LE JUIF ERRANT, FRANCIS PICABIA

LE JUIF ERRANT, FRANCIS PICABIA

Francis Picabia, Le juif Errant, 1940-41. Huile sur carton, 105 cm × 76 cm © Collection Seroussi

EN DIRECT / Exposition le juif errant, Francis Picabia, avec la participation de Anne Berest, Pierre Henry Salfati, Natalie et Julien Seroussi, Arnauld Pierre et Sarah Wilson, jusqu’au 18 février 2023, Galerie Natalie Seroussi Paris

par Laure Jaumouillé

Présentée à la Galerie Natalie Seroussi, l’exposition intitulée Le Juif errant réunit un corpus d’œuvres majeures. Tout commence par le tableau de Francis Picabia, Le Juif errant (1941), apparaissant de manière ambivalente dans un contexte de guerre et d’occupation. On se souvient alors des différentes versions de ce mythe religieux chrétien qui a évolué au cours des siècles. Il s’agirait d’un cordonnier juif condamné à vivre éternellement pour avoir refusé un instant de repos au Christ sur le chemin du Calvaire. Ce mythe fut véhiculé en Terre Sainte par des pèlerins à partir du 13èmesiècle. Le Juif errant suscite une certaine ambivalence. On s’émerveille devant son immortalité et son savoir ; pourtant, il produit une certaine méfiance face à son ignorance vis-à-vis de la souffrance du Christ. 

Entre 1820 et 1830 apparaît une première image d’Épinal portant sur ce thème. En 1844, Eugène Sue publie un ouvrage sur cette légende et rencontre un succès populaire saisissant. Dans un contexte antisémite, les descendants du Juif errant sont alors pourchassés par les Jésuites ; ces derniers convoitent une soi-disant fortune ayant appartenue au protagoniste du livre. Vraisemblablement, Picabia aurait lu ce roman ; il met en scène le Juif errant et sa sœur Hérodiade, condamnée comme lui, à vivre éternellement. On observe sur ce tableau manifeste – découvert dans les années 1990 – un fonds bleu glacé ainsi que la rencontre avec ce personnage féminin ; l’ensemble étant doté d’une allure surnaturelle. Cette femme qui figure à l’arrière-plan serait issue d’une revue érotique datant de 1936, exposée dans l’espace de la galerie. Celle-ci entre en opposition avec la cape rose de Saint-Jean l’évangéliste du Greco (1605), emprunté au Musée el Greco de Tolède. Alors que Walter Benjamin annonce la « perte de l’aura », le tableau du Greco doté d’une vibration picturale sublime renforce la vocation artistique de Picabia, alors menacée par l’émergence de la photographie. 

En 1917, le mythe du Juif errant est porté à l’écran par le réalisateur allemand Robert Reinert, avec, tenant le rôle principal, Carl de Vogt. Ce dernier est photographié par Helmar Lerski pour la réalisation de l’affiche qui figure elle aussi dans l’exposition. Par la suite, un second film est réalisé en France par Luitz-Morat (1926), puis en Angleterre avec The Wandering Jew (1933) dont on observe une affiche datant de 1934. Il est intéressant de préciser que, dans les années 1920, le mythe est célébré dans les milieux juifs, en particulier au sein de pièces de théâtre yiddish, mais aussi dans des bandes-dessinées conçues par des scénaristes tels que Jerry Siegel et Joe Schuster. En 1933, lorsqu’Hitler accède au pouvoir, le Juif errant apparaît comme celui qui vient sauver le monde sous la figure de Superman. La Galerie Seroussi expose une affiche de Superman datant de 1982. 

Outre le blason de la famille Picabia, on observe ici une estampe du Juif errant datant des années 1826-1830. Poursuivant une réflexion sur le judaïsme, l’exposition présente une œuvre majeure de Raphaël, à savoir La Fuite de Loth (1519), conservée au Palais du Vatican. Alors que trois anges ont annoncé la destruction de Sodome et Gomorrhe, ils ordonnent à Loth, à sa femme Edith et à ses enfants de fuir au plus vite, avec, pour condition, de ne jamais se retourner. C’est alors qu’une pluie de souffre s’abat sur la ville ; mais Edith ne résiste pas à la tentation de se retourner et se métamorphose en statue de sel. La galerie présente aussi un Jeu de l’Oie sur le thème du Juif errant conçu en 1855 et appartenant à la Fondation Albert Londres. 

La sensualité qui habite le tableau de Picabia fait écho au personnage de Don Juan qui apparaît au 17ème siècle, doté de sa fameuse image de libertin. Ainsi, son Autoportrait de 1940 (huile sur carton) le met en scène entouré de femmes languissantes. On découvre en outre dans l’exposition le fameux tableau de Picabia intitulé Pierrot pendu(1940-1941). Lors de la pendaison, il arrive fréquemment que l’homme ait une érection. Ici, le sperme du Pierrot se retrouve sur les cheveux d’un personnage féminin en extase. Il s’agirait d’une référence à la Fleur de Mandragore. Dotée de propriétés hallucinogènes, celle-ci est entourée de nombreuses légendes ; les anciens lui attribuent des vertus magiques extraordinaires. Sur la gauche, le visiteur découvre une série de photographies de juifs errant dans des paysages urbains. Ces images sont extraites d’un ouvrage d’Albert Londres, Le Juif errant est arrivé (1930). Grand journaliste anglais, Albert Londres traverse l’Europe. Observant les conditions de vie des juifs, son livre évoque le mythe qui donne son titre à l’exposition. 

L’adoration du veau (1941-1942) de Francis Picabia fait écho à la parole de Dieu déclarant à Abraham « casse les idoles, quitte ton pays, tu seras prophète pour de nombreuses générations à venir ». On peut aussi y voir une allusion à la montée de Moïse au Mont Sinaï ; Aaron collecte alors tout l’or du peuple juif afin de construire un veau d’or. Au travers de cette exposition exceptionnelle, à la manière d’Abraham dans la Torah, nous voici invités à revenir à notre essence intérieure, à notre propre destinée. 

Laure Jaumouillé

P. BAUDRIER Les Chaussures Perrouin Frères de Nantes, 12 juin 1924, impression sur papier fin glacé, 39,8 × 29,2 cm © mahJ
P. BAUDRIER Les Chaussures Perrouin Frères de Nantes, 12 juin 1924, impression sur papier fin glacé, 39,8 × 29,2 cm © mahJ
Paris Magazine, n° 57, mai 1936
Paris Magazine, n° 57, mai 1936
Le Juif errant, 1826-1830, estampe, 64 × 41,9 cm © mahJ
Le Juif errant, 1826-1830, estampe, 64 × 41,9 cm © mahJ