LUC LAPRAYE, WINES

LUC LAPRAYE, WINES

FOCUS / Luc Lapraye, WINES (« Vins »), 2021

par Paul Ardenne

Le porte-bouteille, cet ustensile de cave, n’est pas censé connaître la lumière, pas en tout cas celle de la gloire. Sa fonction est peu enviable : sur son squelette de métal viennent s’accrocher les bouteilles vides, après la libation, tandis que les bacchanales vont bon train ou que cuvent les assoiffés. Destin quelconque, à vous interdire tout amor fati, tout « amour du destin » ? Ce serait oublier l’acte réparateur du facétieux Marcel Duchamp, qui va en faire en 1914 une icône de l’art moderne.

Porte-bouteilles, ou encore Séchoir à bouteillesHérisson : on se souvient comment Duchamp, après avoir acheté un porte-bouteille au Bazar de l’hôtel de Ville, à Paris, va faire de cet ustensile un véritable mythe, sous l’espèce d’un des premiers « readymades » (objet tout fait, objet manufacturé présenté comme une création artistique à part entière) de l’histoire de l’art. Pourquoi le porte-bouteille, d’ailleurs ? Duchamp le justifie ainsi, plus tard (« À propos des readymades », Duchamp du signe, posth. , 1975) : « Ce choix était fondé sur une indifférence visuelle (…), en fait, une anesthésie totale ».

Le miracle du readymade réside dans la transsubstantiation : une substance (celle de l’art, cette expression symbolique forte) vient traverser un objet d’essence industrielle, sans qualité particulière, et l’exhausser. Les connaisseurs d’art, du coup, ne peuvent plus regarder à ce jour un porte-bouteille sans penser aussitôt : « Duchamp ! » La requalification de l’objet banal est à son comble, elle dérive le sens même de l’objet, elle l’inscrit dans le storytelling de l’histoire symbolique occidentale. L’équivalent de la tunique de Nessus dans le mythe d’Héraklès, de l’épée Excalibur dans le cycle arthurien au Moyen Âge ou de la Kalachnikov dans le récit de l’épopée révolutionnaire du 20e siècle.

Avec Wines (« Vins), Luc Lapraye, grand admirateur de Marcel Duchamp devant l’éternel (et œnologue, subsidiairement, grand amateur de vins fins et de belles et bonnes bouteilles), se réapproprie le readymade qu’est le porte-bouteille pour en prolonger l’histoire. Il réalise l’objet en métal, dans un premier temps, tout en lui conservant sa fonction originelle, celle un présentoir à bouteilles. Rien que de normal ? Oui, à ceci près que Luc Lapraye va vouer ce présentoir à une fonction qui renvoie en ligne directe à l’histoire de l’art, à trois titres : sous l’espèce d’un média, d’un hommage et d’une mémoire. Explications.

Marcel Duchamp, deux dates, pour simplifier, celle de la naissance, 1887, celle de sa mort, 1968. Deux dates donc deux bouteilles sur le présentoir, vides, sur chacune d’elle une étiquette avec l’une des dates – Luc Lapraye, comme Duchamp signait ses readymades, signe ses étiquettes. Information biographique ? Oui. L’hommage, à présent. Sur le porte-bouteille s’exposent deux bouteilles qui sont comme deux bornes, le bornage même de la vie, à l’image des indications laconiques que portent les pierres tombales. Une mémoire ? Oui encore. Marcel Duchamp se retrouve, à travers le processus de la citation de ses « dates », millésimé, comme l’est un vin. L’artiste précise : le collectionneur, à sa guise, une fois acquis un des porte-bouteilles (l’œuvre se décline en multiples) peut célébrer n’importe quel créateur, le « millésimer » et, au moyen de deux bouteilles fichées sur le porte-bouteille, estampiller ses dates : 1606, 1669, Rembrandt ; 1853, 1890, Van Gogh ; 1928, 1987, Warhol… Ce qui vaut pour des individus, au demeurant, peut valoir pour des mouvements artistiques : 1916, 1923, Dada ; 1959-1963, Nouveau réalisme… Demandez les dates qui vous sont chères à Luc Lapraye, l’artiste vous envoie une étiquette signée de sa main à coller sur une bouteille vide. Comme les cartes Panini recensant les Pokémons ou les footballeurs dont raffolent les enfants mais pour les grandes personnes, cette fois.

Un porte-bouteilles, des bouteilles sur celui-ci, étiquetées et millésimant des individus connus de l’histoire de l’art ou même des mouvements artistiques, si le collectionneur le souhaite (l’artiste s’exécutera, il ne discutera pas les choix) : Wines, le porte-bouteilles de Luc Lapraye lesté de ses bouteilles étiquetées devient l’équivalent d’un reliquaire. La relique, cette fois, n’est pas le fémur du Christ ou un poil de la barbe du prophète Mahomet mais la mention d’un artiste ou d’un mouvement artistique ayant acquis chez un amateur d’art et collectionneur la qualité de figure ou de moment éminents. Ces repères, ces signes ne sont pas rien. Ils sont le miroir de nos adorations esthétiques, une citation discrète et privée. Ajoutons, pour le volet écologique, que l’artiste, avec Wines, s’inscrit dans l’air du temps de la manière la plus éthique qui soit : il recycle des bouteilles vides, il s’adonne avec vertu au « surcycling », le recyclage visant plus haut que le simple réemploi.

On ne collectionne que la mort, c’est bien connu – ces papillons épinglés dans une boîte de carton, cette toile peinte qui a séché et vient après que le peintre a décidé qu’elle était réalisée, cette voiture de sport qui doit surtout servir le moins possible afin de demeurer plus neuve que neuve en dépit des années qui passent… Wines est une collection de la mort et, à l’instar de tout ce qui se collectionne, mais de la mort qui a consacré une valeur humaine (celle de créateurs influents, en l’occurrence) : un témoignage de respect, d’admiration et d’amour. Voyons Wines, en somme, comme un tombeau de l’art, de ses figures, de ses mouvements fétiches que chacun concevra comme il l’entend, avec l’aide de l’artiste, après avoir vidé deux bouteilles (au moins). Artistes, à la bonne vôtre !

Paul Ardenne

ID Wines Luc Lapraye
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