JOCKUM NODSTRÖM, POUR NE PAS DORMIR

JOCKUM NODSTRÖM, POUR NE PAS DORMIR

Jockum Nordström, vue de l’exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras

EN DIRECT / Exposition Pour ne pas dormir de Jockum Nodström, La Criée Centre d’Art Contemporain, Rennes, mars-août 2021

Par Pierre Ruault

« J’aimais les peintures idiotes, dessus les portes, décors,
toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires »
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (1873), Paris, Livre de poche, 1965, p. 120

Malgré ses portes closes, La Criée Centre d’Art Contemporain accueille une nouvelle exposition consacrée à l’artiste suédois Jockum Nordström. Le centre d’art rennais poursuit son cycle Lili, la rozell et le marimba, mené depuis plus d’un an maintenant, qui interroge les points de connexions entre cultures vernaculaires et créations contemporaines. Acteur incontournable de la scène artistique scandinave depuis les années 1990, Nordström est un artiste singulier, dans le sens rimbaldien, qui se démarque de ses pairs par une esthétique assemblagiste naïve. Chacune de ses œuvres est un bricolage de références visuelles, littéraires et musicales qui renvoient à une culture folklorique scandinave et à des tendances outsiders comme l’art brut. Également illustrateur de livres pour enfants, graphiste et musicien, l’artiste est un touche-à-tout, qui mélange spontanément les formes, les matériaux et les mediums, à la manière d’un jazzman improvisant avec les sons. Il donne ainsi à ses œuvres un caractère profondément poétique. Exposer Jockum Nordström, c’est affronter le caractère inclassable de sa production qui échappe à toutes exercice de catégorisation et de conceptualisation. L’exposition Pour ne pas dormir est une sélection d’œuvres récentes qui comprend des collages, des dessins et de sculptures en carton, transformant l’espace de la galerie en « un univers de papier1 ».

Jockum Nordström, Den öppna boken (Le livre ouvert), 2017, 54×90 cm, collage, aquarelle et graphite sur papier © Jockum Nordström – courtesy de l'artiste et de la galerie Zeno X – photo : Peter Cox
Jockum Nordström, Den öppna boken (Le livre ouvert), 2017, 54×90 cm, collage, aquarelle et graphite sur papier © Jockum Nordström – courtesy de l’artiste et de la galerie Zeno X – photo : Peter Cox

Les collages de Nordström, présentés aux murs, sont des constructions en papiers composées de superpositions de formes découpées de manière ouvertement hasardeuse. Dans une certaine tradition du papier collé, l’artiste favorise l’utilisation de matériaux pauvres et fragiles, et assume, mais non sans une certaine finesse, les marques et les traces des étapes de création. Chaque composition est construite par un assemblage de bandelettes rectangulaires qui en forme le fond. L’utilisation d’aplats unifiés de couleurs ternes permet d’accentuer la neutralité et la planéité de l’ensemble. Certains collages sont présentés ainsi et forment des compositions géométriques abstraites : L’espace fait taire le son (2017), Le livre ouvert (2017) et de La Forêt (2019). Pour les autres, des silhouettes polychromes, découpées préalablement par l’artiste, y sont insérées dans une atmosphère de flottement. Chaque panneau possède ainsi un rythme singulier et mélodieux, un équilibre qui se joue entre la planéité abstraite des fonds et la présence des figurines miniatures qui semblent se mouvoir dans l’espace. L’ensemble est organisé, non pas sur une échelle réelle, mais sur le principe de perspective signifiante qui crée aussi une impression de naïveté. Cette déconstruction des principes naturalistes de la composition renvoie aux productions picturales d’artistes outsiders, comme la suédoise Josabeth Sjöberg ou l’américain Henry Darger, qui élaborent leurs œuvres en dehors de toute influence de l’art contemporain officiel.

Jockum Nordström, Sjukhusparken (Le parc de l'hôpital), 2017, 72×104 cm, collage, aquarelle et graphite sur papier © Jockum Nordström – courtesy de l'artiste et de la galerie Zeno X – photo : Peter Cox
Jockum Nordström, Sjukhusparken (Le parc de l’hôpital), 2017, 72×104 cm, collage, aquarelle et graphite sur papier © Jockum Nordström – courtesy de l’artiste et de la galerie Zeno X – photo : Peter Cox

Les silhouettes en papier sont des personnages miniatures en costumes d’époque, des figures animales ou végétales fantasques qui sembleraient sortir d’un bestiaire d’un autre temps. Ils forment une syntaxe iconographique combinatoire issue de l’art populaire suédois du XIXe siècle et d’illustrations de fables pour enfants. Le parc de l’hôpital (2017) est ainsi habité par un insecte violoncelliste qui fait danser deux renards anthropomorphes au rythme de sa balade musicale. Chaque collage de Nordström est un monde imaginaire inédit et autonome, un atlas complexe existant selon ses propres règles et qui grouille d’une multitude d’événements et de récits ouverts à l’interprétation. Claude Lévis-Strauss, dans La Pensée sauvage, soulignait le caractère « mythopoïétique » du bricolage dans les productions d’artistes singuliers2. Les scènes de vie pittoresques, exaltant une forme ancestrale d’ontologie entre l’homme et la nature, la réminiscence d’un certain sentiment mélancolique que souligne la présence de couleurs fanées. Toutefois, le caractère innocent de ces images est désarçonné par des représentation plus cyniques et graveleuses de scène de tribulations sexuelles, que l’on retrouve également dans les dessins. C’est le cas du collage L’entrée (2017), spectacle érotique de figures féminines nues présentées dans des postures équivoques, semblant tout droit sorties d’une maison close. Ces différents papiers découpés renvoient au geste spontanément créatif et démiurgique de l’enfant-créateur qui compose un univers onirique rempli d’humour, de sadisme et de poésie avec ce qu’il trouve sous la main.

Jockum Nordström, vue de l'exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras
Jockum Nordström, vue de l’exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras

Le lyrisme des collages et des dessins est toutefois contrasté, au centre de l’espace d’exposition, par la présence d’une série de sculptures alignées sur un long socle. Ces œuvres sont réalisées en carton et en papier récupéré ou encore avec des boîtes d’allumettes. Par leurs possibilités d’existence spatiale tridimensionnelles, ses volumes cassent la planéité formelle des papiers découpés et des dessins accrochés aux murs. Ce sont des maquettes architecturales d’écoles, de manufactures, ou de barres d’immeubles rencontrées en périphérie des villes. Leurs architectures régulières et uniformes sont construites sur un principe normatif de grille géométrique qui provient des théories modernistes. Sous l’impulsion des politiques sociales, l’architecture moderne fut très présente dans le paysage urbain suédois à partir des années cinquante, car elle avait pour fonction de remodeler l’espace des villes, dans un souci d’équité et du bien commun. Pourtant, la précarité des matériaux usagés et l’instabilité de ces structures en carton-pâte, semble se jouer de ces principes fonctionnalistes et de cette soi-disant « société du bien-être ». Ces maquettes s’éclairent d’une dimension autobiographique, car l’artiste a vécu dans ce même type d’immeubles collectifs dans la banlieue de Stockholm. Il en garde le souvenir terne d’une vie confiné et dépersonnalisant. Seule Utan lykta (2016), une maison traditionnelle suédoise de petite dimension, semble rappeler le rapport particulièrement fort des sociétés scandinaves avec leur environnement naturel : celui d’un désir ardent pour une simplicité de vie. L’histoire du film Monika d’Ingmar Bergman est celle d’un couple d’adolescents qui décident de s’enfuir loin de Stockholm pour vivre une vie sauvage et idyllique sur l’île d’Ornö, avant de se faire happer par la violence du monde adulte et la tristesse de la ville.  

Jockum Nordström, vue de l'exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras
Jockum Nordström, vue de l’exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras

L’artiste possède cette capacité de « manipuler le monde », selon l’aphorisme de son ainé, le suédois Öyvind Fahlström, qui se positionnait dans une démarche conceptuelle et plastique proche. Par exemple, dans l’œuvre The Planetarium (1963) conservée au Centre Pompidou, l’artiste d’avant-garde a rassemblé des fragments d’images de petits personnages réparties sur une surface plane et unifiée dans un grand tableau scénographique qui mêle réalité, fiction, ésotérisme et psychédélique dans un scénario ouvert. Cette filiation souligne l’attachement d’artistes suédois, comme Erik Dietman, Carsten Regild, Per Olof Ultvedt, Jens Fänge, pour la pratique de l’assemblage qui exprime une forme de révolte individuelle et libertaire, exaltant l’authenticité et le geste spontanéité artistique, qui puisse sa source dans le romantisme nordique4.

Jockum Nordström, vue de l'exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras
Jockum Nordström, vue de l’exposition Pour ne pas dormir, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 202, courtesy de l’artiste, de David Zwirner, de Zeno X et Galleri Magnus Karlsson – photo : Benoît Mauras

Les œuvres de Jockum Nordström, en introduisant une hybridité des formes et des modes d’existence, conjure les règles dépersonnalisantes de la société contemporaine. La spontanéité du geste de l’artiste, le caractère lacunaire des matériaux utilisés et la diversité des représentations nous situent au contraire dans le domaine esthétique du sensible. Laissant divaguer notre regard de forme en forme et de détail en détail, nous contemplons à loisir chaque œuvre sans aucune intention précise autre que la richesse inépuisable de ses assemblages d’images. Il existe évidement un lien transversal entre les collages, les dessins et les sculptures dans le travail de Jockum Nordström. Leur moteur commun c’est l’imagination, dans le sens où l’entend Georges Didi-Huberman ; c’est-à-dire une « connaissance traversière qu’elle nous fait don, par sa puissance intrinsèque de montage qui consiste à découvrir […] des liens que l’observation directe est incapable de discerner […]. L’imagination accepte le multiple et le reconduit sans cesse pour y déceler de nouveaux ‘’rapports intimes et secrets’’, de nouvelles ‘’correspondances et analogies’’ qui seront-elles-mêmes inépuisables5 ».

1 L’artiste utilise cette expression pour décrire son atelier, « entretient entre Jockul Nordström et Virginie Lauvergne », Roven, revue critique sur le dessin contemporain, n°6, automne-hiver, 2011-2012, pp. 17-25.  
2 « […] on a souvent noté le caractère mythopoïétique du bricolage : que ce soit sur le plan de l’art, dit ‘’brute’’ ou ‘’naïf’’ ; dans l’architecture fantastique de la villa du facteur Cheval, dans celle des décors de Georges Méliès », Claude Lévi-Strauss, Le Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962, p. 26
3 « La peinture terminée se trouve au croisement : de la peinture, des jeux (type Monopoly et Jeux de guerre), et du théâtre de marionnettes », Öyvind Fahlström, « Manipuler le monde », Öyvind Fahlström. Essais choisis, Dijon, Les presses du réel, coll. Relectures, 2002, p. 109.
4 « Parmi les institutions originellement scandinaves […] : le maintien solide des franchises de l’homme libre […]. L’individualiste est en effet une morale de solitaire […]. N’y aurait-il pas une relation individualisme – nordisme – romantisme […] ? », Jean-Clarence Lambert, La paix dorée., op. cit., p. 20. 
5 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet – L’Oeil de l’histoire, 3, Paris, Les Editions de minuit, coll. Paradoxe, 2012.  

Pierre Ruault