[ENTRETIEN] Romain Vicari

[ENTRETIEN] Romain Vicari
Romain Vicari, peux-tu nous parler de tes territoires d’investigation privilégiés que sont les chantiers de construction ?
Je travaille beaucoup dans les espaces publics notamment les chantiers et les sites abandonnés. J’utilise ces lieux comme des ateliers éphémères où je peux librement expérimenter. Ma création dépend directement de l’avancement du chantier et emprunte à sa nature en devenant, comme lui, en construction et éphémère. Je suis aussi sensible à l’aspect architectural, aux formes, aux bruits, aux couleurs et aux matériaux que ce soit des débris, des ferrailles, du plâtre ou du béton. Ils proviennent de lieux qui pour beaucoup existent encore. Ils seront les matières premières des œuvres.

Tu transformes d’ailleurs parfois ces chantiers en lieu d’exposition …

Dans ma manière d’intervenir, il y a une réaction contre l’espace d’exposition classique, ce White Cube que décrit Brian O’Doherty dans lequel tout objet par un principe de sacralisation devient œuvre d’art. Il m’arrive d’exposer des objets dans des lieux qui n’ont pas de murs blancs, parfois pas même de murs, tout en me posant les mêmes questions et en me disant que ce sont des œuvres d’art.  Je n’ai pas envie de faire d’un chantier une galerie mais montrer qu’il est possible pour un artiste de s’exprimer différemment et dans des espaces qui ne sont pas voués à l’exposition d’œuvres. Dans les années 60, Robert Filliou (1) avait bien créée sa galerie dans son chapeau ! Il la promenait ainsi dans la rue et montrait aux gens qu’il rencontrait ses toutes petites œuvres. Beaucoup de projets artistiques sortent de l’espace blanc d’exposition, du Land Art à Gordon Matta-Clark avec ses découpes de bâtiments (2)… et ce sont des expériences qui m’ont beaucoup inspiré.

A l’heure où de nombreux Centres d’Art Contemporain sont contraints de fermer leurs portes, n’est-ce pas un geste politique et même utopique que de s’approprier ainsi les espaces en construction pour les transformer en lieux d’expositions éphémères ?
La dimension politique fait partie intégrante de mon travail. Le geste de Michael Archer (3) par exemple, faisant enlever la cloison qui cachait le bureau de la galerie afin que celui-ci intègre l’espace d’exposition, est une prise de position très forte pour moi car elle s’attaque à son côté institutionnel. Je n’ai pas besoin de centres d’art, d’institutions, pour que l’on m’expose. Je peux le faire par moi-même, de la manière dont je le souhaite, hors de toute forme de contrainte. Au Brésil, quand j’étais plus jeune, j’écrivais dans tous les lieux sans distinction. Mon action découle de cette période quand la ville devient un atelier et que l’atelier prend l’échelle de la ville.


Est-ce que le public te suit dans ces nouveaux lieux que tu investis ?

Lors de ma dernière année à l’ENSBA Dijon en 2012, j’ai organisé une exposition collective dans un cloître abandonné. A Paris, j’ai Curaté plusieurs expositions collectives dans des lieux publics comme la Petite Ceinture, et l’impasse rue Gustave Goublier à Strasbourg Saint-Denis où l’exposition a pris l’aspect d’happening avec accrochage de tableaux sur les vitrines des commerces et la projection d’une vidéo.

Un art performatif que tu développes d’ailleurs aussi bien dans l’espace de la galerie …
J’apprécie travailler avec d’autres artistes. J’ai invité un ami, Andrez Lean Ghizze, à performer dans une installation. Son corps est devenu un objet que je me suis approprié. J’ai peint sa jambe et l’ai positionnée dans l’installation avec un certain point de vue pour prendre une photo. De la même manière au CAC La Traverse (4), j’ai habillé de plâtre la table du centre d’art qui servait de bureau. Ainsi « intégrée » à ma sculpture, elle faisait de la stagiaire qui y travaillait une sorte de performeuse.

Nous ressentons aussi une intention de recomposer l’espace d’exposition, d’orienter le parcours du visiteur…
Je m’intéresse beaucoup au déplacement du public dans l’espace. Allan Kaprow évoque ce sujet dans un ouvrage qui s’appelle Assemblages, Environments and Happenings (1966) et sur le fait que le spectateur doit recréer une façon de se déplacer dans l’espace mais aussi doit retrouver toutes les pistes que l’artiste y a laissées. Les espaces d’exposition tels que le Bastille Design Center (5) ou la Manutention (6) ont de nombreux détails architecturaux qui participent à l’installation ou qui entrent en résonance avec elle. A La Confidentielle, j’ai intégré en haut des murs deux grilles d’aération couvertes de pigments, une noire et une bleue, avec l’idée de recycler l’air et d’apporter de la couleur à l’espace blanc. La couleur vient sculpter l’espace, elle le parasite comme le décrit Helio Oiticica dans son travail. Les visiteurs n’ont pas forcément repéré ces deux oeuvres et certains d’entre-eux ont même été surpris quand je les ai désignées comme telles.

Romain Vicari, La Confidentielle #2 du YIA Art Fair 2015
Romain Vicari, Confidentielle du YIA Art Fair 2015

C’est important de créer des troubles par la mise en situation des oeuvres dans un espace où les visiteurs viennent voir des oeuvres. Il faut que le spectateur ait envie de se balader, de tourner autour de la pièce, de chercher de nouveaux points de vue et qu’il participe comme le dit Guillaume Leblon à un jeu de cache-cache avec des éléments dissimulés, intégrés, afin de reconstituer l’ensemble de l’installation.

Un jeu que l’on retrouve dans tes oeuvres elles-mêmes avec des effets de superpositions, des éléments ensevelis, sédimentés…
Dans mes oeuvres récentes se retrouve la vision de territoires inconnus ou imaginaires. Avec un cadre dans lequel je coule du plâtre, je récolte des empreintes à la manière d’un archéologue et je l’expose comme un tableau, un relief accroché au mur. Comme je ne maîtrise pas le tirage, les formes sont toujours différentes. J’aime le fait qu’en une seule action le relief apparaisse, que je ne puisse pas me reprendre car une fois sec le plâtre solidifie le tout. C’est une façon  d' »expérimenter l’expérimental »(7). Je ne suis pas dans la finition mais dans la variation de formes, d’aspects et de couleurs. Au point que mes tableaux deviennent parfois une compression de mes actions, car à la place que j’explose dans un espace, je les compresse dans un cadre.

Romain Vicari, atelier
Romain Vicari, atelier

Tes installations sont composées de matériels et matériaux industriels, grossiers et utilitaires, trouvés in situ. Comment perçois-tu leur potentialité à devenir composante d’une oeuvre d’art et comment fais-tu tes choix ?
Mes influences viennent du Ready Made, de Bernard Lavier, du fait de s’approprier un objet, de le modifier et d’en changer la nature. Dans les chantiers, je donne aux objets de nouvelles formes plastiques. Je commence à connaître les éléments, leur rigidité, leur odeur, leur texture et leur potentialité car avec le temps se crée une sorte d’intimité. J’utilise les barres de fer comme des lignes qui dessinent l’espace. Elles peuvent aussi avoir une fonction en délimitant un espace pour le spectateur ou être utilisées pour faire une trace sur une autre sculpture, comme un pochoir, et ainsi de suite. Mon apprentissage est continu dans l’utilisation des objets et matériaux.


Justement, peux-tu nous parler de l’association des objets et des matériaux dans tes installations ?
Je déplace les objets, les associe, afin de créer un équilibre entre le précaire et le solide, entre l’objet délicat et l’installation provisoire. C’est la couleur qui relie le tout, la bombe de spray, les pigments. Le fer rouillé qui est très brut et le plâtre blanc qui est délicat se marient bien. Avec une association plâtre/béton, on perdrait cet équilibre car ces matières cohabitent mal. Dans mon travail, il y a un part importante d’instinctif car les actions sont peu définies en avance. Les réponses arrivent après. Quand je suis invité, les commissaires d’exposition me demandent souvent ce que je veux présenter, parfois c’est compliqué d’expliquer que je n’ai pas envie d’avoir un projet défini, que je dois m’imprégner du lieu, des gens qui seront là, de ma vie, du quotidien…

Le plâtre est un matériau qui répare, habille, ravive… Est-ce à ces fonctions que tu penses quand tu fais tes « intégrations » de mobilier ?
Le plâtre a des qualités étonnantes. J’aime son aspect glacial. A mes débuts, mes premières actions consistaient à remplir des objets trouvés dans les rues que je remplissais de plâtre afin de faire naître des formes nouvelles. Je m’intéressais beaucoup à la question du vide et au travail de Rachel Whiteread (8) qui remplit de vieilles maisons de plâtre qu’elle démolit ensuite pour n’en garder que la forme négative. Au départ, je faisais des empreintes dans un esprit archéologique. Désormais, j’utilise l’empreinte pour imprimer un motif sur une forme ou sur un objet (porte, meuble). Les objets perdent leur identité, deviennent indéfinissables. Cela rejoint l’idée de construction comme si le lieu même avait mal digéré l’objet. Plusieurs personnes ont pensé que la barre de fer que j’ai installée à La Confidentielle du Yia faisait partie de l’ossature de ce bâtiment qui date du XIXème siècle.

Dans le White Cube de la galerie, l’espace d’exposition se doit d’être neutre, policé, blanc. Or tes installations rendent apparent l’imparfait, le non fini…
J’aime  détourner tous les codes attendus de l’espace d’exposition classique. Je ferme des perspectives et en ouvre de nouvelles. Alors que artistes viennent déposer leurs oeuvres, j’arrive avec divers matériaux (bois, sac de plâtre…) et tous mes outils (meuleuse, scie sauteuse, et tout la matériel de chantier classique), et je crée un chantier. Cela engage une relation avec les gens car certains sont mécontents, d’autres ont le sourire, s’arrêtent pour discuter ou m’aident. Il y a aussi cette interaction avec l’espace urbain et le fait de ramener cette énergie dans le lieu. A l’idée de finitude, d’abouti qu’attend le visiteur, je répond par du matériau de construction qui a un aspect non fini. À l’intemporalité des oeuvres, j’oppose du provisoire, de l’éphémère. Même quand j’ai terminé l’installation, persiste le sentiment que le chantier a été interrompu, qu’il n’est pas à 100% terminé. Les oeuvres s’intègrent dans cette idée de provisoire, comportent cette idée de non fini au point qu’on peut avoir le sentiment qu’elles seront démontées à la fin de l’exposition.

Artiste : Romain Vicari, né en 1990, vit et travaille à Paris et à São-Paulo, Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de PARIS avec les felicitations du jury

romainvicari.com

Expositions récentes :
Preciso me encontrar, exposition personnelle du 14 mars au 25 avril 2015, Galerie Dohyang Lee, 73-75 rue Quincampoix, 75003 Paris
Inexplore,  exposition collective du 21 au 28 mai 2015, La Manutention, 109 rue Orfila, 75020 Paris
Présente, exposition collective carte blanche à Eva Nielsen et Joël Riff, du 05 ami au 13 juin 2015, CAC La Traverse – Alfortville, France
A couteaux, tirés, commissariat de Kevin Roullard, Astérides, Friche la Belle de Mai – Marseille, France
Somewhere… Sometime…, Young International Art Fair (YIA), Confidentiel #02 avec la Galerie Dohyang Lee – Paris, France

galeriedohyanglee.com

Crédits photographiques galerie Dohyang Lee et Romain Vicari, tous droits réservés

(1) La Galerie Légitime – couvre-chef(s)-d’œuvre(s)
(2) notamment Conical Intersect (Biennale de Paris 1975) : une percée conique de deux immeubles rue Beaubourg.
(3) Critique et théoricien de l’art, L’art depuis 1960, Thames & Hudson
(4) Exposition Présente curatée par Eva Nielsen et Joël Riff
(5) La Confidentielle du YIA Art Fair 2015
(6) Exposition organisée par Inexplore, Paris, mai 2015
(7) Helio Oiticica , “Expérimenter l’expérimental” ( 1962 )
(8) House : moulage en béton de l’intérieur d’une maison victorienne à Londres (prix Turner,Tate Museum, 1993)