BERNARD GAUBE, ENTRETIEN
ENTRETIEN / avec Bernard Gaube à l’occasion de son exposition personnelle Hunimalité, jusqu’au 23 mars 2024 à L’ahah #Griset, Paris
Par Valerie Toubas et Daniel Guionnet, Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain
Commissariat de l’exposition : Camille Debrabant
Dans les travaux et les jours de l’atelier, Bernard Gaube n’a eu de cesse « d’interroger le langage de la peinture ». Et, s’il le nourrit de faits d’actualité, de références à l’histoire de l’art ou de ses propres visions, il n’assigne pas une narration ou une intention prédéterminée à ses œuvres. La question de la légitimité l’a toujours accompagné, sans doute parce que le métier de peintre ne peut s’affirmer si aisément quand on est autodidacte. Ainsi, il n’a pas cherché à s’imposer à la peinture ni à contraindre ses œuvres à l’artificialité de la pensée qui lui était, à chaque période de sa vie, contemporaine, mais à apprendre d’elle. Il garde toujours en tête que le Douanier Rousseau avait Ingres pour modèle et qu’il a su trouver sa propre peinture. De même Bernard Gaube a dû dépasser les questionnements que se pose tout peintre contemporain en début de carrière, en regard de la peinture académique.
Aujourd’hui à soixante-dix ans, il continue à vivre avec intensité ce rapport curieux et passionné avec la peinture. Chacune de ses œuvres est un corps pictural, seul « fait de peinture », développant une identité et une conscience qui lui est propre, c’est-à-dire une structure et un façonnage qui la rendent apte à exister de manière autonome. Elle peut alors se révéler au monde en créant son propre univers, en affinant les relations entre les différents éléments, formes et chromatismes, faisant éclore les relations nouvelles, les émotions florissantes, les voies interprétatives inédites qui la composent, comme « les miracles d’une seule chose ».
Quel est l’origine du titre Hunimalité ?
Depuis 2015-2017, j’aborde le thème de l’animalité dans mes peintures. Alors que je devais présenter l’une d’elle dans une exposition liée à la Passion du Christ, celle-ci a été censurée car sans que je le sache, elle faisait référence à un graffiti1 représentant le Christ avec une tête d’âne. J’ai alors approfondi le sujet, à la fois pour défendre cette œuvre censurée mais aussi pour la documenter. Je me suis intéressé plus avant aux représentations associant humain et animal en m’appuyant sur différents textes et en puisant notamment dans l’œuvre de Georges Bataille. En 2017, j’ai composé une série de peintures qui portaient le titre Hunimalité. Il s’agissait de visages croisés, mi-humain mi-animal comparables à celui qui figure sur le carton d’invitation. Ce titre, qu’il est difficile d’écrire ou de prononcer pour quelqu’un qui est dyslexique comme moi, et que Camille Debrabant m’a suggéré de reprendre pour l’exposition, est un néologisme qui ne répond à aucune étymologie. Elle a trouvé que ce terme était bien représentatif de mes dix dernières années de mon travail et qu’il permettait de tracer un fil rouge faisant sens tout au long de l’exposition.
Par ce néologisme « Hunimalité », as-tu voulu exprimer le rapport complexe que l’homme entretient avec la nature ?
Il n’y a jamais eu d’intentionnalité dans mes séries de peinture si ce n’est une écoute et une sensibilité sur les questions actuelles, politiques ou environnementales. Si certaines pensées ou considérations apparaissent, elles n’imposent pas une direction de lecture. Je ne cherche pas à introduire des symboles, des objets porteurs d’un quelconque message. Dans mes tableaux, la question est avant tout formelle, elle passe par une construction, une expérimentation et aussi le désir de retrouver la structuration d’une œuvre de Giotto, de Bellini, de Goya ou d’Odilon Redon. Quand je peins, je vois une forme et je me laisse guider. Une image est quelque chose qui advient. Un élément en appelle un autre, puis cet ensemble d’éléments parfois s’associe, parfois non. Un tableau peut devenir tout à fait autre chose de ce qu’il aurait pu ou dû être quand je l’ai commencé. Souvent le tableau en train de se faire m’échappe complètement. C’est quelque chose que l’on accepte ou pas. C’est entre la toile et moi. Elle peut me surprendre moi-même. On attend pas nécessairement un résultat final, mais qu’à la fin la peinture se fonde. Je dirais que la composition d’une œuvre se met progressivement en place, et peut trouver son achèvement parfois plusieurs années après qu’elle ait été commencée et même finie. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un tableau commencé soit fini plusieurs semaines, mois ou années plus tard, parfois une dizaine.
J’ai toujours travaillé la notion de corps dans l’espace du tableau, et je suis très attentif à la manière dont l’espace peint peut être ouvert, comment le regard y entre et en ressort.
Quel questionnement formel a présidé à la série Hunimalité ?
À un moment donné, j’ai laissé des réserves de blanc dans mes tableaux comme dans le tableau Le Blanc-Seing de Magritte dans lequel on voit un cheval coupé. En disposant des bandes adhésives afin de cacher une partie de la surface de la toile, je laisse une trouée afin de créer de la profondeur. Je travaille ensuite les parties laissées vacantes en mixant des visages, celui de mon épouse, des autoportraits, avec des paysages puis des figures animales. Un travail de reconstruction assimilable à celui des archéologues qui assemblent des morceaux épars d’une céramique. Je mixe aussi les médiums, travaillant dans un même tableau avec l’aérographe, la peinture à l’huile, l’acrylique, afin de susciter d’une zone à l’autre des sensations différentes.
N’est-ce pas une manière d’animer l’espace de la toile comme la pellicule d’un film ?
Je suis plus intéressé par le montage et l’enchaînement des images que par la dimension cinématographique de la captation d’images. Je saisis le moment de passage d’une image à l’autre et la sensation que cette transition procure. Le processus est le même comme vous avez pu le remarquer d’une série de peinture à l’autre, des paysages édéniques aux portraits et aux autoportraits. Les éléments, tout en gardant leur spécificité, viennent s’imbriquer, se superposer, nourrir des expériences de peinture sans qu’il n’y ait d’hybridation ou de corruption.
Dans cette réflexion permanente sur ce que peut être la peinture, le portrait n’a-t-il pas une place toute particulière ?
J’ai beaucoup fantasmé sur ce que devait ou pouvait être un peintre. Fallait-il savoir dessiner, acquérir un savoir académique pour être peintre ? J’ai commencé à dessiner au milieu des années 90, d’après nature après être passé par une période abstraite. Depuis mon enfance, j’avais ce désir de peindre des têtes. J’ai commencé à peindre en autodidacte avec différents modèles et, quand je n’en avais pas, à peindre ma tête à l’aide d’un miroir. Sans pour autant que cela reflète un questionnement « cérébral », j’ai cherché de manière intuitive la manière dont un tableau peut être structuré, conscient que l’utilisation d’un modèle ou de l’image plane du miroir a une influence sur la sensation qui sera procurée. En 2001, j’ai peint un autoportrait sur lequel je suis revenu en 2023 en structurant le tableau à la manière de Bellini. Dans cet autoportrait, la figure reste à l’arrière, mais affirme sa présence à travers la peinture. Dans l’histoire de la peinture, je suis attentif aux mises en espace, à la façon dont les peintres construisent le bas des peintures pour asseoir la composition, comment ils mettent en place des redondances de cadres dans le cadre même du tableau à la manière de trompe-l’œil, pour faire avancer ou reculer un personnage, un élément du décor. La question du hors-champ m’intéresse tout autant, quand il faut deviner un mot, imaginer la continuité d’un espace, la partie manquante d’un visage ou d’un corps.
Un tableau est un théâtre de formes et est l’expression de corps dans l’espace.
C’est celle-ci que j’étudie depuis mes débuts en peinture.
Quel rapport entretiens-tu dans le temps avec tes autoportraits ? Sont-ils des marqueurs temporels ? Expriment-ils chacun une émotion particulière ?
Mes autoportraits ne traduisent pas des états d’âme, pas plus qu’ils ne sont dramatiques. Ils sont à considérer comme des faits de peinture. Ce qui n’empêche aucunement que je trouve fabuleux un visage, une tête, cette partie du corps qui nous fixe quand nous rencontrons quelqu’un. Des moments où l’on peut ressentir de la bienveillance, de la sympathie ou du danger. De même, j’aime beaucoup les mains. Elles viennent souvent se superposer aux figures. D’autres éléments peuvent habiter mes tableaux comme par exemple un perroquet, un éventail, etc. tout ce que l’on peut retrouver dans l’histoire de la peinture. Je les introduis en référence à des œuvres comme par exemple celle de Frida Kahlo qui se représentait avec son petit singe sur l’épaule, ou par association d’idées.
Justement, quelle dynamique préside à la construction d’un tableau et d’où viennent les éléments convoqués dans tes œuvres ?
Les tableaux sont habités par des images d’actualité, des histoires familiales, comme cette croisière que j’ai faite avec mon père durant laquelle des images fortes se sont ancrées dans mon esprit comme ce passager qui portait imprimé sur son T-shirt un paysage identique à celui qui se déployait sur la côte derrière lui, ou encore ces scènes de misère que j’ai pu voir à Saint-Domingue qui contrastaient avec la luxuriance du paquebot sur lequel nous naviguions. On ne peut pas faire abstraction de ce qui se passe dans le monde, de la misère, des trafics d’organes en Méditerranée quand on fait une croisière. Des réalités qui m’habitent et me traversent émotionnellement. Cela pose la question de communication entre les hommes, des relations abyssales que nous entretenons avec nos semblables, les fondements sur lesquels reposent nos sociétés contemporaines et le sentiment d’impuissance qui s’en dégage. Tout cela renvoie à l’intérieur de notre humanité. Il n’y a pas forcément de messages dans ma peinture, parce que la peinture en tant que telle se suffit comme message, même si tout cela se ressent forcément dans mes tableaux.
1 – Graffiti d’Alexamenos
BERNARD GAUBE – BIOGRAPHIE
Né à Kisantu (Congo) le 12 juillet 1952, vit et travaille à Bruxelles
En 1982, Bernard Gaube participe pour la première fois à la Foire de Bâle. Ce sera le début de sa carrière de peintre, le début de sa participation à de nombreuses foires, et d’une longue série d’expositions personnelles. Ces œuvres sont présentées aussi bien en Belgique qu’à l’étranger.
Peintre rare, il n’a de cesse de découvrir la peinture et de l’interroger.
» Bernard Gaube est un peintre atypique. Son œuvre ne ressemble à aucune autre, elle n’appartient à aucune tendance, à aucun courant particulier, elle est essentiellement un questionnement récurrent sur la peinture que l’on pourrait qualifier de post-moderne dans la mesure où elle englobe une grande part des avancées picturales opérées le siècle dernier reprises dans des formulations personnelles et inédites. (…) En un mot, sans jouer les iconoclastes, il réinvente les genres picturaux par le plaisir de les pratiquer en toute liberté. Sa peinture est un bonheur d’être qui défie constamment tous les principes et toutes les normes, qui met à mal les théories et s’offre la possibilité d’être avant tout elle-même, libre d’être, libre de toute fantaisie, et libre d’être interprétée.«
Réenchanter. Une peinture libre, Claude Lorent, in: la Libre Culture, 18 octobre 2013.
Prix et distinctions ont récompensé son œuvre.
Aujourd’hui, il est membre du Collège des Alumni au sein de l’Académie royale de Belgique.
De nombreuses rencontres et collaborations l’ouvriront progressivement à la peinture et à l’art, et transformeront profondément l’autodidacte animé d’un désir d’être, de devenir peintre. »
Source : https://www.studiobernardgaube.com/