JEAN-CHRISTOPHE NORMAN

JEAN-CHRISTOPHE NORMAN

ENTRETIEN / Jean-Christophe Norman
Initialement paru dans la revue trimestrielle Point contemporain #22-Septembre-octobre-novembre 2021
dans le cadre de son exposition monographique Brouhaha
jusqu’au 16 janvier 2022, Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur Marseille

Par Valérie Toubas et Daniel Guionnet, fondateurs et rédacteurs en chef de la Revue Point Contemporain

Présents dans la plupart de ses projets, le livre et l’écriture sont une manière pour Jean-Christophe Norman de déployer, dans l’espace et le temps, ces voix qui l’accompagnent dans sa vie. À travers la peinture, la performance, la vidéo, l’édition, il partage avec nous les ouvrages qui lui sont chers, de l’Ulysse de Joyce, à Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras. Ses gestes artistiques sont une manière d’engager des aventures qui le mènent aux quatre coins du monde mais aussi dans un hors-champ du monde connu, dans les limites de l’endurance de son propre corps et où, comme dans toute aventure, rien n’est totalement prévisible car s’opèrent en permanence « de nouvelles connexions et des rebondissements toujours très fertiles ». Des explorations sensibles qui nous donnent à partager la vision d’une mer furieuse, d’un paysage alangui ou le vacarme d’une ville. Des traversées au jour le jour, dans la répétition du geste, où chaque émotion ressentie est malgré tout différente. Mais n’est-ce pas là une manière de rendre hommage à chaque moment de sa vie que d’y inscrire une sensation, pour le rendre mémorable, de faire courir le temps qui nous est imparti sur terre toujours plus loin ?

Peux-tu nous décrire de quelle manière prennent forme tes projets qui peuvent parfois paraître radicaux ?
Un projet se construit autour d’une idée dont je ne connais pas toujours l’origine. Je sais par avance qu’il me prendra beaucoup de temps et que tant que je le mènerai, il continuera de se déployer sans que je puisse prévoir les formes qu’il prendra. Un de mes projets emblématiques, Terre à Terre, que j’ai commencé en 2010 alors que j’avais lu Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, est né d’une sorte d’intuition. Je souhaitais réunir deux lieux déterminant dans la vie de Marguerite Duras : l’appartement qu’elle occupait rue Saint-Benoît à Paris et une embarcation sur le Mékong. Lorsque j’en ai parlé au cinéaste Benoît Jacquot que j’ai rencontré fortuitement, il a été séduit et m’a dessiné de mémoire l’appartement parisien de Marguerite Duras. S’en est suivi un long séjour à Phnom Penh dans le cadre d’une exposition au Frac Franche-Comté, durant lequel je gardais en tête l’idée de superposer les trois âges de la vie. Sur place, j’ai dû improviser, trouver des soutiens. Certains ont trouvé le projet trop abstrait tandis que d’autres m’ont aidé. Quand s’est posée la question de la restitution, comme j’avais beaucoup de photographies, de vidéos et de croquis, je me suis dit que j’avais la matière pour composer un récit. J’ai proposé le projet à des éditeurs alors que je n’avais pas encore écrit une ligne. Intéressés par le projet, ils m’ont demandé de leur envoyer trois ou quatre pages pour voir quel serait mon angle d’approche. Le livre Grand Mekong Hotel est paru chez De l’incidence éditeur en 2016. Par la suite, j’ai été invité par Alexia Fabre la conservatrice en chef du Mac Val à y réaliser la réécriture du contenu du livre dans la nef du musée (Terre à terre, 2017) constituant une immense paroi d’écriture de 8 mètres de hauteur par 20 mètres de large. La pièce y est restée pendant deux ans et demi.

Jean-Christophe Norman, Ulysses, a Long Way, 2012-2021. Huile, encaustique et collage sur toile Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris
Jean-Christophe Norman, Ulysses, a Long Way, 2012-2021. Huile, encaustique et collage sur toile Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris

Un travail d’écriture performée que tu poursuis à travers les villes du monde entier…
Les déclinaisons possibles d’un projet sont nombreuses et il n’est jamais véritablement fini. Je suis dans une sorte de montage permanent qui peut se poursuivre sur plusieurs mois ou années, reprendre après une interruption, ou changer de support et basculer dans un autre projet car se créent entre eux des formes d’adhérence. Invité par Laurent Lebon dans le cadre de « Picasso Méditerranée », j’ai réalisé Terres à Tierra (2018) une action performée qui consistait en la réécriture du livre de Pierre Daix La Vie peinte de Pablo Picasso à la craie blanche sur le sol de Marseille, Nice, Paris, Rome, Barcelone, Madrid et Málaga. Sept villes qui, reliées entre elles, dessinaient selon Picasso la forme du Minotaure. En parallèle à cette invitation, comme à chaque fois, je continue de déplier le texte l’Ulysse de Joyce sous la forme d’une ligne continue et
ce, dans près de vingt-trois villes sur la surface du globe à ce jour. Les performances dans la rue créent des interactions. Les gens m’interrogent sur ce que fais et je réponds toujours de manière factuelle en leur décrivant mon action. Je n’aime pas le spectaculaire aussi je ne préviens pas le public quand je programme une performance et je ne me présente jamais comme un artiste pour ne pas imposer un caractère autoritaire à mon geste, ce qui laisse chacun libre de l’interpréter.

Des actions qui relèvent de véritables prouesses physiques…
Les questions de l’engagement et de l’endurance sont venues naturellement dans ma pratique artistique. Le caractère très physique de mes actes d’écriture performés est en lien avec l’activité d’alpiniste professionnel que j’ai dû cesser à l’âge de 28 ans suite à un grave problème de santé où, selon les mots de mon médecin, j’étais atteint « d’une maladie dont le diagnostic est péjoratif à court terme. » La façon dont je monte mes projets, évoque aussi la manière dont je préparais une ascension en montagne avec mon groupe. Une référence à ce même geste d’étaler le nécessaire à une expédition afin d’avoir une vue d’ensemble pour être sûr de ne rien oublier, que l’on retrouve dans la série Tables de travail, prochainement installée au Frac PACA, qui présente le matériel à l’origine des œuvres de l’exposition.

Jean-Christophe Norman, Ulysses, a Long Way (Phnom Penh), 2015 Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris
Jean-Christophe Norman, Ulysses, a Long Way (Phnom Penh), 2015 Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris

Des projets qui se développent aussi sous des formes picturales…
Le travail de peinture est important pour moi car il me rappelle mon tout premier choc esthétique, enfant, lorsque j’ai vu la Sainte Anne de Léonard de Vinci. J’ai été frappé par l’arrière- fond du tableau, ce décor qui amène le récit jusque dans un hors-champ. Je me suis rendu compte par la suite que cette œuvre m’a énormément marquée parce qu’elle m’ouvrait sur un ailleurs, sur une forme de présence sonore, une évocation du monde. Des sentiments toujours très présents dans mes tableaux. Je travaille sur des « tableautins », des petits formats de la grandeur d’un livre de poche, que je peins ou recouvre de graphite. En intervenant sur des supports imprimés comme des pages de journaux, je procède à des recouvrements à la peinture à l’huile avec de l’encaustique sur des couches très fines. C’est un travail d’effacement et de transparence où parfois des mots, des fragments de texte, des bribes d’information ou d’images restent plus ou moins apparents, sans que cela soit réellement voulu. La série des Bookscape, livres ouverts peints sur lesquels on peut voir des sortes de paysage, relatent certaines sensations lumineuses que j’ai pu éprouver au cours de mes voyages.

Quelles sont les dernières créations sur lesquelles tu travailles ?
Je travaille en ce moment en vue de mon exposition au Frac PACA sur deux livres, Moby Dick d’Herman Melville et Le Fleuve sans rives de Hans-Henny Jahnn. Ce dernier est composé d’un premier récit, Le navire de bois, assez étrange, très lynchien, qui peut faire penser au début aux écrits de Conrad. Un livre qui a une histoire étonnante puisque l’éditeur ayant demandé à Jahnn de rajouter un chapitre pour éclairer le lecteur, celui-ci, plutôt que de rajouter quelques pages, en a rajouté 1200. J’ai travaillé picturalement pour le Frac PACA sur la version complète du texte soit au total 1400 pages du format du livre de 19 par 12 centimètres que j’ai accrochées les unes aux autres pour dessiner une sorte de paysage littéraire d’une surface murale
de 9 par 6 mètres. De la même manière pour Moby Dick, je suis intervenu sur toutes les pages du roman pour composer une sorte de paysage frontal de tout le récit donnant la sensation de se perdre dans une forme de déambulation visuelle permanente.

Jean-Christophe Norman, Moby Dick, (Détail) 2021. Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris
Jean-Christophe Norman, Moby Dick, (Détail) 2021. Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris

Justement, lors de tes expositions, tes performances d’écriture, ne cherches-tu pas à entrainer le visiteur ou le passant, dans un mouvement ?
Je suis sensible au fait que le visiteur reste en mouvement, attiré d’un point à l’autre. Mes projets ont à la fois cet aspect monumental et des parties très concentrées qui accrochent le regard. J’ai conçu l’exposition au Frac PACA comme un parcours qui amène le spectateur à se retrouver face à des murs de peintures, à des œuvres en graphite de la série Cover. Cette notion de déambulation dans cette exposition se retrouve aussi plus particulièrement dans les World News, journaux collectés lors de mes voyages que je recouvre d’aplats de peinture. Le film Brouhaha produit par le Frac PACA et conçu en collaboration avec deux réalisateurs, qui ont filmé la performance, Julien Devaux qui fait tous les films de Francis Alÿs et Ivan Pokhara qui est documentariste décrit l’évolution du vieillissement du livre à travers un reportage photographique. Il relate une performance réalisée dans les rues de Marseille où je frotte sur les murs de la ville un des volumes de l’Ulysse de Joyce jusqu’à ce qu’il soit réduit en poussière. Ce projet montre le livre qui part en lambeaux, les feuilles qui s’arrachent, les mots qui volent dans l’air.

Dans une interprétation possible de tes projets, n’est ce pas une manière d’aller, page après page, toujours plus loin, de dépasser une limite, celle de sa vie fixée par un médecin, d’accéder à un ailleurs ?
Les performances sont très éprouvantes et d’une certaine façon, le livre de Joyce a été mon Everest. Chaque nouveau projet est toujours plus difficile à porter car il est en lui-même une aventure pour laquelle il me faudra trouver des voies nouvelles de déploiement qui seront autant d’épreuves à surmonter. Peut-être s’agit-il de renouveler ce geste qui peut ressembler à un jeu d’enfant quand il se dit « tiens, on dit que tu ferais…» mais à la différence que je me suis tenu de le faire vraiment. Sans doute en lien avec cet accident qui m’est arrivé, mes projets sont autant de trompe-la-mort qui m’amènent toujours un peu plus loin. Je compte mener à Bagdad un projet autour de l’ouvrage des Mille et Une Nuits. Il sera, je l’espère à l’image du livre, sans fin.

Chaque projet est comme l’invention d’un nouveau conte qui me maintient en vie
dans ce monde dans lequel on vit, où l’on n’est pas sûr d’être l
à le lendemain.

Jean-Christophe Norman, Table Bookscape, 2021 Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris
Jean-Christophe Norman, Table Bookscape, 2021 Courtesy et photo artiste et Galerie C Paris

JEAN-CHRISTOPHE NORMAN – BIOGRAPHIE
Né en 1964 à Besançon
Vit et travaille à Marseille
www.jeanchristophenorman.blogspot.com

Représenté par la Galerie C Neuchâtel Paris www.galeriec.ch

Actualités
Du 16 octobre 2021 au 16 janvier 2022
Brouhaha, exposition monographique, Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur Marseille