MARK GEFFRIAUD

MARK GEFFRIAUD

ENTRETIEN / avec Mark Geffriaud par Point contemporain à l’occasion de l’exposition Raúl D. jusqu’au 30 novembre 2019 à URDLA Villeurbanne

« Je parle d’un temps fantasmé, qui n’est pas réel.
Un temps qui, sans être le retour vers un événement qui a eu lieu,
est plutôt le moment où on anticipe quelque chose.
»

Invité à exposer à l’URDLA, Mark Geffriaud, dont la pratique n’est pas familière des techniques de l’estampe, n’a eu de cesse d’interroger les possibles du lieu. Il a ouvert les savoir-faire à des développements qui en ressuscitent le passé ouvrier, les techniques artisanales de production de l’œuvre imprimée jusqu’à leur évolution lorsque l’arrivée de l’offset a forcé les presses historiques à s’orienter vers l’impression à tirage limité. L’artiste a appuyé sa proposition sur ce site, ancienne usine qui a su se réinventer tout au long de son histoire. Il en a lui-même réorganisé les espaces, reconsidéré les outils, les bandes de tests, amenant le visiteur à suivre une déambulation où chaque œuvre présentée est libérée d’un format, d’une technicité, de son vocabulaire plastique. Comme le poète qui jamais n’emprisonne ce qu’il voit dans ses vers, avec des interventions parfois minimales, Mark Geffriaud nous révèle dans un travelling ininterrompu ses découvertes et ce qu’il aurait imaginé faire avec elles.

Le commencement est un élément important dans ton processus artistique. Peux-tu nous raconter la manière dont tu as rencontré Cyrille Noirjean le directeur de l’URDLA ?

Notre rencontre a été quelque peu inattendue d’autant plus que je ne pratique pas l’estampe. À l’origine je suis allé chercher une pierre dans une carrière abandonnée proche de Montpellier pour un projet à long terme amorcé en 2014 qui consiste à construire une maison morceau par morceau. Une pierre sur laquelle je m’imaginais pouvoir réaliser les croquis et plans de cette maison en cours et qui devait aussi en devenir un élément constitutif. Je l’ai gardée longtemps jusqu’à ce que l’année dernière, dans le cadre de mon exposition à la galerie gb agency, je me suis décidé à reprendre cette pierre encore brute, et à la faire polir pour produire une lithographie. J’ai alors contacté Cyrille pour lui parler du projet tout en ayant conscience que ma demande était un peu particulière. 

Surtout parce que tu tenais à ne pas dénaturer cette pierre…

Je ne voulais pas que la pierre soit retaillée en rectangle. Elle a été polie par un marbrier puis grainée à l’URDLA pour les besoins de la lithographie mais l’irrégularité des contours a été conservée. Lors de l’impression, le papier prend l’empreinte de la pierre et se gaufre sur ses contours. Ils font partie de l’œuvre au même titre que le dessin. 

N’est-ce pas aussi une façon de ne pas figer le résultat et de préserver ainsi une forme de liberté à la pièce ?

D’une manière plus générale, je laisse presque toujours une part d’inachevé dans mes travaux, sans doute parce que je me suis aperçu que cela avait tendance à m’amener ailleurs, que ça devenait autre chose avec le temps. C’est pour cela que je ne les arrête pas définitivement et que je m’autorise presque toujours la possibilité de les faire évoluer.

Un sentiment de ne pas vouloir enfermer l’œuvre dans une forme, de vouloir préserver une liberté de mouvement comme ces nuages que tu laisses vivre dans le verre ?

J’ai composé les œuvres de la série Une certaine douceur en prime au jour le jour alors que je préparais mon exposition chez gb agency. Les nuages proviennent de découpes de différents bulletins météo du jour. Ils sont fixés dans le verre même s’ils semblent en effet flotter à l’intérieur. Prélevés dans des journaux français et étrangers, ils figurent un temps global, la météo de la terre. La météorologie m’intéresse parce qu’elle est l’un des plus anciens systèmes de prédiction. L’homme a toujours voulu savoir quel temps il allait faire demain, si la saison allait être sèche ou humide. Beaucoup de procédés de divination sont liés à l’observation des nuages, du ciel. Les anciens bulletins météo ne nous décrivent pas le temps qu’il a fait mais le temps qu’on pensait qu’il allait faire.

N’est-ce pas ce moment où s’invente une autre histoire que celle que l’on avait prévue ?

Je parle d’un temps fantasmé, qui n’est pas réel. Un temps qui n’est pas le retour vers un événement qui a eu lieu, mais plutôt le moment où on l’anticipe quelque chose. L’idée initiale que l’on a en tête peut toujours changer en cours de route et ce changement est lui-même le matériau que j’essaye de travailler. De la même manière, mon agenda Google ne relate pas, quand je regarde en arrière, ce que j’ai fait, mais bien ce que je pensais faire. Il conserve les traces d’une anticipation.

« Je m’intéresse à ces anticipations passées,
ces moments où l’on projette quelque chose dans
le futur, un temps qui n’a pas encore de réalité.
»

Beaucoup de mes pièces, comme Weather, un scan de la surface de ma table d’atelier à échelle 1:1 que je montre petit à petit au fil de publications imprimées, ne sont pas arrêtées dans le temps. Certaines sont datées de l’instant présent, d’autres n’ont pas de date de fin… 

Ou leur commencement peut être infini comme lors de ton exposition Deux mille quinze

Je travaille d’ailleurs en ce moment sur le catalogue de cette exposition, trois ans plus tard. Un moyen pour moi de reconsidérer le temps de réflexion qui a précédé le projet, après sa réalisation. Pour cette exposition, j’étais dans un processus très ouvert, fonctionnant presque à l’envers.

L’idée n’était pas de faire un film de manière traditionnelle, mais plutôt d’effectuer des repérages pour un film potentiel. Plutôt que d’imaginer la possibilité d’un film et de le mener à son terme, je suis remonté vers son origine en démontant le mécanisme cinématographique. Au Plateau, c’est la seule fois où j’ai produit des images. J’ai projeté dans l’espace d’exposition sept fois les mêmes rushes dans des formats différents et avec un décalage de temps de 20 secondes. 

Une succession qui faisait que lorsque le visiteur déambulait dans l’exposition, il pouvait soit prendre de l’avance sur le film,  ou au contraire remonter dans le temps et voir un contenu qu’il avait déjà vu.

Tu parles souvent de déambulation, de circulation. Peux-tu nous parler de cette volonté de ne pas figer l’instant, mais de s’arrêter tout de même à lui sans le célébrer pour autant ?

La marche est pour moi un instrument de travail. J’ai souvent envisagé les projets comme des segments d’une trajectoire. Une des premières choses que j’ai demandée à Cyrille pour mon exposition à l’URDLA était de pouvoir effacer en partie la séparation entre l’espace d’exposition et l’espace de l’atelier. Ce qui m’intéresse c’est la circulation de l’un à l’autre, et trouver le moyen de faire cohabiter production et exposition. J’ai conçu un dispositif qui amène les visiteurs à traverser les espaces de l’atelier pour voir l’exposition. Cette redistribution des espaces a nécessité de déplacer certaines machines. Les plus imposantes sont fixées au sol, mais j’ai pu en installer certaines ainsi que de l’outillage dans l’espace d’exposition. Cela m’a permis d’ouvrir l’espace de l’atelier dans une sorte de fondu enchaîné entre l’un et l’autre, afin que la frontière ne soit plus tout aussi nette et que l’on soit aussi amené à regarder l’atelier avec le même œil que celui porté sur une exposition. Raúl D. est une exposition en constante évolution avec les productions en cours des maîtres techniciens de l’URDLA qui seront amenés, par le déplacement de certains de leurs outils, à travailler dans l’espace d’exposition. 

Des déplacements qui peuvent être déroutants pour le visiteur et qui brouilleront les pistes entre œuvres d’art et machines, outils ?

Un texte, projeté à différents endroits de l’URDLA induira un cheminement dans l’exposition. De la même manière que pour Une certaine douceur en prime l’année passée à la galerie gb agency, une ligne d’écriture courait le long des murs et incitait les visiteurs à accomplir une sorte de travelling.

Dans les ateliers de l’URDLA, j’ai remarqué que certains outils spécifiques étaient bricolés, faits de bouts de bois, de plastique et de scotch, créés par Marc Melzassard, lithographe, et Gaetan Girard, taille-doucier. Des assemblages motivés par des besoins ponctuels et qui possèdent une forme de poésie un peu involontaire. Je me suis aussi servi de chiffons et de vieux t-shirts pour produire des contremarques avec les presses lithographiques et de taille-douce. L’idée était d’utiliser l’écrasement nécessaire à l’impression sur presse pour produire également des sortes de sculptures. Et bien sûr les presses possèdent en elles-mêmes une certaine qualité sculpturale.

« Tout au long de ma résidence à l’URDLA, plutôt que de partir de ce que les machines sont censées faire, je me suis demandé ce qu’elles faisaient sans forcément penser à l’idée d’un résultat. »

Entretien avec Mark Geffriaud réalisé par Daniel Guionnet,
critique membre de l’AICA-France
et par Valérie Toubas
préalablement paru dans la revue Point contemporain #14 (Sept-Oct-Nov 19)

Vue d'exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d’exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d'exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d’exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d'exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d’exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d'exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d’exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d'exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser
Vue d’exposition Mark Geffriaud – Raúl D. – Urdla, Villeurbanne. Photo Jules Roeser

Mark Geffriaud
Né en 1977 à Vitry sur Seine
Vit et travaille à Paris
www.weathers.fr

Représenté par gb agency Paris