ANNE COMMET, PORTRAIT D’ARTISTE
Anne Commet, Les Vagues, 2022, vidéo HD diptyque, 3’30 mn
PORTRAIT D’ARTISTE / Anne Commet
par Xavier Bourgine
Anne Commet, le choix de la beauté
Les toiles d’Anne Commet ont le pouvoir d’embrayer sur des expériences sensorielles multiples, petites perceptions leibniziennes diffuses, qui se recomposent dans l’imprécision de la mémoire avec la certitude des paramnésies, nous faisant prendre conscience non seulement de leur force suggestive intacte, mais encore de la relativité des valeurs de ses expériences, aisément malléables. Des réponses plastiques originales sont ainsi trouvées à des questions restées depuis les années 1970 des champs ouverts d’expérimentation : interaction entre les médiums et entre les sens, niveaux de lecture et de perception, valeur esthétique ou politique de l’art, contemporanéité ou modernité de la peinture, jusqu’aux antiennes de l’art total ou du conflit entre abstraction et figuration.
Car si Anne Commet est peintre et abstraite, son abstraction est aussi impure que sa photographie. Pas d’informel ici comme trait d’union des chapelles, mais une pratique du transfert et de la recomposition. Les toiles, comme les impressions photographiques, ne sont pas des positifs immédiatement peints ou développés, mais sont médiatisées par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs reports, grâce à une technique inspirée du monotype, qui donne lieu à des jeux de grains, de texture et de profondeur. La photographie s’enrichit alors d’un supplément d’âme pictural et la peinture se voit démultipliée à l’échelle de tout un jeu synesthétique, propre à restituer le bouquet des sensations et des souvenirs.
Comme le rappelle Jean Clair en 1972 (Art en France, Une nouvelle génération), citant Proust à propos de l’enquête, de la trace et de la configuration d’objets, « la réalité ne se forme que dans la mémoire ». C’est à de tels portraits d’instant qu’aboutit Anne Commet par ses configurations photo-picturales.
Nul besoin, comme dans Respirare l’ombra de Giuseppe Penone, d’une salle entière tapissée de feuilles de laurier, parfois complétée de diffuseurs de parfum artificiel ; nul besoin, comme lors d’une exposition en 1997, « Odeurs… une odyssée », où Jacques Caumont posait aux artistes invités la question : « Quel cas faites-vous des odeurs ? », des jonchées de fleurs d’un Christian Boltanski ; nul besoin non plus des machineries fantastiques et des prodiges prétendus naturels imaginés par Raymond Roussel dans Impression d’Afrique, pour faire surgir, grâce à la seule ressemblance par contact chère à Georges Didi-Huberman, la magie et la beauté qui transparaissent dans le presque-rien d’un quotidien ou d’une promenade méditerranéenne, qu’on suppose volontiers varoise (Soleil et mer, 2023).
Cette économie de moyens ne revient pas à la rigueur d’un protocole. Le transfert et la recomposition autorisent virtuellement une infinité de sensations, convoquent une infinité d’images mais aussi de mots. Tout un champ littéraire se lève alors, les bivouacs des mimosas « à flanc de côteau du village » de René Char, les absinthes d’Albert Camus qui « prennent à la gorge », Les Vagues de Virginia Woolf, ici transposées à Port Cros (Les Vagues, 2022), ou les écrit d’Etel Adnan. Le plaisir de la beauté, la délectation du monde sont les boussoles qui guident ces assemblages photo-picturaux jusqu’à l’équilibre évocateur.
La beauté du monde, mais aussi celle de la peinture, sont parfaitement assumées et voilà une des valeurs, sinon la première, défendue par Anne Commet. Elle retrouve par elle cette vérité simple comme Camus : « le monde est beau, et hors de lui, point de salut ». A rebours d’une contemporanéité plastique où l’artiste-activiste se préoccupe parfois davantage de statement que de forme, Anne Commet défend avec sérénité un modernisme qui réinvestit sans ciller l’héritage solaire de Matisse au-dessus de la baie des Anges ou de Bonnard et son atelier au mimosa (Fleur barbare, 2023).
Pratiquant ainsi le « devoir d’indifférence que seul l’art peut opposer à la bestialité des hommes », appelé de ses vœux par Jean Le Gac dans La fiction, en 1994, Anne Commet cultive ainsi l’émerveillement, faculté à laquelle elle rend un hommage aussi efficace que fragmentaire (A nos émerveillements, 2023), grâce à des cadrages photographiques dont le hors-champ laisse à chacun le pouvoir d’imaginer la narration sans texte d’une œuvre sans grand discours, romance sans parole autour de souvenirs appartenant à toute mémoire.