volonté de maîtrise, c’est surtout le choix d’utiliser des moyens assez ordinaires, à ma portée. L’une des grandes brèches ouvertes par la génération de l’art conceptuel a été de montrer que l’on peut produire de l’art en faisant « comme tout le monde ». Robert Smithson et Douglas Huebler utilisaient un Instamatic, l’appareil de la photo de famille par excellence, et donnaient leurs pellicules à développer au laboratoire du coin. C’était une rupture radicale avec les usages établis de la photographie « artistique » ou « professionnelle ». Je me reconnais dans cette position, et j’y retrouve aussi le caractère d’une pratique amateur qui m’est chère, comme je l’ai déjà indiqué. Pour les éditions, je n’utilise pas de matériel sophistiqué, et je recours à des services d’impression numérique en ligne, offrant une qualité standard à prix modiques. Je travaille en ce moment à la conception d’une publication périodique très légère que j’imprimerai moi-même, sur mon imprimante jet d’encre domestique on ne peut plus ordinaire, façonnée à la main. Cela produit un résultat différent de l’impression numérique industrielle ; les images ne sont pas tramées et conservent leur continuité. En l’occurrence, mon imprimante de bureau me suffit, et il serait inutile de passer par un atelier d’impression équipé de traceurs utilisant huit ou douze nuances d’encre différentes, sur des papiers pur coton de 350 grammes. Ce serait disproportionné, et le résultat sans doute un peu ridicule, même si une certaine disproportion peut parfois être pertinente. La question est toujours : quels sont les moyens nécessaires – vraiment nécessaires ? Le rapport d’échelle entre ce qui est mis en œuvre et le résultat doit être ajusté précisément, et il s’agit toujours d’obtenir la meilleure qualité pour la mise de fonds effectuée. 

Il y a aussi une micro utopie derrière tout cela, une économie restreinte, comme en modèle réduit, presque un jeu d’enfant, mais qui existe « pour de vrai » dans le monde réel. Je vends certaines de mes productions en établissant des factures de 20 ou 30 euros, et ce geste est très important pour moi. Il les affirme comme une œuvre assumée et officialise la circulation et l’échange. Ces éditions volontairement bon marché – parfois même gratuites – font autant partie de mon travail que les tirages encadrés, plus ou moins grands, très bien produits, limités à quelques exemplaires numérotés, avec des nuances somptueuses, qui se vendent mécaniquement plus cher. J’accorde aux unes et aux autres une attention identique en termes de conception et de réalisation. Je tiens ces deux lignes ensemble, l’une éclairant l’autre. 

Pour autant, je ne suis pas du tout opposé à l’idée de collaborer avec des éditeurs. L’occasion ne s’est simplement pas présentée jusqu’ici – à une exception près, les 12 cartes pour le cdla, éditées par le Centre des livres d’artistes de Saint-Yrieix-la-Perche, une institution remarquable que tu connais bien. Je crois que l’un des grands problèmes pour un artiste est de tenir. Continuer. Avancer, poser sur la table une chose après l’autre, avec les moyens dont on dispose. Par l’autonomie qu’elle procure, l’édition me permet de continuer, sans attendre un hypothétique appel téléphonique ou un mail de quelqu’un qui me proposerait « quelque chose ». Mais cela ne m’empêche pas de répondre aussi au téléphone et aux mails.

Pierre-Lin Renié, [minutes] n° 2, décembre 2016 : Jour de grand vent, Washington, 8 mars 2013, 16:35:11-16:35:45 Impression numérique sur couché brillant 130 g 21 x 27,2 cm (fermé), 42 x 54,5 cm (ouvert)
Pierre-Lin Renié, [minutes] n° 2, décembre 2016 : Jour de grand vent, Washington, 8 mars 2013, 16:35:11-16:35:45 Impression numérique sur couché brillant 130 g 21 x 27,2 cm (fermé), 42 x 54,5 cm (ouvert)

J’aimerais également que l’on aborde la question de l’archive. Il y a différents éléments que nous retrouvons d’une édition à une autre, outre les mises en pages systématiques, il y a ces titres, ou en tous cas ces légendes, très méthodiques où l’on peut lire le sujet, le lieu et la date de chaque photographie. Cela a alors pour effet direct d’inscrire ton travail dans notre présent, mais aussi de traduire une forme de journal de bord, une archive de ton quotidien qui nous permet de te suivre, de lire tes déplacements. Cet ancrage dans le présent est-il important à tes yeux ? Et aussi, quel lien dirais-tu que tu entretiens avec l’archive ?

Plus que l’archive, qui a tendance à se constituer d’elle-même, je préfère le terme de collection, qui implique d’être plus raisonné, de faire des choix, et autorise des modes d’organisation plus fluctuants. Enfant, je collectionnais les timbres, que j’agençais et ré-agençais durant des heures. J’ai ensuite passé plusieurs années de ma vie professionnelle dans un musée, à m’occuper d’une collection d’images. Cela n’a pas beaucoup changé. La photographie telle que je la pratique est une forme de collecte d’images. Mais l’ensemble, ou ses fragments tels qu’ils apparaissent publiquement dans les éditions ou les expositions, ne forme pas un journal de bord. Bien sûr, on peut déduire que j’étais à tel endroit à tel moment, que j’y ai visité telle église ou tel musée, etc. Mais cela reste anecdotique et périphérique. La chronologie est le plus souvent bousculée, les temporalités distordues, et tout se déroule dans l’espace public. Pour autant – et je te rejoins ici –, à ces strates temporelles s’ajoute celle du présent, dans lequel tout est projeté, à chaque apparition de chaque image. Il s’agit de réorganiser et publier maintenant des morceaux du monde que nous partageons, de produire des formes de récits, ou plutôt des machines à récits, plus ou moins fictionnels. 

Mes histoires personnelles ne sont pas très passionnantes, et je n’ai guère le désir de les partager en dehors de la sphère privée. En revanche, c’est très important que tout cela reste ancré dans le monde, et dans une expérience commune (en tous les sens du terme) du monde. J’ai évidemment conscience qu’il existe une grande variété de mondes, séparés par des fossés parfois infranchissables. Mais, là encore, je travaille à partir de ce à quoi j’ai accès, en m’attachant souvent à ce qui apparaît le plus commun. Poser les cadres et les structures d’histoires potentielles à imaginer par qui le souhaitera, en donnant divers éléments tirés du monde qui nous entoure, voilà qui m’intéresse. Peut-être pour réécrire l’histoire, delay included, retard inclus, accomplissant à l’aide d’images ce que ne peut pas faire l’ange de Walter Benjamin et Paul Klee, pris dans la tempête, mais qui « voudrait bien s’attarder, réveiller les morts, et rassembler ce qui a été démembré »².

C’est sans doute un travail plus littéraire qu’il y paraît au premier abord – soit une autre proximité avec l’édition. Comme tu le soulignes, le texte joue un rôle important, et tend à prendre une place de plus en plus grande. Le seul écart entre les deux versions de D’autres jours, électronique et imprimée, réside dans les titres de chaque image, qui se sont complexifiés et affinés entre temps. Sur Instagram, les photographies de Delay Included sont accompagnées de légendes précises, descriptives, en plus du lieu et de la date. Elles sont complexes, en général rédigées sur le modèle : Ceci (avec cela, cela, cela, etc.). Elles tendent à montrer qu’il n’y a pas de sujet unique, mais des relations entre des éléments nommés, circonscrits dans une forme close et la plus compacte possible. Pour autonomes qu’elles soient, chacune de ces images est potentiellement un maillon de récits à imaginer.

(1) Sol LeWitt, « Statement on Artists’ Books », Art-Rite Magazine, janvier 1976. Repris et traduit en français dans Sol LeWitt, Centre Pompidou Metz, 2012, p. 236.
(2) Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse IX, 1940. Delay included est le texte intégral d’une note manuscrite que Marcel Duchamp envoie à Joseph Cornell par la poste le 19 avril 1943.

Pierre-Lin Renié, Delay Included, depuis 2017 Flux Instagram (capture d’écran, 5 janvier 2022)
Pierre-Lin Renié, Delay Included, depuis 2017 Flux Instagram (capture d’écran, 5 janvier 2022)
Pierre-Lin Renié, Gratuit illimité (Lyon, 30 décembre 2017), 2018 Impression numérique sur carte couché mat 350 g 14,8 x 21 cm Édition gratuite et illimitée
Pierre-Lin Renié, Gratuit illimité (Lyon, 30 décembre 2017), 2018 Impression numérique sur carte couché mat 350 g 14,8 x 21 cm Édition gratuite et illimitée
Pierre-Lin Renié, 12 cartes pour le cdla, Centre des livres d’artistes, Saint-Yrieix-la-Perche, 2016 Impression numérique sur carte couché mat 350 g 15 x 21 cm  14 cartes dans une pochette en papier cristal 200 exemplaires
Pierre-Lin Renié, 12 cartes pour le cdla, Centre des livres d’artistes, Saint-Yrieix-la-Perche, 2016 Impression numérique sur carte couché mat 350 g 15 x 21 cm 14 cartes dans une pochette en papier cristal 200 exemplaires
Pierre-Lin Renié,  nuages, auto-édité, 2021 Impression numérique sur papier offset 160 g couverture papier offset 300 g agrafé 24 pages 21 x 24,6 cm 100 exemplaires.
Pierre-Lin Renié, nuages, auto-édité, 2021 Impression numérique sur papier offset 160 g couverture papier offset 300 g agrafé 24 pages 21 x 24,6 cm 100 exemplaires.

Liens :
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Éditions : https://pierrelinrenie.bigcartel.com/ 
D’autres jours : https://pierrelinrenie-dautresjours.tumblr.com/ 
Delay Included : https://www.instagram.com/pierrelin_renie (@pierrelin_renie)