DENISE BRESCIANI, SECONDE NATURE

DENISE BRESCIANI, SECONDE NATURE

Denise Bresciani, vue de l’expostion Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design, 2021
Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP

EN DIRECT / Exposition Seconde nature de Denise Bresciani
jusqu’au 26 juin 2021, Centre d’art et de design La cuisine, Nègrepelisse

Pris par la matière

Texte de Jean Deilhes, Université Toulouse-Jean Jaurès

L’exposition « Seconde nature » que Denise Bresciani présente au Centre d’art La cuisine à Nègrepelisse (82) ne manquera pas de dérouter les spectateurs qui espèrent trouver dans l’art des réponses toutes faites aux grandes questions universelles (anthropocène, préservation du vivant, discours des origines). Ce sont pourtant bien des questions de cet ordre qui traversent la proposition d’une artiste qu’on connaissait surtout jusqu’ici pour son travail sur le vivant et l’organique, à savoir des domaines qui intéressent au premier plan le design culinaire, la performance et le biodesign. Au sein d’une énigmatique proposition plastique qui se révèle aussi stupéfiante que merveilleuse, l’artiste se complait au contraire à brouiller les cartes du naturel et de l’artefact. La réconciliation — thème qui fédère la série d’initiatives artistiques et culturelles voulues par la nouvelle directrice du lieu Marta Jonville — opère ici comme moteur d’une réflexion où la relation du corps à l’espace et à la matière agit autant sur les manières d’habiter que sur celles de créer.

Avant d’entrer dans l’espace d’exposition, le spectateur reçoit tout d’abord une offrande qui prend la forme d’une petite coupelle de terre cuite modelée contenant un des produits lacto-fermentés élaborés par l’artiste durant sa résidence à La Cuisine. Le rituel, qui fait appel aux sensations gustatives, est, à plusieurs titres, un avant-goût de l’exposition. Il constitue à la fois un prologue sensoriel et une ouverture vers les modes de conception utilisés par l’artiste.

Si ce type de fermentation est utilisé depuis le néolithique afin de conserver les aliments, il participe, chez cette artiste, de la fabrication de biomatériaux dont la finalité est avant tout plastique. Il s’agit, d’emblée, d’un cérémonial et d’un parcours qui engagent les sens mais aussi le corps du spectateur. On ne voit pas qu’avec les yeux : l’exposition est un espace multi sensoriel.

La première installation comprend des modules de bois nommés Gli abitanti [les habitants] qui tiennent lieu d’habitat et même d’habitacle dans lesquels le spectateur est invité à s’allonger. La blonde chevelure d’étoupe (filasse de chanvre) qui recouvre partiellement la structure, nouée à même l’armature de bois, obstrue l’entrée, formant ainsi une épaisse fourrure aussi odorante que du crin de cheval. Cet abri végétal propose une expérience immersive mêlant sensations tactiles et olfactives qui nous arrache temporairement à l’espace d’exposition. Ramené à une condition animale dans une armature qui figure tout à la fois un cocon, le terrier ou la grotte, le spectateur fait ainsi l’expérience d’une « seconde nature », rejouant une scène primitive, archaïque, qui renvoie à l’aube de l’humanité.

Au centre, une épaisse table en bois brûlée présente une curieuse série de petites objets (Les idoles). Présentés à même la surface calcinée de la table, certains sont produits pour l’occasion et d’autres proviennent au contraire de collections sans distinction d’origine : des pièces issues du fonds archéologique du Musée Calbet (Grisolles) côtoient des objets issus de la collecte personnelle de l’artiste, sans qu’il soit possible d’en établir d’emblée la fonction ou le sens. Les alignements ne sont ni tout à fait formels ou structurels, ni seulement plastiques ou chromatiques. Leur organisation relève d’une indétermination suffisamment malicieuse pour court-circuiter toute approche sérieuse et Les idoles forment une improbable série qui n’a d’autre vocation que le présent immédiat. Tailloir néolithique, pointe de harpon, coquillage, projectile de chasse, silex taillés, phallus dressés en céramique, membrane de Kombucha séché, vulves émaillées, sorgho, proposent une cohabitation improbable. Étonnant procédé, en soi, qui consiste à conférer aux objets, sans distinction d’âge, de fonction et de nature, une dimension où le poétique et l’anthropologique s’associent selon un principe magique. Telle est aussi la fonction de Tintinnabulum, objet plastique et sonore formé par une série de formes allongées qui évoquent chacun une vulve. L’œuvre, suspendue, est sonore : il faut la toucher pour l’activer. Elle renvoie directement aux tintinnabuli qui se trouvaient suspendus au-dessus de l’entrée de la domus antique : ces petites amulettes sonores, placées au seuil, et traditionnellement composées de phallus de terre cuite étaient censés assurer une protection contre les mauvais esprit. Chez Denise Bresciani, Tintinnabulum marque bien un seuil, celui de toute l’installation nommée Jardin désobéissant, troisième partie de l’exposition. L’œuvre, qui consiste à féminiser le tintinnabulum, fait allusion à Hanging Janus de Louise Bourgeois, un tintinnabulum en bronze formé de l’extrémité de deux pénis. Mais peut-être s’agit-il aussi de rappeler qu’il existe d’autres seuils, féminins quant à eux, que d’aucuns feraient bien de respecter…

On n’est pas loin du Parti pris des choses d’un Francis Ponge, sauf qu’ici l’artiste semble avoir été saisie à son tour par la préhistoire, dont le terme, inventé au XIXe siècle, correspond à l’émergence d’un trouble total dans la connaissance des origines de la Terre, de l’Homme et de l’art. La tension créée entre un bloc de silex, à même le sol, et une pierre en suspension, est redoublée, au sol, du lien que l’archéologie établit entre ce premier bloc, matrice d’où furent extraits divers outils, et la collection d’outils préhistoriques présentés dans la suite des idoles. Qu’il s’agisse de l’ossature de bois d’où coule une chevelure bonde, des balais, des pierres, des tessons, la disposition des objets à même le sol ou en suspension évoque directement l’architecture — l’artiste avait pour premier métier celui d’architecte.

A l’opposé de Gli abitanti, double structure horizontale et verticale, figurent au sol des balais de sorgho qui dessinent une abside où s’abrite une mère Kombucha dont la croissance permet l’obtention, une fois séchée, des feuilles translucides qui sont parfois employées dans la fabrication d’objets plastiques (Le jardin désobéissant). Parfois la paille tissée recouvre les matrices utilisées par l’ébéniste pour cintrer les arcatures de bois, parfois celle-ci se dresse comme une chevelure. Un rhizome se dessine entre matière brute et matière à créer. Ainsi en est-il de la paille des balais, de la matière noire de la table, dont le bois brûlé provient directement du yakisugi — une ancestrale technique japonaise destinée au traitement du bois —, de l’étoupe, ou encore de la terre cuite émaillée. Rien qui ne soit naturel sans pour autant relever du vivant. Là est le paradoxe, auquel le titre même de l’exposition « Seconde nature » semble vouloir renvoyer, sous la forme d’un oxymore. La nature est une (aujourd’hui menacée) à laquelle la culture s’emploie à donner une seconde vie, ou une nouvelle chance d’exister, comme si l’une pouvait être garante de l’autre, la réciprocité en plus. Au sol, dans leur conque, le Kombucha, où se développe une mère, comme celle de nos vinaigres, dialogue avec de curieuses boules de terre qui contiennent chacune une graine. Ces dernières évoquent la fertilité aléatoire qui est celle des junk gardens inventés par Masanobi Fukuoka, dont on retrouve la trace directe dans cet alignement de céramiques informes recouvertes de paille. Une sorte de permaculture appliquée à une terre rendue inerte par la cuisson réalise une promesse impossible à tenir.

C’est donc en déplaçant un sujet aussi sérieux que celui des relations nature – culture sur le territoire du geste et du faire artistique que l’artiste parvient à réactiver des pratiques et des savoir-faire immémoriaux. La main qui érige entre ses doigts un boudin de terre noire, la torsion d’une barre de fer ou d’une tige de bois, participent ici d’un dialogue entre les premiers gestes d’une industrie humaine et la matière brute. Les matériaux réunis sont tous archaïques : la terre, le bois, le végétal, le minéral et l’animal évoquent directement la préhistoire. De la même façon que le mot et le concept de préhistoire furent inventés au XIXe siècle, l’art et les artistes participent d’un discours sur les origines, celles de l’habitat, de la chasse, de la collecte, et bien sûr de l’art. Rien d’étonnant à ce que la seconde nature (humaine) trouve à se manifester dans sa capacité à se mettre en récit : cela s’appelle l’Histoire. Mais le titre de l’exposition dit aussi ceci : que la transformation d’éléments naturels en matières et matériaux constitue la seconde vie d’une nature qui s’avère, paradoxalement, n’en avoir qu’une seule. Le geste est symbolique, il est une marque de réconciliation.

Qu’une petite boule de terre séchée soit capable de conserver à la graine qu’elle renferme toutes ses propriétés fertiles consiste à rendre visible une promesse, celle d’un renouveau. Ni art naïf, ni primitivisme ici. A l’inverse d’une nostalgie du passé, il s’agit d’une naïveté retrouvée où s’éprouvent les effets de la matière brute sur les gestes et non l’inverse. C’est une main éprise de matière, en quelque sorte. Mais c’est aussi le signe de la prolifération d’un matiérisme non pictural, ici, à l’ensemble de l’espace d’exposition.

Texte : Jean Deilhes, Université Toulouse-Jean Jaurès

DENISE BRESCIANI – BIOGRAPHIE
Née en Italie en 1970, Denise Bresciani, architecte, designer et artiste plasticienne, vit et travaille actuellement à Toulouse en France.

Site internet : https://www.denisebresciani.com 
Instagram @_denise_bresciani  https://www.instagram.com/_denise_bresciani/

Denise Bresciani, Gli abitanti, bois-filasse 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design : Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
Denise Bresciani, Gli abitanti, bois-filasse 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design
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Denise Bresciani, Inclusion, céramique-paille, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design:: Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
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Denise Bresciani, Le jardin désobéissant, installation, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design : Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
Denise Bresciani, Le jardin désobéissant, installation, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design
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Denise Bresciani, Les idoles (détail) 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design:: Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
Denise Bresciani, Les idoles (détail) 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design
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Denise Bresciani, Les idoles, installation, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design : Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
Denise Bresciani, Les idoles, installation, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design
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Denise Bresciani, Tintinnabulum, céramique-corde, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d'art et de design:: Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP
Denise Bresciani, Tintinnabulum, céramique-corde, 2021, Exposition Seconde nature, La cuisine, centre d’art et de design
Image Didier Taillefer ©Denise Bresciani ADAGP