UNE MÉTAPHYSIQUE DU MÉLANGE
PORTRAIT D’ARTISTE / Anais Karenin
par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI espace de réflexion critique sur l’art contemporain au Japon
Une métaphysique du mélange
Anais Karenin, chercheuse invitée à l’université de Waseda en 2023 – en poétique visuelle -, a réalisé l’an dernier à Tokyo pas moins de trois expositions, selon un captivant processus d’approfondissement. Qu’est-ce qui unit ces expositions ? La musique, l’aléatoire, la vie des plantes, la déconstruction de l’imaginaire romantique de la nature au profit d’une métaphysique du mélange qui intègre tout aussi bien les légendes brésiliennes que la chimie des couleurs et la physique acoustique. En somme, l’idée d’interconnexion entre le vivant et nous, au prisme de notre relation avec le végétal. Toujours, dans les expositions d’Anais, il semble aussi que l’on soit invité à un voyage, à une errance dans l’espace qui suppose un mélange de découverte et de désorientation, nous décentrant de notre position d’observateur habituelle, de sujet du regard esthétique sur le monde.
Les plantes, intermédiaire de notre rapport au monde : vers une nouvelle représentation cosmopolitique
Ainsi, c’est dans la galerie Kobo Chika qu’eut lieu la première exposition, “Mediate plants”, curatée par Naoki Nakatani, dans le cadre du festival international des arts et visions alternatives de Yebizo. L’espace, assez dépouillé, offrait au visiteur un tertre de forme circulaire couvert de plantes qui croissaient de jour en jour. Au départ, ne figurait que la terre, avant que les pousses ne germent pendant l’exposition. L’idée était de créer une relation avec les plantes qui ne soit plus basée sur le contrôle : de les laisser s’étendre au fil de l’exposition, de réfléchir à la manière de communiquer avec elles. Et ce, pour inviter à sortir d’une esthétisation de la nature que l’on se contenterait de contempler au profit d’un point de vue relationnel, afin de prendre conscience de l’existence complexe et puissante du végétal au-delà des catégorisations humaines. Autrement dit : aborder l’environnement comme une puissance d’exister et pas seulement une représentation mentale. D’ailleurs, ce nouveau rapport sensible aux plantes n’était pas limité au temps de l’exposition, puisque les plantes devaient ensuite revenir à leur milieu naturel et continuer à croître. Façon de faire déborder le processus de création artistique au-delà du cadre réglé, présent de l’exposition : vers une temporalité de la prolifération et de la continuité du vivant.
Or, pour décoloniser notre vision de la nature, Anais avait choisi divers mediums, comme autant de façons de créer des relations sensibles entre le végétal et l’humain. Elle sollicita non seulement la vue mais l’ouïe du spectateur, car la croissance des plantes semblait en harmonie avec une expérimentation des fréquences sonores dont la variété correspondait à différents spectres de vert. Ainsi, qu’il s’agisse de la composition sonore d’Anaïs ou de celle des artistes Ken Ikeda, Shuta Yasukochi et Tatsuro Murakami, pour une performance d’un soir intitulée “Mediate Sound Session”, le visiteur était confronté à une atmosphère intense, aussi délicate qu’inconfortable : parce que la puissance végétale tient aussi à une certaine toxicité, pénétration ou perturbation de notre monde.
Enfin, l’exposition faisait appel à la synesthésie avec l’appel de l’odorat : le long du mur, deux poudres issues de deux plantes, la menthe et l’armoise (artemisia ; en japonais, yomogi 蓬). Anais convoquait avec elles toute une mythologie, notamment issue du Brésil. On sait, par exemple, que la menthe avait été célébrée dans la mythologie grecque et latine au travers de la nymphe Mentha, la fille du dieu des rivières, et qu’Hadès, le dieu des enfers marié à Perséphone, en tomba amoureux, mais que l’épouse tua Mentha de jalousie et la piétina jusqu’à la réduire en pièces. Alors, Hadès la transforma en plante aromatique qui séduisait par son parfum : la menthe fut alors considérée comme bénéfique contre le mal. Chez les Egyptiens, elle était aussi utilisée pour la conservation des momies, et au XVIe siècle, l’usage de la menthe constituait encore une véritable thérapeutique.
Quant à l’armoise, aussi appelée Artemisia, son origine viendrait d’Artémis, déesse grecque des bêtes sauvages, protectrice des femmes et des vierges ou encore liée à Artémise, reine de Carie, car toutes deux connaissaient les vertus des plantes. Les Aztèques et Indiens d’Amérique l’utilisaient aussi comme la sauge pour des rituels de purification et chasser les mauvais esprits. L’armoise était autrefois considérée comme une plante magique associée à la magie blanche. Dioscoride la prescrivait pour provoquer les règles et accélérer l’accouchement. Elle était connue comme « la plante des femmes ».
MEDIATE PLANTS
Solo exhibition Yebizo International Festival for Arts & Alternative Visions 2023
Kobo Chika Gallery, Tokyo, Japan
Toutes ces légendes soulignent à quel point les plantes n’ont cessé d’accompagner l’humanité dans sa pensée, ses représentations et ses modes de vie, que “les plantes ne sont pas seulement les artisans les plus fins de notre cosmos, [qu’]elles sont aussi les espèces qui ont ouvert à la vie le monde des formes, la forme de vie qui a fait du monde le lieu de la figurabilité infinie. C’est à travers les plantes supérieures que la terre ferme s’est affirmée comme l’espace et le laboratoire cosmique d’invention de formes et de façonnage de la matière1”. Les plantes telles que les révèle Anaïs seraient donc les formes les plus inventives du visible.
On retrouve cette idée de laboratoire cosmique de la nature, y compris dans sa dimension mystique, avec un degré supérieur de pureté expérimentale et sonore dans la deuxième exposition d’Anais et Tatsu Murakami : “Diffusion of nature”, à la galerie Watowa, du 22 avril au 7 mai derniers. On ne peut dissocier cette exposition de l’expérience de leur résidence en pleine montagne, à 2600 m d’altitude : Kumonodaira. Suite à cette résidence, les deux artistes eurent l’idée de concevoir une pièce sonore avec des objets où les plantes de la montagne pouvaient être vues de manière transparente, dans des bocaux, révélant leurs esprits : les Kodama, les esprits des arbres. Tatsu avait fait en sorte de créer un dialogue grâce à deux enceintes, la forêt semblant s’imiter elle-même. Créer un écho, c’était reconstituer les voix des montagnes et des forêts pour que les agencements de ces entités miment une sorte de réactivité de la nature, en un flux continu, écologique. Ainsi, le son constituait une atmosphère spirituelle, et le visiteur pouvait aussi respirer l’arôme de ces plantes, en une expérience profonde d’immersion sensorielle.
Une ontologie de la terre
Mais c’est dans “Things named things”, la troisième exposition au 5th floor, du 19 mai au 11 juin 2023, qu’Anais réussit à embrasser tous les aspects de son travail dans une seule salle : mimant ainsi “l’interpénétrabilité ontologique de tous les insistants qui peuplent et constituent ce milieu, les patrons et étalons des existants actuels2”. Comme si la pièce était en quelque sorte remplie de différents corps mais nourris de la même âme, et partageaient une condition générale instable où les aspects humains et non humains se trouvaient mêlés. Mélange de visible et d’invisible : on entendait la musique des cigales du Nord-est brésilien, célèbres pour annoncer que la pluie va venir, se mêler aux percussions des cabasa, un instrument brésilien. Soit trois couches sonores à haute fréquence qui traduisaient une communication cosmique de l’énergie. On voyait aussi des pierres verdâtres faisant le lien entre bios et geos, le sol et le minéral, la vie organique et inorganique : façon d’exprimer l’idée que les plantes ne sont pas isolées, qu’elles se poursuivent dans le sol, voisinent des pierres. Dans cette salle, la transformation des pierres en plantes semblait faire écho aux propos d’Elizabeth A. Povinelli dans Geontoiogies : A Requiem to Late Liberalism : comment penser l’existence au-delà du dualisme humain/ non humain ? Elle y explique ainsi que les substances biologiques et géologiques ne sont pas extérieures les unes aux autres, que les vivants et non vivants inspirent et expirent à l’unisson.
THINGS NAMED [THINGS]
Solo exhibition 2023 The 5th Floor, curated by Tomoya Iwata, Tokyo, Japan
Puis, pour couronner ce mélange des règnes, le visiteur découvrait une montagne composée de la même poudre que la première exposition. Mais cette fois, là où la croissance des plantes et l’extrait de plante étaient séparées dans la première scénographie, la poudre formait en soi une topographie, qui d’ailleurs ne représentait pas seulement une topographie montagneuse, en relief, mais matérialisait un arrière-plan de légendes symboliques transmises par les ancêtres brésiliens jusqu’à former une résonance subtile avec les dessins abstraits fixés au mur. Enfin, les courbes serpentines de ce tertre évoquaient également une peau qui mue.
On peut parler de continuité voire d’approfondissement de la puissance sensitive de cette salle par la suivante, plus conceptuelle, mais tout aussi intéressante et puissante, au niveau critique. Il y était question de la représentation des plantes coloniales, et notamment du décalage entre leur figuration et la réalité. On pouvait retourner des pancartes mentionnant les noms des plantes selon une classification naturaliste, et découvrir l’envers de cette image, par exemple un tableau de l’esclavage pour la culture du café. En effet, on sait que la découverte de plantes exotiques à la Renaissance faisait partie prenante d’un processus colonial de conquête expansionniste au service des puissances européennes. D’autre part, une autre installation jouait avec le concept de contemplation naturaliste : il s’agissait d’un bloc d’herbe artificielle, issue d’un magasin de bricolage, ficelée comme pour mimer ce désir acharné de l’homme de posséder la nature. Mais contre toute attente, des graines poussaient dans ce bloc avec un certain désordre, une certaine anarchie.
La dernière salle invitait aussi à dépasser le naturalisme de la vision qui place l’humain au centre, visant à abolir la séparation entre les substances et les plantes. Selon l’artiste, il n’existe pas de pureté puisque la couleur des tubes ne correspond pas à la plante qui flotte à l’intérieur. La forme tubulaire de l’installation faisait aussi penser au totémisme, à une cérémonie végétale, à une fête visuelle et sensible où le corps du visiteur venait ajouter du sens à cette théâtralité.
1 Emanuele Coccia, La vie des plantes, Rivages, 2016, p.25.
2 Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. L’anthropologue perçu comme le fondateur du polyperspectivisme y explique le concept de multinaturalisme à partir des tribus amérindiennes, et en quoi le système ontologique se différencie du système naturaliste où la nature est unique mais les existants disposent d’une âme différente.
THINGS NAMED [THINGS]
Solo exhibition 2023 The 5th Floor, curated by Tomoya Iwata, Tokyo, Japan