Alice Raymond, Mesurer le monde

Alice Raymond, Mesurer le monde

« La connaissance de l’existence d’un monde invisible est la première étape vers une élévation humaine. »
Piotr Demaniovitch Ouspensky, La Quatrième dimension, 1909

 

Depuis 2013, l’artiste Alice Raymond, nourrie de ses nombreux déplacements sur la planète1, développe un alphabet codifié capable de transformer un nom ou un mot en un espace spécifique afin d’appréhender et de « documenter » le monde dans lequel nous vivons.

Déroulant une oeuvre de dessinatrice, peintre et sculptrice, l’artiste crée des formes abstraites dont l’impulsion vient du langage et des mouvements observés dans la nature : des espèces particulières d’images qui tiennent à la fois de l’index, du lexique et du signe, de la mesure et du repérage, telles des cartes mnémoniques issues de méthodes bien spécifiques.

Pour reprendre les propos de Emily Fayet : « Le dessin représente chez Alice Raymond la première étape du processus de création artistique : peu onéreux et léger, le papier se présente comme un médium de prédilection pour l’artiste nomade et il représente le premier acte d’une réflexion se développant progressivement vers la peinture puis vers la sculpture suivant le processus de sédentarisation et l’exploration d’un nouveau territoire. »
C’est effectivement par le dessin que le mot (qui est aussi le titre de l’oeuvre, décliné sous plusieurs médiums) est schématisé et géométrisé par la codification azerty au profit de son « encombrement » spatial. Il est traduit ensuite par des signes picturaux ou sculpturaux qui oblitèrent le sens au profit de l’effet plastique spéculant ainsi sur le rythme et la position des lignes et des formes ainsi obtenues. Les sculptures sont bâties sur une combinaison de matériaux divers pour obtenir un objet construit basé sur des unités cellulaires ; triangles, trapèzes, cônes, ellipses, toute une iconographie qui indique une interprétation géométrique et linguistique du monde, ce dont témoignent les constructions Bordeaux, Volume ou Adieu à la Nature2 où différents bois de construction, branchages, tissus et vieux clous forment des corps purement plastiques dont le cinétisme interne permet de prendre conscience visuellement et émotionnellement d’un langage perdu et oublié.

Toutes ces structures « cartographiques » – la carte est l’abréviation de l’espace en symbole -, sont fondées sur le principe de la réduction de l’image au signe par le biais du dessin au trait qui élimine les scories du monde visible. Elles sont des lignes implicites qui empruntent aux architectes leurs instruments techniques – le tire-ligne, la règle et l’équerre – mais en les contournant, des lignes de force fondées sur l’élaboration d’une grammaire de formes et sur la recherche de l’archétype. A la manière de Humbert de Superville qui avait publié Les signes inconditionnels dans l’art en 1827 – qui influencera fortement l’art abstrait au XXe siècle -, l’artiste est alors celui qui traduit le chaos couvrant la superficie des choses, celui qui fait émerger de la nature, son noyau éternel et rationnel.
Cette recherche est la preuve d’une exigence et d’une tension extrême du Kunstwollen : Alice Raymond ne cherche pas à plaire, elle est en quête des rythmes essentiels du monde et d’une forme adéquate complexe et obstinément travaillée. De façon générale, chaque objet créé, dessin, peinture ou sculpture, est un art prêt à se métamorphoser en de nouvelles explorations de ce vide générateur du monde.
De ce point de vue, Alice Raymond semble l’héritière de la réflexion passionnée qui s’est élaborée en Russie soviétique dès 1919 autour du concept de synthèse peinture-sculpturearchitecture, réflexion à laquelle Vladimir Tatline avait apporté une contribution fondamentale avec ses « assemblages de matériaux », ses « contre-reliefs » et son Monument à la IIIème Internationale (1920) dont la structure a largement inspiré Adieu à la Nature (calcinée sur pied) (2018). Structures cubistes menées jusqu’à l’abstraction, les formes-plans géométriques et les basreliefs de ce « réalisme constructeur3 » se juxtaposent ou s’emboîtent dans un espace de représentation subverti, détourné de cube scénique de la Renaissance afin d’aller au-delà des apparences de la vision commune et de la perspective scientifique, afin de voir ce qui ne se voit pas naturellement.

« Une oeuvre d’art constructiviste n’est en aucun cas une abstraction », disent Gabo et Pevsner en 1932. Nous ne nous détachons pas de la nature mais, au contraire, nous la pénétrons plus profondément que l’art naturaliste ne fut jamais capable de le faire ». Et en réponse à une enquête, Pevsner déclare en 1933 : « S’il existe encore une similitude extérieure entre la création technique et celle d’une construction d’art, la première nous aide à calculer les perturbations de la mécanique planétaire, tandis que l’autre nous donne la possibilité de mettre à jour les forces cachées de la Nature. »

On met en avant les géométries non-euclidiennes, – dont un des découvreurs avait été Nikolaï Lobatchevski au milieu du XIXe siècle -, pour dépasser l’espace illusionniste de la troisième dimension et aller au-delà, on puise dans les pensées extrême-orientales, comme Piotr Ouspienski, dans son Tertium Organum (1911) – lu par toute l’avant-garde russe – afin de parler de cinquième, sixième, septième dimensions qui seraient autant d’étapes dans l’investigation spirituelle du vrai monde, du monde authentique.
Au carrefour de ces démarches, l’art de Alice Raymond cherche à explorer l’inconnu et le non visible afin de reconstituer la structure cartographique de notre monde originel.

Mais contrairement aux utopies constructivistes, ses sculptures sont une métaphore des divers pessimismes apportés, depuis la fin du XXe siècle, par de nouvelles conditions historiques : la pollution, la destruction de l’environnement naturel, l’entropie et l’ère de l’anthropocène. Son oeuvre est liée à l’expérience de la destruction de la nature dont les formes originelles doivent être sauvegardées. Aussi à la complexe allégorie du développement des constuctivistes répond ici une allégorie complexe de la disparition. En élaborant un langage universel capable de mesurer et de traduire le monde invisible, l’artiste lutte contre la superficialité de notre vision mais aussi contre la disparition complète de ces signes originels que l’homme est en train d’anéantir. Les baguettes de bois et les branchages de Adieu à la nature sont la représentation des derniers plis du monde, soit une sorte de cartographie de l’oubli.

1 Alice Raymond a vécu en Allemagne, en Suède et aux États-Unis (Miami et San Francisco). Elle vit aujourd’hui entre Bordeaux et Miami.
2 Ces trois sculptures ont été réalisées en 2016 et 2018 et présentées respectivement aux Archives de Bordeaux, dans le Buffet du collectif 0.100 et à Metavilla, Bordeaux.
3 Autre terme pour caractériser le constructivisme russe.

Texte Corinne Szabo © 2018 Point contemporain

 

Visuel de présentation : Alice Raymond, Bordeaux , 2016. Bois, 160 x 130 x 50cm. Courtesy artiste.

 


Alice Raymond
Née en région parisienne, a vécu en Allemagne étant enfant, en Suède une fois adulte avant de s’installer aux États-Unis (Miami et San Francisco).
Formation à l’Ecole des Beaux-Arts (peinture, sculpture), à l’Université Arts et Lettres à Bordeaux, et en Science du Langage à Grenoble.

aliceraymond.com

 

Actualités de l’artiste ☞ http://agenda-pointcontemporain.com/tag/alice-raymond/

 

Alice Raymond, Adieu à la nature (calcinée), 2017. Branches et tasseaux de bois calcinés, 140 x 30 x 40cm. Courtesy artiste.
Alice Raymond, Adieu à la nature (calcinée), 2017. Branches et tasseaux de bois calcinés, 140 x 30 x 40cm. Courtesy artiste.

 

Alice Raymond, vue d’exposition Metavilla 2018
Alice Raymond, vue d’exposition Metavilla 2018

 

Alice Raymond, vue d’exposition Archives Bordeaux Métropole 2017
Alice Raymond, vue d’exposition Archives Bordeaux Métropole 2017

 

Alice Raymond, atelier
Alice Raymond, atelier

 

Alice Raymond, Exil exoplanète
Alice Raymond, Exil exoplanète