DES FORMES ET L’HISTOIRE

DES FORMES ET L’HISTOIRE

Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Photo Marc Domage

EN DIRECT / Exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible,
Antoine d’Agata, Nicolas DaubanesRaphaël Denis, Julien Prévieux
jusqu’au 30 juin 2021 Galerie Gradiva, Paris

« Je peux dire qu’un de mes combats les plus constants (…) vise à favoriser l’émergence d’une science sociale unifiée, où l’histoire serait une sociologie historique du passé et la sociologie une histoire sociale du présent », déclarait Pierre Bourdieu. En d’autres termes, que l’objet social est historique et que l’inverse l’est également.

En concluent alors à leur tour Christophe Charle et Daniel Roche, dans un article du journal le Monde daté de 2002 et intitulé Pierre Bourdieu et l’histoire1 : « Tout objet historique étant social et tout objet social étant le produit de l’histoire, l’historien devrait être sociologue et le sociologue historien, sous peine de manquer une clé majeure de compréhension ». Mais qu’en est-il alors de l’artiste ? 

Si sa place ambiguë d’observateur privilégié, confrontée à la non-spécialisation de sa fonction en certains domaines, ne servirait pas à envisager son rôle dans la constitution des représentations historiques, reste qu’il dispose d’une vision et d’outils qui, mis bout à bout, finissent par former un langage et une grammaire formelle. 

Si cette question semble évidente pour la peinture d’histoire par exemple, où l’allégorie tient une place de choix, que cela suppose-t-il pour ce qui en va de l’art actuel et son « devenir » ? Puisqu’il y a, depuis deux siècles, une « identification du travail de l’artiste à un processus d’histoire et de mémoire2 », nous rappelle Jacques Rancière. Comment les artistes œuvrent-ils avec les attributs du représenté ? C’est là une fraction du postulat émis et posé par le philosophe.

S’il est question de rebattre le principe de modernité et de l’envisager, non plus en « grand signifiant » globalisant, comme nous y invite ce dernier, mais bien comme une nouvelle visibilité de l’art – car « le nouveau ne se sépare pas de l’histoire» –, c’est au travers des notions de « représentation » que cette exposition engage sa visée, notamment quant à sa façon d’apprécier l’Histoire dans l’Art. Par le biais de réagencements par exemple nous dit-il, et de re-« disposition des images (…). En faisant entrer ce qui ne relevait pas de ces catégories », l’art se permet alors des combinaisons abstraites, formelles et de signes où le passé, le présent et le futur se croisent, se mêlent à une représentation qui serait considérée comme en dehors de lui, connectée à l’ensemble des réalités et disciplines.

Ici, à distance d’un régime exclusivement esthétique de l’art, la question de la mémoire, centrale, induit également des réalités formelles sous-tendues par l’œuvre. En interrogeant le fait historique, quel qu’en soit le temps, et en se demandant ce qu’est l’événement, ce qu’il contient et comment l’extraire de son historicité, l’artiste continue de mettre en place des dispositifs symboliques puissants qui rendront lisible « universellement » son propos. En réalité, ne le fait-il pas depuis le Paléolithique en apposant ses mains – le plus souvent en négatif – sur des parois rupestres ? Ces traces manifestes de la présence de l’homme sont des symboles d’une portée incontestable. Mains bienveillantes et pansantes ou mains destructrices, c’est souvent à travers le récit individuel que les mémoires collectives se figurent.

Aussi, le corps, qui plus est la main, tient une place importante dans cette histoire. C’est là l’empreinte laissée, la preuve. En mots, comme lieu de la souvenance, qui viennent se transformer en signes – c’est l’inscription retrouvée du prisonnier allemand de la prison de Montluc à Lyon, en 1944, et reproduit en néon rouge pour Cellule 50, Octobre 44 (2019) de Nicolas Daubanes. Mais c’est aussi celle de They are the ink (2020), mur d’exécution portant les impacts de balles desquelles semblent encore s’écouler le sang des fusillés suintant, marque « éternelle » des massacres commis. Béton aussi qui emprisonne en son sein les témoignages morcelés des prisonniers torturés sous l’occupation nazie dans Question préparatoire, question préalable, question définitive : la prison de Montluc (2020). Réalisée sur porcelaine, l’inscription dans la pierre se présente à mi-chemin entre le tatouage et la gravure. « L’art du témoignage suppose des témoins de la douleur4 », une douleur circonscrite à l’enfermement de son cadre, au document format A4 détourné ici pour le convoquer.

Les œuvres de Raphaël Denis constituent aussi ces messages adressés à la mémoire en accumulant des chefs-d‘œuvre détruits ou spoliés. Ses installations de La loi normale des erreurs corrigent, recensent, font apparaître ou ressusciter les six cents œuvres disparues dans le bûcher des Tuileries en mai 1943 (Vernichtet – 2016). L’indexation sous forme de fiches ou de numéros d’inventaire à partir de la base de données de l’ERR fait sortir de l’oubli les cibles de cette « censure par le feu ». Cadres calcinés, tableaux retournés ou encore bustes emmaillotés incarnent symboliquement les victimes, notamment ici Filles et Dames (2020) de la peinture, mais aussi les traces de l’humanité, et son expression à travers l’art.

Si la Seconde Guerre mondiale est un sujet central dans le travail de Nicolas Daubanes, comme dans celui de Raphaël Denis, le passé n’est pas seul à faire action.

Le temps tourne sur lui-même, et les boucles de l’Histoire se reproduisent tout en diversifiant ses formes. Rotation 1000 (2015) constitue une représentation du temps par l’artiste, une forme abstraite qui, suspendue, tournoie indéfiniment. 

Dans cette même logique, le présent saisit. La série Virus (mars-avril 2020) d’Antoine d’Agata réalisée durant le premier confinement nous fait passer par ce présent qui vit en intérieur comme en extérieur, le drame de la Covid-19 et de l’isolement.

La caméra infrarouge enregistre la présence de l’ennemi invisible, inconnu, dans une sorte d’immanence tandis que les rayonnements infrarouges dessinent des figures débarrassées de tout stigmate. Une manière d’approcher « différemment » en plongeant totalement dans un présent continu. Ces images traduisent à travers un quatuor de couleurs (décliné en rouge, jaune, bleu et noir) la nécessité chez lui de « vivre plutôt que de documenter ». Il l’affirme. Il est là question d’un « geste » et non d’objets. Les aplats de matière, leur flou, participent de cette proximité aux êtres et à l’abstraction d’une potentielle appréhension de la mort. Ici, les corps résistent à ce qu’il nomme « leur domestication capitaliste et à la surveillance intégrale des conduites5 ». Cette technique qui « permet de générer un langage visuel qui appréhende la réalité de la vie nue dans une perspective à la fois sensorielle, politique et existentielle », contient en elle la morphologie d’une langue passée par les corps.

C’est aussi à cela que nous conduit le travail de Julien Prévieux, autre orchestration grammairienne, à travers des gestes du futur dont nous demeurons sans cesse les ignorants mais que nous serons sans doute un jour amenés à exécuter6, What shall we do next ? (2014) forme une chorégraphie jouée par des danseurs professionnels. La partition convoque une formule de William Gibson : « Le futur est déjà là – simplement, il n’est pas distribué de façon homogène ». Ce réagencement des signes par l’art semble contribuer à la production de l’Histoire au même titre que son étude. Portraits-vitesses (2015) reprend à son compte la tradition de l’autoportrait mais là encore à partir du mouvement. L’artiste a enregistré ses accélérations chaque jour durant une semaine pour les transformer ensuite en petites sculptures de pierre à facettes. Cette schématisation du mouvement permettrait d’identifier, telles des empreintes digitales, « l’empreinte cinétique » d’un individu. L’inscription en somme des événements et des hommes entre pierre et langage.

Quatre artistes, chacun avec leurs intentions, s’emparent donc de « l’événement ». Une façon de questionner conceptuellement et formellement la représentation du cours de l’Histoire mais aussi la manière dont les formes se meuvent à travers un propos qui relate, qui conserve, qui archive ou fictionne. Comment s’articulent le récit ou l’information, le temps et l’action. Quelle œuvre pour quel discours ? En trois temps, les seuls que l’on connaisse, quatre artistes dotés de quatre écritures constituent ici un panel de possibles à l’Histoire. Une façon d’observer les torsions produites ou à venir d’un mouvement, et les manifestations qu’elles génèrent, quitte à venir « dé-former » le récit officiel.

1 Christophe Charle et Daniel Roche, « Pierre Bourdieu et l’histoire », in le Monde du 6 février 2002.
2 Jacques Rancière, « Le Tombeau de la fin de l’histoire », entretien avec Yan Ciret, Artpress n°258, juin 2000.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Propos de l’artiste Antoine d’Agata figurant dans l’ouvrage « Virus » publié par le Studio Vortex en 2020 et recensant près d’un millier d’images de la crise sanitaire.
6 Gestes déposés auprès de l’administration américaine IPSTO et archivés par l’artiste à partir de brevets constitués depuis 2006.

Fanny Lambert
Commissaire de l’exposition

Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Raphaël Denis – Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris
Vue exposition « Des formes et l’Histoire », une grammaire possible, Galerie Gradiva, Paris Photo Marc Domage