Fouiller la peinture : de l’autopsia à l’anastasis

Fouiller la peinture : de l’autopsia à l’anastasis

Silvère Jarrosson, Signe paysage (2), 2021. Technique mixte sur toile de lin, 24×30 cm

FOCUS / Plongée sous la surface avec Silvère Jarrosson

par Célien Palcy

Que deviennent les toiles avortées d’un artiste ? Souvent celui-ci les détruit par le feu dans une démarche ritualisée de purification. D’autres les gardent, compagnes d’atelier muettes, parfois honteuses, du créateur. Ce dernier peut les préserver comme témoignages de son parcours, signes du temps qui passe et d’une maturation espérée gagnée au fil des échecs. D’autres artistes laissent les toiles insatisfaisantes reposer ensevelies dans un coin de l’atelier pour bonification, à la manière d’un vin prometteur.

Nul besoin de présenter à nouveau la peinture de Silvère Jarrosson : la plume généreuse de Xavier Bourgine en ayant dressé un portrait magistral, il s’agira ici d’explorer les nouvelles implications induites par l’évolution récente des pratiques du peintre. 

L’œuvre qui sommeille n’est pas nécessairement celle que l’artiste oublie et déconsidère. Elle se cache parfois au cœur même de sa propre chair pigmentaire, dans l’épaisseur de sa propre couche picturale. Cela, Silvère Jarrosson l’a compris. Il aime comparer la peinture à l’épiderme : son aspect dépend tant du travail externe que l’œil peut capter, que des phénomènes internes à la peinture qui sèche, s’oxyde, se craquèle et laisse parfois échapper des suintements. L’acrylique, sous l’essence de térébenthine, peut même s’animer de veines grouillantes qui se gonflent et se déploient petit à petit à sa surface en un réseau vasculaire fascinant. 

La métaphore n’est pas une simple figure de style. Dans cette entreprise de raffinage, l’artiste aime ressortir de l’oubli une œuvre un temps délaissée qui, à la lumière de ses recherches picturales, acquiert un nouveau potentiel. 

Tel le médecin légiste, l’artiste dispose de nouveau son sujet sur la table de travail et, armé d’une ponceuse, ouvre sa surface. Autopsia : se rendre compte par soi-même de ce qui est enfoui. Une métamorphose s’opère à mesure que l’abrasion des chairs les pulvérise. L’objet mort change d’apparence. Les couches colorées disparaissent en fines particules, emportant les figures du passé. À mesure que le camée d’acrylique est poncé, des couches nouvelles, insoupçonnées, affleurent. La mer de lait laisse émerger des trésors surprenants : peut parfois naître un nouveau continent, résultat d’une purge, tandis qu’une île flottant en surface disparaît d’un geste. La peinture exhibe ses entrailles aux merveilleuses teintes pastel, à la texture sablée. 

Si chacune des toiles de Silvère Jarrosson comporte l’image de surface, apparente, et l’infinité de celles sous-jacentes que seule l’imagination peut toucher du doigt, cette nouvelle démarche renverse leur structure. De l’image de surface, littérale, ne reste désormais que le souvenir, image mentale déliquescente et secondaire, tandis que se révèle au grand jour ce dont le rêve était fait. Le peintre se mue en fossoyeur ou en archéologue : Christ-Anubis de sa propre œuvre, il fait subir au corps de la peinture morte une métamorphose lui permettant de paraître au jour à nouveau, et ce, en l’exhumant et en creusant sa surface. Il faut assassiner l’oeuvre pour l’accoucher, descendre dans la chair de la peinture, explorer ce qu’il y a au-delà de sa surface, au risque d’en toucher le fond et d’attaquer la corde gris perle du lin. 

La peinture est régulièrement perçue comme un acte cumulatif : toile, gesso, fond, figures et vernis se succèdent. Ici non. L’artiste crée une image qui, par des procédés reproduisant les phénomènes fluides naturels, pourrait créer le doute chez le regardeur. Ces œuvres semblaient parfois acheiropoïètes : nulle trace de la main de l’homme car les outils de Silvère Jarrosson sont physiques et chimiques : fluidité, viscosité, gravité, couleur. L’artiste, après avoir accumulé, retire le superflu. Il corrige la nature et y imprime sa marque, ouvrant une nouvelle ère. 

Peut-être est-ce cela, l’anastasis : la descente aux profondeurs de la figure psychopompe qui, cherchant dans les entrailles du monde les reliefs des décédés, les rend à la vie sous une forme sublimée. Il fait émerger l’immatériel de ce qui est caché sous la peau en pourriture. Un immatériel qui prend le pas sur le tangible et dessine de nouvelles potentialités, tandis que les chairs de surface, tombant en poussière, sont semées par les vents. 

Célien Palcy

SILVÈRE JARROSSON – BIOGRAPHIE
Né à Paris en 1993
Vit et travaille à Paris

www.silverejarrosson.com

Silvère Jarrosson, Etude de texture, 2021. Technique mixte sur toile de lin 54x81 cm
Silvère Jarrosson, Etude de texture, 2021. Technique mixte sur toile de lin 54×81 cm
Silvère Jarrosson, Huitième composition, 2020. Technique mixte sur toile de lin et polyester 130x180 cm
Silvère Jarrosson, Huitième composition, 2020. Technique mixte sur toile de lin et polyester 130×180 cm