Philippe Calandre et François Ronsiaux, NOVOLAND

Philippe Calandre et François Ronsiaux, NOVOLAND

EN DIRECT / Exposition Philippe Calandre et François Ronsiaux, NOVOLAND Dans le cadre de Photo Saint-Germain, jusqu’au 27 novembre 2021, Galerie Olivier Waltman, Paris

par François Salmeron

Vous souhaitez créer un monde nouveau ? Un « Novoland », une nouvelle terre promise ? Eh bien, n’ayez crainte : rien n’est plus facile ! Tout d’abord, désignez un élément visuel dans votre image. N’importe lequel : par exemple, une ordinaire fenêtre ou un simple individu. Puis dupliquez-le à loisir avec votre logiciel. Assemblez les modules ainsi clonés, disposez ces avatars dans l’espace… Vous obtiendrez un mur criblé de lucarnes formellement identiques, se dressant fièrement vers les cieux. Ou une foule de « réplicants » aux silhouettes désincarnées et rigoureusement similaires, prête à coloniser chaque parcelle de la planète… voire de la galaxie ! Enfin, modelez à votre convenance l’agrégat de matière ainsi produit, peaufinez la mise en scène esquissée, et vous aurez créé vos propres architectures modernistes, vos paysages futuristes et vos scénarios de science-fiction les plus extravagants, à l’instar des œuvres photographiques de Philippe Calandre et de François Ronsiaux.

Un réalisme fantastique

Or c’est certainement là que réside l’inépuisable force de création de l’art : dans sa capacité à faire acte d’imagination pour forger un monde nouveau – ou un nouveau degré de réalité. Tel un « démiurge » qui, depuis les écrits cosmogoniques de Platon dans le Timée, est pensé sur le modèle d’un artiste ou d’un artisan bâtissant l’univers selon ses propres lois, à partir d’un « élément premier » (appelé arkhè en Grec ancien), avec lequel il compose. Il est d’ailleurs assez frappant de constater que cet arkhè, qui donne dans notre langue le terme « archétype », désignerait tout aussi bien cette simple fenêtre démultipliée, formant les bâtiments brutalistes qu’érige Philippe Calandre comme des monolithes (Five Square), que ce clone angoissant muni d’une mallette, que François Ronsiaux duplique dans des panoramas flottants où tout semble mis en suspens (Sentinelle).

On parlerait volontiers de « réalisme fantastique » face aux étonnantes constructions urbanistiques de Modular Standing. Ou face aux situations fictives, peuplées de personnages mystérieux, que propose notamment Portail, comme si la clé du scénario nous échappait pour de bon. On oscille en effet entre flottement et mise en tension. On baigne dans une ambiance nébuleuse propice au doute, à la paranoïa et aux délires de la raison : qui a érigé ces monstres de béton ? Que se cache-t-il derrière les fenêtres de Suntec City grimpant jusqu’à l’infini ? Quel pouvoir autoritaire et anonyme écrase sous leur poids la société civile, comme le laisse présager cette série photographique ? Et comment vont se dénouer ces « arrêts sur image », que l’on scrute d’un œil dubitatif, et dont les protagonistes fantomatiques, moulés dans leur combinaison blanche de latex, se meuvent jusque dans des quartiers d’affaires aseptisés où se trament d’insidieux complots (La Défense, proposition) ?

Aux confins du silence

Mais s’il est une impression qui se dégage des images de Philippe Calandre et de François Ronsiaux, c’est bien cette « déshumanisation silencieuse » qui se cristallise d’une part dans des architectures « désastreuses » où les hommes, éphémères et insignifiantes créatures, se trouvent pris à leur propre piège, engloutis par ces géants de verre et de béton qu’ils ont enfantés… Et qui les accablent désormais de leur toute-puissance, tel un monument aux arêtes glaciales et angulaires, prêt à absorber toute force vitale émanant de la société. Une déshumanisation mutique qui trouve d’autre part son symbole dans ces tenues blanches immaculées et neutralisées, étendards d’une société ultra-sanitaire et protocolaire, hantée par l’idée de survivre à sa propre disparition, habillant çà et là un clone missionné d’une mallette au milieu d’inquiétants paysages futuristes et brumeux. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », pourrait-on dire en reprenant les mots du philosophe et mystique Blaise Pascal (Les Pensées, « Disproportion de l’homme »). Comme lui, on se sentirait ici égaré entre deux ordres de grandeur. A l’extérieur, l’immensité sans fin d’un univers en expansion, ou d’un monde de bitume aliénant. En nous, le pressentiment de la misérable « vanité » de notre condition.

Notre regard se trouve alors pris entre deux atmosphères, deux motifs antinomiques : mégapoles grises et nature vaporeuse, lignes de crêtes tranchantes des buildings (Floating Module) et voile de brume enveloppant le paysage de ses nuées (Blue Lake). Tout se montre trop éthéré et dissous, ou trop dur, lisse et cassant, pour que notre entendement puisse prendre prise face à ces « lieux » inconnus (topoi en Grec ancien), utopiques ou dystopiques, et démêle l’énigme qui les habite… Ces « Novoland », lieux de tous les possibles, apparaissent en cela comme les variantes d’une société de surveillance qui trouve son modèle le plus strict dans Singapour. Les éléments architecturaux de Suntec City déclinent d’ailleurs les constructions de Paul Rudolph datant des années 1980 dans la cité insulaire, tandis que l’œil omniscient de The Prisoner et la caméra d’Action in Paris surplombent tous deux nos existences fliquées – et ce, depuis la mise en place du « système Bertillon » par la préfecture de Paris à la fin du XIXe siècle.

Un océan dans une goutte d’eau

Dès lors, tout ne serait plus qu’une question d’ordre dans « Novoland » : mise en ordre de la ville et du bâti qui la quadrille, de la société et des individus qui la composent. Cet ordonnancement du monde semble reprendre à son compte les principes de la Monadologie du philosophe et savant, G. W. Leibniz. Soit une monade désignant une « substance première », ou l’unité minimale dont se compose chaque chose, dans le sillage de l’atomisme antique. A l’image d’une fenêtre de cimenterie que les architectures de Philippe Calandre répètent comme un motif, suivant la plus grande économie de moyens : les utopies qu’il dessine naissent de cet agrégat de pixels homogènes. Ou une monade qui, à la manière des « Guides » imaginés par François Ronsiaux (ces créatures de latex hermaphrodites, d’apparence identique, qui se reproduisent par dédoublement), se définit à la fois comme un être individué, et comme le simple maillon d’un ensemble plus large : ici, une communauté universelle préparant « un nouvel ordre mondial horizontal », dans la lignée des fantasmes autoritaires et des théories du complot.

Cette réduction du vivant à son degré le plus élémentaire laisserait craindre un appauvrissement des êtres et de l’univers, comme dans la « Novlang » de George Orwell qui rétrécit le panel de notre vocabulaire, et par là même uniformise notre expression et nos sentiments. Pourtant, écoutons une dernière fois les envolées visionnaires de Leibniz : « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang », décrit le philosophe, préfigurant les figures fractales de la mathématique, où chaque objet se pense sur le modèle des poupées russes. Toute chose apparaît en effet comme un ensemble de monades, elles-mêmes constituées d’une multitude d’autres monades plus réduites, ayant la même structure. Elles reflètent, tel un « miroir », l’individu qu’elles constituent, mais aussi l’entièreté de l’univers dans lequel celui-ci évolue : le plus petit préfigure le plus grand. Ainsi, si nous ne sommes qu’un grain de sable noyé dans le ciment des villes, les buildings irradiants qui en jaillissent reflètent à leur tour, de toute leur superbe, la composition élémentaire des granules dont ils sont faits. Oui, nous ne sommes qu’une gouttelette « indiscernable » dans l’océan enserrant ces îles-cités utopiques. Qu’une larme dont la mélancolie se réfléchit dans les nuages vaporisant une lointaine contrée, un jour gris de la vie, quelque part au fond de l’univers… Voilà pour la poésie… Et c’est déjà tant !

François Salmeron
Critique d’art membre de l’AICA-France (Association Internationale des Critiques d’Art)
Enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Paris 8 Saint-Denis, ainsi qu’à l’ESAD de Reims