Alex Chevalier, Romain Métivier et Stéphanie Raimondi

Alex Chevalier, Romain Métivier et Stéphanie Raimondi

Alex Chevalier, Archive – Display #6, 2018
activation du Display #6 lors de l’exposition Demain c’est loin
à De Derrière les Fags, Kervel
crédit photo Alex Chevalier

ENTRETIEN / En pleine préparation de l’exposition qui se tiendra du 5 septembre au 13 octobre prochain à la Galerie Houg, rue Saint Claude à Paris, Alex Chevalier, Romain Métivier et Stéphanie Raimondi prennent un temps pour échanger et revenir sur leurs pratiques respectives, mais aussi sur cette envie de collaborer à un projet commun. Ce faisant, le « je » employé ici est un « je » fictif, un « je » marquant un moment commun, un sujet commun.

Stéphanie, corrige-moi si je me trompe, mais il y a dans ton travail quelque chose de l’ordre de la passation, un peu comme des voyages infra-temporels dans lesquels tu convoques histoire de l’art (Du Caravage à De Stijl en passant par Lissitzky, etc.), ainsi que des techniques et des matériaux contemporains (le verre, le néon, etc.), le tout en regard d’écrits philosophiques, historiques et/ou ethnographiques. Ton travail, conceptuel et minimaliste, se construit autour de ces histoires rencontrées au hasard des lectures. Pourrais-tu nous en dire un peu plus quant à la façon dont se construisent tes recherches?

Stéphanie Raimondi (SR) : Il est en effet question de vision et de déplacement dans mon travail. J’observe et je repère des motifs (historiques, littéraires, décoratifs, etc.) et les ramène dans l’espace de l’exposition où ils trouvent leurs propres temporalités. J’y opère des glissements, des déformations et des changements d’états. Les objets produits, sortes de micro-évènements déclenchent le récit. À l’image de l’espace chez Malevitch où les formes vivent libres ou de celui de Roger Caillois où elles fusionnent, il est toujours question d’opérer une rencontre avec un milieu. Je cherche dans l’image une possibilité de se situer dans le monde, de s’y orienter et de s’y positionner (corporellement).

Stéphanie Raimondi Animal Signal, 2019 Vitrophanie, 5 x 196 x 36 cm dans le cadre de l'exposition Bruits de couloir, Janvier-Février 2019, Nice crédit photo : Anthony Lanneretonne
Stéphanie Raimondi, Animal Signal, 2019
Vitrophanie, 5 x 196 x 36 cm
dans le cadre de l’exposition Bruits de couloir, Janvier-Février 2019, Nice
crédit photo Anthony Lanneretonne

Romain, ton travail, me semble-t-il, crée de nouveaux vestiges. Je te vois comme un artiste-archéologue qui puise ici et là, dans les savoir-faire des cultures passées des techniques de travail que tu t’appliques à réemployer dans tes sculptures et installations. Il s’en dégagent d’ailleurs une forme de « minimalisme sensuel », un minimalisme dans lequel la main de l’artiste est notable.

Romain Métivier (RM) : J’aime beaucoup cette notion de « minimalisme sensuel », c’est en tous cas la direction que je prends depuis quelque temps. Auparavant, mes pièces faisaient plus directement référence à des objets, à des outils, quoique l’impossibilité de définir clairement ce que l’on avait sous les yeux était déjà présente. Mais ces derniers temps j’ai davantage cherché à « autonomiser » mes pièces. Que mes sculptures fassent davantage référence à elles-mêmes qu’à une forme autre. Mes pièces ont toujours débuté avec une histoire. Une histoire que je me raconte à moi-même : quel serait l’usage de cet objet, par qui il serait manipulé, dans quel paysage il serait apparu. Tout cela aboutissant à une image. Je passe toujours par ce même processus mais aujourd’hui l’image est volontairement plus floue.
Parallèlement, la place de l’outil et de la main (et surtout de leur trace) a beaucoup évoluée. Il y a encore peu de temps, le processus de production n’était pas vraiment lisible dans mon travail. Aujourd’hui je laisse plus de place aux aléas, à l’action de l’outil et de la main. Pour moi toutes ces traces viennent alimenter l’histoire de la pièce et donc ce qu’elle raconte.

C’est d’ailleurs quelque chose qui m’intrigue dans ton travail Alex. Il est très protocolaire, mais, très souvent, la main est présente par le geste même si celui-ci est répétitif, presque mécanique. Je pense aux recouvrements au stylo bille ou au crayon graphite. Même dans les peintures à l’aérosol que tu vas montrer à la galerie, il y a inévitablement un geste et donc le corps qui le fait.
Dans ton travail Stéphanie, au contraire, la nature et l’animalité sont souvent présentes (je me souviens de conversations à propos d’insectes et de plantes à l’atelier) et pourtant beaucoup de tes pièces semblent produites uniquement par des machines et des technologies, ne laissant que peu de place à la main. Je me trompe ? 

Alex Chevalier (AC) : Tu as tout à fait raison Romain, le corps fait trace par les gestes qu’il réalise et inscrit l’œuvre dans une certaine temporalité. Néanmoins, je souhaiterais préciser que le geste, simple et répété, que l’on retrouve dans de nombreux dessins et autres ensembles que je réalise, devient de plus en plus un geste délaissé : il existe sous la forme de protocoles écrits, et sert à la réalisation des œuvres par qui veut les activer et les exposer. De plus, ces gestes, que j’utilise et réalise, ou auxquels je me réfère, font appel à aucun savoir-faire particulier, ils peuvent être réalisés par toutes et tous, volontairement.

SR : En ce qui concerne le rôle des machines et technologies dans mes productions, je peux te répondre, Romain, en reprenant quelques réflexions que j’ai énoncées lors d’une journée d’étude du Laboratoire Espace Cerveau au château de Rentilly en juillet dernier. J’y intervenais sur le lien entre cinéma et animisme. Très tôt les théoricien-ne-s ont perçu la puissance du cinématographe et sa capacité à animer le réel : machine autonome capable de doter de vie les objets. Jean Epstein développe le concept de « photogénie », concept métamorphique qui transforme la matière inerte en matière vivante et animée ; Aby Warburg s’intéresse aux fonctions de présence de l’image. Pour moi les images ont un lien avec une forme d’animisme en vivant leur propre vie. C’est pourquoi elles sont semblables selon moi aux formes de la nature. Muriel Pic comparait magnifiquement les images de l’écrivain W.G Sebald aux mouvements des papillons. L’entomologie m’intéresse beaucoup en ce moment. À suivre…

Alex j’ai l’impression que ta pratique confronte aussi bien dessin, peinture et action à la question du cadre. Le cadrage permet de désigner la surface que l’on va peindre, de marquer l’espace et de positionner le regard du-de la spectateur-trice. C’était le lieu historiquement en peinture où l’on pouvait contempler l’histoire (templum). Ta pratique semble ramener du réel dans cette histoire et les cadres que tu crées semblent être destinés à être emparés collectivement. Peux-tu nous reparler de la manière dont tu passes d’un motif pictural à un cadre qui fait entrer l’hétérogène, appelle le collectif ?

AC : Il m’a fallu un certain temps pour le comprendre car si cela a fait l’objet de mes recherches et donc de nombre de mes écrits, cela se traduisait en revanche de  très intuitive dans mon travail plastique. Mais il est vrai que cette question du cadre, de cet espace dans lequel l’artiste intervient est devenu un véritable enjeu dans ma pratique. C’est d’ailleurs pour cela que cette dernière se construit dans différents domaines, allant de l’édition au curating ou de l’écriture plus théorique/critique à une production plastique.

En réponse à ces recherches et envies de travailler à plusieurs autour d’un même projet, j’ai très naturellement ouvert mon travail à l’autre en lui proposant des œuvres comme support au travail; comme cela peut-être le cas dans l’ensemble nommé Display, lequel consiste en la mise en place de protocoles de réalisations d’œuvres,qui peuvent elles-mêmes devenir des supports sur lesquels accrocher une peinture, une photographie, un dessin, etc. Le mur devenant œuvre et l’œuvre un mur. Ainsi, je ne parlerais pas de collectif, mais plutôt de conversation, l’idée étant de faire rencontrer des individualités autour d’un même projet et non pas de faire corps commun. Néanmoins, cette idée de travailler à plusieurs sur un projet commun me plaît et je me plais à la provoquer au travers des nombreux projets que je mène.

Romain je trouve qu’il y a quelque chose de très pictural dans ta pratique. Quand je regarde les images de tes dernières pièces, chaque élément, moule ou contreforme a sa propre tonalité, sa manière propre de capter la lumière. Cela me fait penser aux espaces dans les maisons japonaises dédiés aux ombres. Il s’agit de subtiles variations de gris qui habitent l’espace, le hantent presque. D’autant que lorsque plus haut dans l’échange tu évoques : « l’image est volontairement plus floue » cela m’évoque les peintures de Giorgio Morandi. Peux-tu nous éclairer sur les rapports que tu entretiens avec ce medium ?

RM : Merci pour cette référence à Morandi, c’est un artiste dont j’aime particulièrement le travail. Le point de vue frontal, le fait de composer par plans et les compositions qu’il met en place dans ses peintures ont eu un impact important sur mon travail, notamment dans ma manière de mettre en place mes sculptures dans l’espace. (Je pourrais aussi citer ici le travail d’Isabelle Cornaro.) Je me retrouve également dans cette chromie très serrée, très « froide » où les couleurs semblent minérales. Quant à la picturalité dans ma pratique, je crois qu’il s’agit davantage d’un travail d’association entre la couleur et la surface. Dans la mesure où j’essaie d’évoquer des objets, il me semblait assez logique que le point d’entrée de cette évocation passe par la forme mais aussi la surface en suivant une certaine logique. Par exemple : si je décide d’aborder une forme qui est proche du récipient, je vais m’intéresser aux premières techniques de fabrication, aux matériaux dans lesquels on se le figure le plus souvent et donc me tourner vers la terre cuite. En réponse, je vais utiliser la résine acrylique ou le plâtre, que je vais teinter dans une couleur proche de la terre cuite. Il ne s’agit pas ici d’être dans l’imitation mais dans l’évocation, un « à côté. » 

Romain Métivier sans titre (marron/beige/noir) I - 2019 résine acrylique, terre dimensions variables
Romain Métivier, sans titre (marron/beige/noir) I – 2019
résine acrylique, terre, dimensions variables

L’exposition se construit donc à partir de nos pratiques respectives, des pratiques aux esthétiques et aux enjeux différents, mais qui offrent de nombreuses zones de rencontres/recoupements. À commencer par le labeur dans le geste que chacun-e s’entête à faire, défaire, refaire, jusqu’à ce qu’il perde toutes significations, à la limite de l’absurde, et qu’il finisse par devenir un non-geste. 

AC : Cela se recoupe avec ce que tu pointais plus tôt Romain, le geste, déplacé, répété et épuisé dans mon cas devient un non-geste dans le sens où, ce qui était, par exemple, un signe de refus dans l’espace public, devient un geste vidé de son sens dans l’espace de la galerie pour devenir un objet de contemplation. Cette idée de non-geste se retrouve aussi dans la mécanique que j’opère lors de la réalisation de ceux-ci : ils sont répétés inlassablement sur le support jusqu’au recouvrement intégral.

SR : Cela me fait penser à trois expressions de Tim Ingold : « la maîtrise »,  « la déprise » et « le donner prise ». Comme si la déprise de l’auteur-e à son objet permettait de donner prise à l’autre pour qu’il-elle s’en empare. D’ouvrir l’œuvre, de la « conduire au dehors. »

RM : Le geste qui se répète, le labeur ont toujours été présents dans mon travail. Auparavant, il s’agissait plus d’un geste de finition, de souci du résultat. Aujourd’hui, il prend part au processus. Ces dernières années, il m’est très souvent arrivé de commencer une pièce avec la simple envie de tisser, coudre, recouvrir de couches successives. Le temps passé à exécuter ce même geste, une fois familiarisé avec, devient un temps de réflexion sur ce que je vais faire de cette trame, cette base, ce que sera la prochaine étape, le geste qui succédera à celui-là. Il est aussi très fréquent que je défasse ce que j’ai fait. C’est, en somme, la définition la plus essentielle, la plus classique de la sculpture : ajouter et/ou retirer de la matière.

Une autre constante/récurrence m’apparaît également, en regard de la façon dont s’est construite l’exposition : la notion d’errance, voire de dérive. Quelle soit provoquée et vécue dans l’espace public, ou qu’elle soit  intellectuelle (littéraire, ethnographique, fictive, etc.), voire même projetée (en demandant au-à la regardeur-deuse de faire partie du voyage qui lui est proposé), l’errance semble être un élément constitutif de vos démarches.

AC : Il est vrai que dans mon cas, l’errance est littéralement vécue dans sa définition première, à savoir celle d’une marche sans but précis. C’est d’ailleurs au cours de ces moments de flâneries que je glane les images et les objets qui viendront par la suite nourrir mon travail. La série des actions de rangements urbains par exemple, qui est montrée dans l’exposition, en est certainement l’un des meilleurs exemples dans le sens où ces interventions, que je réalise en rangeant les rebuts de meubles et autres déchets que je trouve dans l’espace public, sont menées de façon fortuite, alors que j’erre dans les rues. À ce même titre, les peintures qui composent l’ensemble intitulé Signes, et dont l’une d’entre elles est présente dans l’exposition, sont réalisées suite à l’observation de signes peints sur les murs de nos villes, à la bombe aérosol.

SR : Si l’on considère la démarche artistique comme une enquête spéculative, l’errance en est la clef de voûte. Portant sur les conditions et possibilités de ce qui pourrait être, il s’agit d’en explorer les territoires, d’en confronter les limites en inventant de nouvelles modalités d’être au monde.

RM : L’errance, pour ma part, est plus un enjeu dans la réception de mon travail. Dans le cadre d’une exposition solo, je définis très souvent l’espace comme un paysage dont chaque sculpture en serait un élément, le vide entre chacune d’entre elles permettant de compléter cette image. On peut alors parler d’errance pour définir la circulation dans l’espace d’exposition. Mais cela s’applique également à chacune de mes sculptures : la proximité formelle avec des objets croisés dans les musées d’archéologie ou d’ethnographie sans donner d’indications quant à leurs usages et leurs provenances sont autant d’invitations faites au-à la regardeur-deuse à se questionner quant à cet usage et cette provenance. Dans la mesure où il est impossible d’apporter une réponse précise, mon intention est alors de solliciter l’imaginaire et les références de chacun.

Alex Chevalier Signs, 2018 ensemble de trois posters 40 x 28,5 cm risographie sur papier Fedrigoni Sirio Perla 210g réunis sous enveloppe cartonnée 35 exemplaires, numérotés et signés. éditeur : RAUM Editions, Salamanca, Espagne détail
Alex Chevalier, Signs, 2018 détail
ensemble de trois posters 40 x 28,5 cm risographie sur papier Fedrigoni Sirio Perla 210g réunis sous enveloppe cartonnée 35 exemplaires, numérotés et signés. éditeur : RAUM Editions, Salamanca, Espagne
Alex Chevalier Silence !,  2017 graphite sur plaques de bois installation : dimensions variables image : Estelle Chaigne exposition Danse sur le fil, regard terre à terre (cur. Isabelle Henrion, Nyima Leray)les Ateliers du Vent, Rennes, 2017
Alex Chevalier, Silence !,  2017
graphite sur plaques de bois installation : dimensions variables
image : Estelle Chaigne
exposition Danse sur le fil, regard terre à terre (cur. Isabelle Henrion, Nyima Leray)les Ateliers du Vent, Rennes, 2017
Stéphanie Raimondi La consultante, 2019 Laiton brossé, gravure et découpe laser dans le cadre de l'exposition Le feu, la lumière, le temps qui passe, Galerie Houg, Paris 12,6 x 6,8 x 0,1 cm Série de 61 lames credit photo : Nobuyoshi Takagi
Stéphanie Raimondi, La consultante, 2019
Laiton brossé, gravure et découpe laser
dans le cadre de l’exposition Le feu, la lumière, le temps qui passe, Galerie Houg, Paris
12,6 x 6,8 x 0,1 cm Série de 61 lames
credit photo Nobuyoshi Takagi
Stéphanie Raimondi De Wachter, 2019 laiton gravé, brossé, vert de gris, cadre en noyer  19,2 x 26,8 cm
Stéphanie Raimondi, De Wachter, 2019
laiton gravé, brossé, vert de gris, cadre en noyer 19,2 x 26,8 cm
Romain Métivier sans titre (beige/marron) - 2019 tissu, laine 272 x 190 cm
Romain Métivier, sans titre (beige/marron) – 2019
tissu, laine 272 x 190 cm
Romain Métivier sans titre (noir) III - 2018 tissu, résine acrylique 24 x 13.5 x 12.5 cm
Romain Métivier, sans titre (noir) III – 2018
tissu, résine acrylique 24 x 13.5 x 12.5 cm

En savoir plus sur Alex Chevalier

BIOGRAPHIE
Né en 1989
Vit et travaille
Co-fondateur des éditions exposé-e-s
Artiste représenté par le fonds Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine – http://www.dda-aquitaine.org – structure membre du Réseau Documents d’artistes – www.reseau-dda.org
Membre de C-E-A / Commissaires d’Exposition Associés

https://alexchevalier.tumblr.com

En savoir plus sur Romain Metivier

BIOGRAPHIE
https://www.romainmetivier.net

En savoir plus sur Stéphanie Raimondi

BIOGRAPHIE
Née en 1983
Vit et travaille à Paris

FORMATION
Post-diplôme Alpes (art, lieu, paysage, espace sonore) | HEAD | Genève | Suisse (2009)
Diplôme national supérieur d’éducation plastique (félicitations du jury) | Ecole nationale des Beaux-arts de Nice | Villa Arson (2008)
Diplôme national d’arts plastiques (mention) | Ecole nationale des Beaux-arts de Lyon (2005)

http://stephanieraimondi.com

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