LAURENT LACOTTE, DERIVES

LAURENT LACOTTE, DERIVES

vue de l’exposition, au premier plan SUPREMATISM, Laurent Lacotte, 2021, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 90 x 60 cm, boite en carton

EN DIRECT / Exposition DERIVES, Laurent Lacotte,
jusqu’au 30 juin 2021, Urban Gallery Marseille

Posées à même le sol en béton ciré de la galerie, douze boites en carton auxquelles on a retiré les couvercles, placés à leur côté, servent d’assises à douze photographies en même temps qu’elles rythment l’espace, déterminant la manière de percevoir et d’interpréter les images qu’elles renferment. 

L’art du détournement de Laurent Lacotte – ici la fonction première de l’objet d’expédition – trouble le visiteur en distillant de l’incertitude dans ce qu’il regarde : S’agit-il d’emballages de transport ou de supports de monstration ? Ni tout à fait l’un, ni complètement l’autre, le dispositif évolue dans un entre deux, un flou volontaire à l’image d’un perpétuel va-et-vient entre le dedans et le dehors, le profane et le sacré. L’œuvre de Laurent Lacotte se situe dans un espace intermédiaire, un interstice transitoire, incertain, au seuil de ce qui est défini.

J'AI TRAVERSE DES OCEANS D'ETERNITE POUR VOUS TROUVER, 2021, Laurent Lacotte, installation, vêtements découpés et assemblés, dériveur, métal, cordes
J’AI TRAVERSE DES OCEANS D’ETERNITE POUR VOUS TROUVER, 2021, Laurent Lacotte, installation, vêtements découpés et assemblés, dériveur, métal, cordes

Arpenteur du temps présent, l’artiste fait de l’espace public, observatoire privilégié du monde, son atelier de création plastique depuis plus de dix ans. À l’origine du travail artistique de Laurent Lacotte, il y a la déambulation. Laurent Lacotte se déplace et produit des images à partir des lieux qu’il parcourt. Ainsi, par dérives successives, apparaît l’image. Conditionnée par la marche qui permet de se confronter à des situations inattendues, elle témoigne d’une certaine réalité du monde, celle que perçoit l’artiste, affirmée désormais à travers l’usage du mot. Les photographies exposées dans leurs réceptacles sont issues de ce travail en cours.

Avec leurs couleurs chatoyantes pour certaines, leur lumière du sud ou leur jeu d’ombres pour d’autres, elles ne traduisent pourtant pas un sentiment de quiétude. La lecture de l’image, des éléments formels et des références culturelles de sa composition, concourent au contraire à mettre en place une atmosphère inquiétante dans laquelle se dévoilent les affres de la vie contemporaine. Cette herméneutique ajoute de l’étrange à la singularité du display. Les réceptacles emballages, liés au mouvement par leur fonction de transport, sont ici figés, prenant des allures de petits sarcophages bon marché, reliquaires profanes et recyclables renfermant les instantanés d’une humanité qui, malgré son absence physique, s’exhibe dans les détails comme autant de corollaires de ses actes. Laurent Lacotte convoque le mot pour dire l’image et ainsi révéler l’ambiguïté du monde. 

vue de l'exposition, REGARDE, Laurent Lacotte, 2021, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 90 x 60 cm, boite en carton.
vue de l’exposition, REGARDE, Laurent Lacotte, 2021, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 90 x 60 cm, boite en carton.

En choisissant, pour illustrer le carton d’invitation, l’une des photographies les plus angoissantes du corpus présenté ici, Laurent Lacotte donne le ton de l’exposition, dès son annonce. L’image est une plongée nocturne dans un entre-deux géographique, à la lisière de l’urbain et du rural. Au premier plan, une énorme pierre repose sur le sol bitumé d’un parking ou d’une aire de repos délimitée, à l’arrière, par une clôture grillagée de laquelle dépassent les herbes hautes qui la bordent. Le bloc est violemment éclairé par les phares d’une voiture qui rendent la scène plus dramatique encore, mettant en exergue l’injonction formulée par l’artiste en son milieu : « REGARDE ». La roche fait, en réalité, partie d’un mobilier d’empêchement qui prive d’accès les gens du voyage à l’emplacement. 

Non loin, une série d’images témoignent d’une phase déambulatoire appliquée au territoire marseillais. 

La vue est prise depuis les hauteurs de la ville. La lumière provençale irradie la scène. A l’arrière-plan, la Méditerranée déploie son bleu azur au-delà du tissu urbain. Radieuse et calme, elle ouvre la ville, offre une respiration aux habitants. Elle est aussi celle qui, depuis plusieurs années, est devenue le symbole du drame des migrants africains qui tentent de la franchir sur des embarcations précaires louées à prix d’or et dont beaucoup n’arrivent jamais à destination. La mer avale les corps jusqu’à devenir au fil du temps un gigantesque charnier, dans l’anonymat et l’indifférence des autorités. En contrebas, un terrain de football est installé aux pieds d’une cité dont l’ombre portée prive presque la moitié du terrain de soleil. Deux arbres viennent couper la composition. En poussant de manière anarchique, à même le flanc de falaise, ils témoignent de l’adaptation et de la ténacité du vivant. Une promesse. Le cliché a été pris sur le petit sentier qui serpente au flanc de la colline de Notre Dame de la Garde, la « Bonne Mère » des marseillais, devant un précipice délimité par une sorte de petit parapet dont la forme rappelle la proue d’un navire. Sur sa tranche, écrit en lettres majuscules, se déploie le mot « FRANCHISSEMENT ».

Le regard glisse ensuite vers « DERIVER » dans laquelle la partie arrachée au bas d’un vieux matelas déposé sur le flanc d’un rocher bordant la mer, reprend la forme de l’entrée du tunnel qui se trouve à l’arrière-plan. « S’EMBRASER » montre la façade d’un bar tabac dans le quartier de La Plaine, incendiée lors d’une manifestation et laissée en l’état pendant plusieurs mois. Inscrit à la bombe en dessous de ce qu’il reste du linteau, le mot évoque aussi la singularité forte de Marseille, ville à la personnalité unique dans le paysage national. « AMBROISIE » donne à voir une partie de la façade d’une grande entreprise du CAC 40 dont une vitre cassée rend apparente une plaque de laine de verre. Sa couleur miel permet à l’artiste une analogie avec l’Ambroisie, boisson légendaire des dieux de la mythologie grecque dont le nectar leur garantit l’immortalité. Les multinationales à la puissance infinie figurent ici les nouveaux habitants de l’Olympe, les maîtres du monde.

vue de l'exposition, au premier plan MANIFESTATION, Laurent Lacotte, 2021,, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 90 x 60 cm, boite en carton.
vue de l’exposition, au premier plan MANIFESTATION, Laurent Lacotte, 2021,, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 90 x 60 cm, boite en carton.

« MANIFESTATION » s’inscrit en lettres blanches sur le flanc d’un jerrican d’essence qui occupe le centre de la salle vide d’une usine désaffectée. Un subtil jeu d’ombre et de lumière dessine sur le sol une grille géométrique qui reprend en négatif projeté et inversé le motif des barreaux de fenêtres d’où provient la lumière. L’usine, installée dans les Alpes, a délocalisé la totalité de sa production. La scène, radicale, témoigne d’une violence sourde, du désespoir de ceux que la mondialisation a laissés sur le côté de la route. 

Le fauteuil sur lequel s’écrit « RORSCHAH », privé de son pied arrière gauche, parait bancal. Inutile désormais, l’estropié est abandonné au début d’une très longue rue qui participe de l’ambiance surréaliste, faisant appel à l’inconscient, qui parcourt le cliché.

Carré blanc sur fond blanc, « SUPREMATISM » est un hommage de l’artiste au mouvement d’abstraction russe, né à la veille de la Révolution de 1917 avec le « Carré noir » de Kazimir Malevitch. Le nom du mouvement russe est identique à celui de l’idéologie raciste aussi appelée suprématisme blanc ici.

Tandis que « UTOPIA » ferme la marche. Le mot apparaît au centre d’un panneau de basket dont le filet a depuis longtemps disparu. Délabré, rouillé, troué, abandonné, le vieux panneau se tient néanmoins toujours debout, à la verticale, sur un terrain vague qui fut autrefois terrain de sport. Laurent Lacotte inscrit l’utopie à l’endroit où prend fin le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, point le plus occidental de l’Europe, au Cap Finistère ; Finis Terrae, considéré dans l’Antiquité comme l’endroit de la fin du monde. L’image est baignée d’une lumière douce. Derrière le grillage qui clôture le terrain vide, l’Atlantique offre une échappée, une promesse. 

vue de l'exposition, OFFICE, Laurent Lacotte, 2020, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 120 x 80 cm, encadrement bois.
vue de l’exposition, OFFICE, Laurent Lacotte, 2020, tirage pigmentaire contrecollé sur dibon, 120 x 80 cm, encadrement bois.

« OFFICE » vient compléter l’exposition dans la galerie qui se poursuit hors les murs, dans la cour intérieure de celle-ci et au-delà, sur deux des façades de l’immeuble en construction voisin. Seule photographie accrochée sur l’un des murs, contrastant avec ceux restés nus, elle montre en gros plan une partie de chaussée mouillée sur laquelle ont été jetées quelques pièces de monnaie juste devant un carton servant de message d’absence. L’écriture manuscrite indique un numéro de téléphone portable à appeler « si besoin ». La pièce trouve son origine dans une performance réactivée plusieurs fois par Laurent Lacotte dans laquelle il inverse la position de celui qui demande en faisant du regardeur – ou du passant dans la performance – le solliciteur. L’image peut aussi se lire comme une métaphore des nouveaux parias de la société actuelle : les travailleurs précaires occupent une place grandissante parmi les sans-abris. 

Une immense pièce textile, créée in situ et cousue entièrement à la main par l’artiste dans sa volonté d’y insuffler de la vie en lui apportant du temps et de l’affection, s’élève dans la cour de la galerie. L’œuvre constituée de dizaines de fragments de tissus donnés par les habitants aux origines très disparates, dresse une sorte de cartographie du monde. Le patchwork prend la forme d’une voilure, fixée au mat d’un dériveur qui s’ancre dans cette cour urbaine. La phrase : « J’ai traversé des océans d’éternité pour vous trouver » est le titre de cette installation monumentale. Elle est extraite du film « Dracula » de Francis Ford Coppola. Laurent Lacotte détourne le personnage du vampire, envisagé ici comme la figure de l’étranger. Le vampire, comme l’étranger, oscillant dans notre perception entre attrait et répulsion, sont des allégories qui cristallisent, dans la figure de l’autre, les peurs et les désirs de l’homme, les affres et les monstruosités des sociétés en crise. Marc Rothko, dans un texte1 écrit pendant la Seconde guerre mondiale, déclare que la mission de l’artiste est la réparation du monde.

De l’autre coté de la rue, sur deux façades d’un immeuble voisin en cours de construction, dont l’une plus modeste que l’autre est pourtant visible depuis la Major, Laurent Lacotte appose d’immenses lettres majuscules. Sur la façade en vis-à-vis de la galerie, entre deux volets de fenêtres, on peut lire : « Derrière nos vitres nous grandissons dehors » et sur la seconde, prolongeant la quête d’Espérance comme la promesse d’un retour : « Demain continua toujours ».

1 Marc Rothko, The Artist’s Reality: Philosophies of Art, Yale University Press, 2006.

Extrait du texte de Guillaume Lasserre, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant.

J'AI TRAVERSE DES OCEANS D'ETERNITE POUR VOUS TROUVER, 2021, Laurent Lacotte, installation dans la cour de Urban Gallery, vêtements découpés et assemblés, dériveur, métal, cordes
J’AI TRAVERSE DES OCEANS D’ETERNITE POUR VOUS TROUVER, 2021, Laurent Lacotte, installation dans la cour de Urban Gallery, vêtements découpés et assemblés, dériveur, métal, cordes
DERRIERE NOS VITRES NOUS GRANDISSONS DEHORS, Laurent Lacotte, 2021, inscription peinture acrylique sur béton, Vue-major
DERRIERE NOS VITRES NOUS GRANDISSONS DEHORS, Laurent Lacotte, 2021, inscription peinture acrylique sur béton, Vue-major
DEMAIN CONTINUA TOUJOURS, Laurent Lacotte, 2021, inscription peinture acrylique sur béton.
DEMAIN CONTINUA TOUJOURS, Laurent Lacotte, 2021, inscription peinture acrylique sur béton.