Baptiste Rabichon [entretien]

Baptiste Rabichon [entretien]

Baptiste Rabichon, 17ème, 2018. Épreuve chromogène unique 195 x 127 cm. Courtesy artiste et Galerie Paris-Beijing

 

 

« Je suis attaché au tirage argentique couleur car, tout en demandant une grande rigueur, puisque se réalisant dans le noir total, il donne au geste une étonnante liberté et laisse le hasard s’immiscer.
Cette rencontre entre hyper concentration et perte de contrôle crée un événement que le papier enregistre et qui vient faire vibrer les premières étapes numériques de mon travail. »
Baptiste Rabichon

 

L’artiste qui manipule l’image, est celui qui tente d’abolir notre précarité, de créer un temps sans âge, une image philosophale, un espace singulier où elle resterait à jamais vivante. 

Chez Baptiste Rabichon, le travail photographique commence par la captation à la volée d’images du quotidien qui viennent alimenter ses compositions. La photographie ne pouvant à elle seule cerner la complexité d’un moment, l’entièreté d’une situation, ne révèle souvent qu’un manque, celui d’un temps saisi et à jamais disparu. Ainsi, Baptiste Rabichon mixe les techniques, celles du photographe et du plasticien, faisant fi de la querelle entre l’argentique et le numérique, pour atteindre la justesse de la composition d’une image, ce point susceptible de transmettre une émotion, un sens et une mémoire. Il conjugue le visible et l’invisible à la manière d’une image cubiste sans perdre le lien avec le réel. 

Il convoque dans sa construction des temporalités très différentes, celle de l’apparition et de la permanence. Il nous montre combien l’image est une révélation, celle d’une intériorité en rapport avec la vie que l’artiste extériorise. Et comme dans la vie, les images peuvent naître d’accidents que l’artiste isole pour tracer de nouvelles destinées. Argentique, numérique, rayon X des photogrammes, chromophotographie, elles sont un scan de l’instant présent, de la poésie de cet infra-ordinaire. Une image non reproductible, rare et qui sait en conserver sa présence.

 

Tes compositions semblent marquer une volonté d’échapper à la photographie traditionnelle…

Lorsque j’ai commencé la photographie, je n’utilisais pas d’appareil photo. J’étais en troisième année aux Beaux-Arts et la photographie venait s’associer à du dessin, à de la peinture, à des travaux sur InDesign, pour composer une image déjà hybridée. Les photographies restent aujourd’hui une des composantes des images que je conçois même si souvent leur présence est discrète. Loin d’échapper à la photographie, je prends beaucoup de photos au quotidien de manière très rudimentaire avec un téléphone ou un petit appareil, de paysages, de natures mortes, de portraits. Un travail de photographie très instinctif pour capter le quotidien. J’utilise certaines de ces photographies dans mes séries. Elles en structurent la composition en formant son squelette comme le ferait une esquisse pour un peintre, et me permettent de tisser une narration tout en laissant possible des interprétations très libres.

Une liberté dans l’interprétation dont tu joues aussi avec ton travail sur les photogrammes…

J’ai commencé à faire des photogrammes très simples. Au milieu des objets que je disposais sur le papier, j’ajoutais des photographies afin de mêler empreinte et représentation. C’était déjà une manière d’utiliser mes photos comme des objets sachant que je n’aurais pu les exploiter, en raison de leur qualité, comme des photographies d’art. J’avais ce plaisir, quand j’ai commencé cette série, de manipuler le médium, de tordre l’image. Un plaisir de l’expérimentation présent dans toutes mes séries, et que l’on pourrait croire presque sans objet, dans des séries comme Galaxy ou Chirales.

Tu parviens à donner le sentiment de pénétrer l’image, à la fois par les motifs et par la technique, à créer une sorte de passage de la réalité sur le papier photosensible… 

J’entremêle de manière plus ou moins complexe les techniques de l’argentique et du numérique qui se confondent sur un seul et même support. Dans la plus grande partie de mon travail je vois ce que je suis en train de faire, tandis qu’à d’autres moments je suis complètement dans le noir. Et c’est justement dans le noir que les artifices conçus en amont sont soumis à la réalité d’un événement que je ne peux reproduire et qui rend l’image unique. Cette friction entre numérique et argentique, contrôle et hasard, est sans doute ce qui donne cet aspect onirique à certaines de mes séries. Et ce, malgré le caractère autobiographique de celles-ci (comme Photographies et 17ème par exemple) ; on est à la fois dans un environnement connu, et dans un ailleurs… Mais ces passages de l’un à l’autre, je les laisse accessibles. Par exemple les scotchs d’attaches, qu’il me suffirait de faire disparaître par un très léger recadrage, sont visibles dans la plupart de mes images. J’ai le sentiment qu’au lieu de faire tomber la magie, laisser ces détails apparents la renforce.

Il est important que subsistent ces traces du travail sur le papier, même si elles sont infimes, au risque de perdre la physicalité de l’image. De toute façon, les cartes sont déjà brouillées. Je travaille également sans marges, sur la totalité du papier pour qu’il n’y ait pas d’arrêt et que l’image déborde. Cela rajoute une tension. Je ne veux pas que les formes flottent dans un cadre mais qu’elles aient un ancrage dans le réel. C’est visible avec la silhouette à l’échelle 1:1 de la série 17ème dont on ne voit pas les pieds parce que la prise de vue s’effectue debout contre le papier. Ainsi, l’image finale cristallise d’une zone à l’autre des techniques très différentes, argentiques ou numériques.

Ce mélange n’a-t-il pas pour effet de donner une sorte de mystère à l’image ?

J’aime créer la confusion en mêlant diverses méthodes de représentation pour le même objet. Par exemple dans les séries Fleurs (2016), Ranelagh (2016-2017) ou 17ème (2017-2018) les motifs floraux que j’ai créés proviennent à la fois de scans de fleurs et de véritables fleurs projetées sur le papier ; dans une tentative de donner corps à de fabuleux jardins. Mais, s’ils sont fantastiques, c’est justement parce que l’on peut sentir, au milieu de toutes ces fantaisies, un véritable lien avec la réalité. Quand j’ai réalisé Les Lilas (2016), ils sentaient très bon. Je voulais faire ressentir cette fraîcheur des fleurs, que l’image soit plus « lilas » que les lilas eux-mêmes, créer une sorte de sur-présence. C’est aussi le cas pour d’autres éléments comme les bouteilles, cuillères, tasses que j’associe à des objets que je fabrique comme dans les Natures mortes à la dame de cœur et à la vaisselle sale. Dans ces travaux-là, ce sont ces petits objets, translucides dont je ne pourrais imiter la texture numériquement, qui viennent donner leur présence à l’image.

Devant tes images nous avons une sensation de présence très forte, avec du volume, de la matière… 

C’est un de mes objectifs, même si mes images sont circonscrites dans un rectangle et dans la planéité du papier. Ma liberté de création s’inscrit dans ce cadre-là, je ne désire pas pour l’instant créer en volume. C’est ce qui justement m’attire dans la photographie : construire quelque chose qui ait l’air réel, plutôt qu’il ne le soit… Même si je travaille en contact avec le papier, avec de la lumière, des objets, parfois des liquides que je fais couler directement dessus ; ce que je montre, c’est ce que je fais ou l’image de ce que je fais ? Cette réflexion est au cœur de ma série Ranelagh que l’on peut lire comme une métaphore de mon travail.

Comment décrirais-tu ton acte de création d’une image ?

Quand je parcours l’histoire de la photographie jalonnée d’artistes expérimentaux, je ne sais où me situer, me demandant si je construis mes images comme un photographe… J’ai choisi la photographie car je cherche à tisser un lien entre composition et enregistrement. C’est-à-dire que dans mes images il y a deux choses ; tout d’abord un travail de composition où je prends plaisir à garder la main sur les choses, à composer comme un dessinateur, un monteur ou un peintre avec un contrôle visuel sur les choses, et ensuite une soumission de cette composition à un événement, qui est le moment où je joue avec la lumière, avec des matières, où je suis en contact avec le papier. Une opération qui ne se voit pas, que je ne vois pas, dans le noir absolu du labo. Le processus échappe alors à mon contrôle. Malgré tous les repères que j’ai pu mettre en place, le résultat final est toujours différent de ce que j’avais imaginé. Mais c’est justement ce qui fait lien avec la première composition et qui va l’activer, lui donner une étrangeté qu’il serait impossible de construire totalement numériquement. Il manquerait ce moment d’abandon, de lâcher prise où je laisse l’image vibrer.

 

« Pour réaliser mes images, je mets en place des processus complexes qui peuvent générer des accidents. Parfois heureux, ces accidents peuvent être l’origine d’une nouvelle série. Cela peut être le fait d’oublier de travailler telle ou telle zone de l’image ou au contraire de la surexposer, de mal placer tel ou tel élément… Ils sont l’irruption de la réalité dans un travail imaginé. »
Baptiste Rabichon

 

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain hors-série « Autour de l’image » © Point contemporain 2018

 

Baptiste Rabichon, Nature morte à la Dame de cœur, 2017. Série Photographies, 2017 Courtesy artiste et Galerie Paris-Beijing
Baptiste Rabichon, Nature morte à la Dame de cœur, 2017. Série Photographies, 2017
Courtesy artiste et Galerie Paris-Beijing

 

 

 

Baptiste Rabichon, Chirales, a, 2014, 2 tirages lambda, 80 x 60 cm chaque, ed1+AP Courtesy artiste
Baptiste Rabichon, Chirales, a, 2014, 2 tirages lambda, 80 x 60 cm chaque, ed1+AP
Courtesy artiste

 

 

Baptiste Rabichon, 82 Bvd Saint-Marcel, 2017. Épreuve chromogène unique, 250 x 127 cm. Série Les balcons, 2017-2018. Courtesy artiste
Baptiste Rabichon, 82 Bvd Saint-Marcel, 2017. Épreuve chromogène unique, 250 x 127 cm. Série Les balcons, 2017-2018. Courtesy artiste

 

 

Baptiste Rabichon, En ville exposition personnelle Grand Palais Paris Photo 2018 Commissaire : François Cheval - Production BMW Art et Culture Soutien : Gobelins école de l'image Tirages réalisés au Fresnoy-Studio national des arts contemporains Tourcoing
Baptiste Rabichon, En ville
exposition personnelle Grand Palais Paris Photo 2018
Commissaire : François Cheval – Production BMW Art et Culture
Soutien : Gobelins école de l’image
Tirages réalisés au Fresnoy-Studio national des arts contemporains Tourcoing

 

Baptiste Rabichon
Né en 1987, vit et travaille à Paris

2017 : Lauréat de la résidence photographique BMW 2017

www.rabichon.com

 

Actualités de Baptiste Rabichon : http://agenda-pointcontemporain.com/tag/baptiste-rabichon/

Tous les articles sur Baptiste Rabichon :