Ségolène Haehnsen Kan

Ségolène Haehnsen Kan

Dans la forêt Reynols, 2019. Huile sur toile, 220 x 190 cm
Courtesy Ségolène Haehnsen Kan

ENTRETIEN / Ségolène Haehnsen Kan
préalablement paru dans la revue Point contemporain #13 – juin-juillet-août 2019

« Mes peintures naissent du chaos de la matière picturale. »

Un paysage imaginé, rêvé n’a pas l’exactitude de celui restitué par une photographie ou sa représentation telle qu’elle a pu exister au milieu du XVe siècle quand il a donné naissance à un nouveau genre dans l’histoire des Beaux-Arts. Qu’il s’appuie dans son élaboration mentale, sur l’enregistrement de la mémoire, la lecture d’un ouvrage, ou qu’il soit composé par l’imaginaire, il s’invente en se déployant progressivement hors de l’idée de logique ou de cohérence. Il est le fruit d’un authentique acte créatif, conscient ou non. En observant les œuvres de Ségolène Haehnsen Kan, le regardeur comprend que l’enjeu de la représentation, si commun à la nouvelle tendance de la peinture, est déplacé. Ici point de transposition, de retranscription, de narration ou même de contextualisation, de portrait du paysage, car l’artiste n’a pas pour point de départ une image photographique du réel. Celle-ci n’est à aucun moment interpellée, ni comme sujet, ni comme objet ou encore comme outil. C’est par la densité de la matière et la justesse du geste, qu’il soit volontaire ou accidentel, que se construit, strate après strate, « l’architecture » des compositions. 

Comment élabores-tu tes peintures qui, à l’évidence, se refusent à toute rationalité ? 

Aucune de mes toiles n’a comme point de départ un sujet ou même un motif. Les paysages que je compose sont comme fantasmés. Je ne cherche pas à les rendre cohérents ou complets dans la représentation. Aucune logique ne vient rattacher les éléments les uns aux autres. Je reproche à mes premières peintures d’être trop littérales, d’exprimer trop exactement une pensée ou une vision. Je les veux désormais plus radicales, que les formes y soient moins représentées et qu’elles tendent vers l’abstraction comme surgies de la matière même de la peinture. Pour ne pas être dans la fabrication de nouvelles images, il faut se lancer à l’aveuglette. 

Une peinture non préméditée qui s’ouvre en continu sur l’inconnu ?

Il est tout à fait vrai que dans la genèse de mes peintures, nombre de données sont toujours inconnues. La création inclut nécessairement une part de hasard. Je construis mes toiles en deux temps avec pour première étape de monter les fonds. Ils détermineront ce que deviendra la toile, les motifs qui s’y créeront par nécessité, son équilibre et son harmonie. Souvent, j’abandonne les fonds pendant plusieurs mois avant d’arriver à déceler la manière dont je pourrais poursuivre la toile. Une manière pour moi de m’en imprégner sans véritablement ne rien décider. 

La représentation, l’élaboration d’une image, en tant que telle ne semble pas t’intéresser…

Cela n’a jamais été un objectif. Beaucoup d’artistes travaillent d’après photo, pour faire le portrait plus ou moins fidèle d’une image, ce qui tue la peinture car tout est au même plan, comme sur un écran. C’est dû au fait qu’ils travaillent par zone se posant juste la question des nuances et comment les couleurs vont se juxtaposer. La composition d’une peinture est comparable à une construction avec ses fondations. On monte les fonds, les lumières, avec des glacis pour créer une architecture. En peinture, pour arriver jusqu’aux dernières notes qui la couronne, il est nécessaire de respecter tout un protocole avec des glacis, des endroits plus en pâte. Le travail se fait au cœur la matière. 

Éradiquer toute mainmise sur le sujet n’est-elle pas une manière de laisser vivre la peinture ?

Le peintre doit être capable d’échapper à ce diktat imposé par la photographie qui décide que quelque chose doit être représenté. Certains peintres n’arrivant pas à se soustraire à sa tyrannie créent des faux accidents, des coulures, des amalgames tout en peignant à partir d’une image photographique. Or, il est évident qu’ils en sont toujours prisonniers. Je laisse la peinture se faire presque toute seule, se développer indépendamment de toute représentation. Pour cela je respecte les moments d’accident, et parfois je désacralise certaines choses. Quand on s’obstine à réaliser trop précisément un motif, il bloque complètement la toile. Parfois il m’arrive de recouvrir un motif qui serait trop photographique. Dans mes toiles, il y a beaucoup de repentir. 

Qu’est-ce qui détermine pour toi la qualité d’une toile ?

Le geste. C’est lui qui détermine l’acte de peinture. Quand on approche d’un tableau de Velázquez, d’un Chardin, on peut admirer un geste incroyable, tonique, fort. Le geste est vraiment l’ADN du peintre, par lequel on reconnaît l’auteur d’une peinture. Grand ou petit, il ne perd jamais en tonicité. Je cherche à trouver ce geste, cette tension, ce pincement qui donne tout son caractère à une peinture, son identité et son originalité. Il peut survenir à tout moment quand je peins un ciel, une branche, de l’eau. Une fois trouvé, il se répand sur toute la toile. D’une certaine manière, il va être le point de départ du tableau. Dans une de mes toiles, il a surgi de l’inclinaison du niveau de la mer, un accident que j’ai accentué et qui a fini par donner une vague dont je ne savais pas si elle allait être immense ou minuscule. La même touche très simple qui lui a donné naissance m’a servi pour le ciel et les éléments du tableau. 

N’es-tu pas quand le geste opère, comme le décrivent les poètes, sur un instant un peu miraculeux, que l’on ne connaît que de très rares fois dans une carrière ?

C’est exactement ça. À la différence de quelqu’un qui construit méthodiquement une image en connaissant l’issue, je ne peux pas me cacher derrière une narration ou derrière une représentation. Je suis au contraire dans une véritable appréhension avant d’engager une toile. Je ne me sens jamais vraiment prête, avec ce sentiment de toujours frôler la catastrophe. Souvent, je ne supporte plus ces traits et pourtant je dois continuer. Je suis dans un acte de peinture qu’il me faut assumer jusqu’au bout, parce qu’il est omniprésent sur la toile. Parfois, quand je suis face à la toile, il se passe quelque chose et parfois rien et il me faut l’accepter. On ne peut pas préméditer la création. Je peux reprendre sans cesse un fond sans que rien ne se passe. Je sais qu’à un moment donné, il doit se produire un événement qui décidera de ce qu’adviendra la toile.  

« Même si ce n’est pas prémédité, je suis consciente qu’une dimension un peu magique, 
de sorcellerie même, est présente dans mes toiles.
Je suis parfaitement consciente qu’il n’est pas anodin d’accrocher de tels tableaux chez soi. »

On dénombre très peu d’éléments dans tes peintures mis à part l’eau, le ciel, la végétation. Est-ce pour leur donner une dimension méditative ?

Je ne cesse d’épurer mes tableaux pour n’y laisser que les éléments essentiels. Ce sont eux qui structurent mes toiles. J’ai progressivement éliminé tout détail ou perspective afin de ne pas être dans une exactitude ou dans la préciosité d’une peinture maniérée. J’appelle ça le « syndrome de Patinier ». Joachim Patinier, un contemporain de Bosch, peignait des scènes religieuses entourées d’eau, de rochers, du ciel, et de quelques arbres. J’ai toujours trouvé ses œuvres très belles, avec juste l’essentiel. Je poursuis une même ambition de composer des œuvres très simples. 

Tu as d’ailleurs aussi réduit ta palette de couleurs…

En effet, je suis désormais sur trois, quatre couleurs. Travaillant beaucoup les fonds avec des ocres et des oranges, je rajoute des notes en glacis qui viennent les contrarier sans les annihiler. Cela donne une plus forte intensité tout en rendant la lumière diffuse. Je ne supporte plus qu’il y ait trop de couleurs et j’ai le sentiment de me perdre en circonvolutions. Dans ce processus de radicalisation, du geste, des éléments, de la gamme chromatique, il y a cette nécessité de privilégier la sensation que peut procurer la toile. De plus en plus, je travaille par soustraction. 

Jusqu’à retirer de la matière picturale ?

Tous les tableaux de la série La Magie du feu ont été composés dans ce geste de retrait. Une opération qui a pour origine un accident. En voulant effacer un arbuste que j’avais recouvert de peinture jaune puis de rouge, avec du white spirit, sont apparues des larmes de feu. En simplifiant mes toiles, je valorise ce geste totalement imprévu et que j’ai repris sur toute la série. J’aime que se produise en négatif et de manière encore plus radicale, des surprises assez saisissantes et des solutions dans mes peintures. En ce moment, ma peinture change beaucoup parce qu’il y a de nombreuses choses qui sont en train de changer en moi. Je ne sais pas du tout ce qu’elle peut devenir. Pour moi qui ai de moins en moins envie de définir ce que je dis, j’aime ce principe d’effacement, de retrait, avec des éléments qui ne sont pas dans une énonciation mais dans la suggestion.

« Peindre est un acte qui demande beaucoup de courage. » 

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet,
préalablement paru dans la revue Point contemporain #13 – juin-juillet-août 2019

Ségolène Haehnsen Kan, Songe de Payne 1, 2018. Huile sur toile, 195 x 130 cm
Ségolène Haehnsen Kan, Songe de Payne 1, 2018. Huile sur toile, 195 x 130 cm
Ségolène Haehnsen Kan, Songe de Payne, 2018. Huile sur toile, 60 x 80 cm
Ségolène Haehnsen Kan, Songe de Payne, 2018. Huile sur toile, 60 x 80 cm

Ségolène Haehnsen Kan
Née en 1988 à Paris
Vit et travaille à Paris

Diplômée des Beaux-arts de Paris (2007 – 2013)