ALBERT BARONIAN
ENTRETIEN / Albert Baronian réalisé à l’occasion de l’exposition Hérétiques*, jusqu’au 27 janvier 2024, Centre Wallonie-Bruxelles I Paris
par Valerie Toubas et Daniel Guionnet, Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain
Albert Baronian est une de ces personnalités qui ont posé il y a 50 ans les fondements du monde de l’art contemporain tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il fait partie des précurseurs quand, dans un esprit d’avant-garde, il a fallu s’aventurer sur les territoires encore en friche de l’art conceptuel et des nouveaux médias.
Premier commissaire extérieur invité à inaugurer un Centre Wallonie-Bruxelles / Paris complètement reconfiguré, il a su, dans la proposition qu’il lui a été faite par la directrice Stéphanie Pécourt, répondre de multiples manières au terme « Hérétiques ». Il réunit dans ce « vaisseau belge déterritorialisé1 » des œuvres qui, tout autant dans leur contenu que dans leur forme, amènent la pensée au pied du mur, imposant de faire fi des raisonnements trop évidents, de revisiter nos modes de pensée, de questionner les croyances et de mettre à bas cet impérialisme des idées devenu souverain dans nos sociétés contemporaines.
Se ressent en effet une force dans cette exposition émanant de la conjonction de deux visions du monde actuel. Dans cette saison artistique « Trouble-fête » qui succède à « Éthique Barbare » et aux « Heures sauvages », l’exposition Hérétiques rappelle l’importance de la vie, et que tout acte de création en est la célébration. Qu’être directeur de centre d’art ou de galerie, c’est accompagner les artistes menant chacun à leur manière des actes de contestation, de rébellion et imposant à qui les expose de prendre position au-delà de tout consensus. Une exposition qui amène dans une forme d’étrangeté le savoir, les croyances, la conscience afin de les mettre face à leurs contradictions, à leurs impasses, et aux formes d’aliénation qu’ils génèrent. Une carte blanche donnée sans concessions à Albert Baronian face à un monde de l’art versant dans la pruderie d’un conformisme bon marché et qui préfigure le ton de la programmation future du CWB Paris qui sera, nous n’en doutons pas, ambitieuse et dans le renouveau d’un esprit d’avant-garde.
ENTRETIEN
VT et DG : Albert Baronian, quelle a été votre première rencontre avec l’art contemporain et dans quelles circonstances êtes-vous entré dans le monde de l’art ?
J’ai été envoyé à Londres par mes parents comme maître au pair pour apprendre l’anglais après mes études d’humanités gréco-latines. A la Tate Gallery que je visitais comme un simple touriste, j’ai eu une révélation devant les œuvres de Rothko. En ce début des années 70, il faut se rappeler que la tendance était à la figuration, et qu’il n’y avait que très peu d’abstraction, d’autant plus que ce type d’art était à l’époque très décrié et souvent même qualifié de fumisterie. À la librairie du Musée, j’ai acheté tous les livres que j’ai pu trouver sur l’abstraction. Quand je suis rentré chez mes parents en Belgique, j’ai commencé à fréquenter les rares galeries d’art contemporain qui existaient alors. Je n’ai pas souhaité faire des études d’histoire de l’art parce que j’avais vu dans les intitulés que les cours ne couvraient la période moderne que jusqu’à la période de la deuxième Guerre Mondiale. Or ce qui m’intéressait était la période contemporaine. J’ai fait des études de sciences politiques à la nouvelle faculté de la Communication sociale, tout en continuant de m’intéresser à l’art.
Il y avait pour vous, à cette période, toute une histoire à écrire, qui est celle du monde de l’art contemporain tel que nous le connaissons aujourd’hui…
Mon entrée dans le monde l’art s’est d’ailleurs faite par l’écriture car mon mémoire universitaire portait sur la dimension sociale de l’art et la manière dont il pouvait être accessible à tous. J’y évoquais ce qui se passait dans les grands magasins comme les Galeries Lafayette qui diffusaient des œuvres à prix unique. Après avoir passé un temps à écrire sur les artistes dans la revue L’Art Vivant dirigée par Jean Clair, j’ai commencé à faire des éditions en collaboration avec des artistes tels que Delao, Nemours, Morellet que je diffusais auprès des galeries. C’est à partir de là, que j’ai commencé à écrire une autre histoire qui est celle de la galerie que j’ai fondée en 1973.
Quel a été l’élément déclencheur qui a fait que vous êtes devenu galeriste ?
L’opportunité s’est présentée en la personne d’Antonio Dias, artiste conceptuel brésilien que j’avais rencontré à Milan, avec qui j’ai produit une édition, une boîte de photographies, que je devais présenter dans mon appartement à Bruxelles. Il m’a apporté pour la sortie de cette édition des œuvres originales. L’aventure a commencé ainsi, j’ai multiplié les expositions, j’ai commencé à vendre. Les œuvres des artistes étaient partout dans mon appartement. Je ne pouvais plus continuer ainsi, il me fallait trouver un lieu plus approprié. J’ai donc officiellement ouvert une galerie sans savoir réellement ce que c’était et sans financement. Le hasard des rencontres a fait que la galerie a très vite intégré des artistes qui ont marqué l’histoire de l’art comme le duo Gilbert & George ou des artistes du mouvement de l’Arte Povera que je représente encore que sont Gilberto Zorio, Mario Merz ou encore Giulio Paolini.
En 1973, l’année où vous avez fondé la galerie, à quoi ressemblait le paysage de l’art contemporain en Belgique ?
Il n’existait que deux types de galeries, les galeries d’art moderne et ce que l’on appelait les galeries d’avant-garde. Il en avait très peu et le terme même d’avant-garde était assez méconnu et était entouré de mystère. En Belgique, deux galeries, MTL à Bruxelles et Wide White Space à Anvers, représentaient les principaux artistes de l’époque : Beuys, Buren, Kosuth, Ryman. Il était impératif dans ce contexte que je crée une galerie ayant une identité qui lui serait propre. J’ai ainsi représenté les artistes Support-Surface (Dezeuze, Arnal, Pincemin, Viallat…) qui, à ce moment-là étaient opposés au groupe BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni). Il faut se rappeler qu’en 1973, on était en pleine crise du pétrole et qu’ouvrir une galerie pendant cette période était inconscient. Il m’a fallu pas mal d’années avant que je puisse vivre de la galerie, heureusement que ma femme avait un poste au sein d’une société américaine qui nous a permis de subsister. La notion de collection en ces temps était très différente, car elle relevait avant tout de la constitution d’un patrimoine familial qui se transmettait de génération en génération. Seules passaient en second marché, les pièces les moins significatives des artistes. Pendant 30 ans, aucun des collectionneurs qui achetait à la galerie ne s’inquiétait de la prise de valeur d’une œuvre. Les collectionneurs sont devenus depuis un peu plus d’une décennie très attentifs à la cote d’un artiste et ils n’hésitent plus à spéculer sur les œuvres. Les maisons de vente appuient cette tendance avec des catalogues très bien faits enrichis de textes. La tentation de revendre quand le prix d’une œuvre est multipliée par, trois, cinq ou dix est désormais trop grande. Les collectionneurs ont changé mais les artistes tout autant dans ce rapport à l’argent. Les galeries majeures que l’on pourrait qualifier de super-branchées ont engagé une chasse aux collectionneurs qui ne sont pas si nombreux, sachant que moins de dix pour cent des visiteurs d’une galerie sont des collectionneurs, les autres sont des personnes venant voir des expositions. La galerie n’a pas uniquement une finalité mercantile, elle diffuse aussi un contenu culturel.
Un contenu culturel qui doit faire sens, amener la réflexion… quand on visite les expositions que vous présentez, rien n’est immédiatement donné. Si l’artiste fait un pas, le visiteur doit en faire un tout autant, pour pénétrer l’univers qui s’ouvre devant lui.
À l’évidence, je dis toujours que l’œil est un outil qui se forme. On peut au premier coup d’œil rester à distance d’une œuvre qui ne se livre pas immédiatement, comme j’ai pu l’être devant l’œuvre de Rothko à la Tate Gallery. Dans l’incompréhension, il est possible d’avoir une attitude de rejet, de dire que c’est n’importe quoi ou qu’un enfant serait capable de faire la même chose, ou au contraire tenter d’aller au-delà de ce premier contact avec l’œuvre, de se documenter, de chercher à comprendre. C’est de là que ma vocation est née. Il est donc essentiel pour moi que le public aille aussi au-delà, qu’il découvre cette « grammaire » des œuvres. L’œil apprend à se forger, à s’aiguiser pour trouver les clés des œuvres, et en comprendre les codes.
Une volonté de saisir les enjeux de la pensée des artistes qui en dit beaucoup sur votre manière d’appréhender le monde actuel.
En effet, la galerie n’est pas tout, elle est un engagement mais je me sens aussi citoyen. Je porte un regard attentif sur les événements de ce monde, c’est important pour moi. Certaines choses qui se passent dans le monde me mettent hors de moi et je n’hésite pas à m’exprimer, de la même manière que je le fais aussi ouvertement sur l’évolution du marché. Je dis souvent que le marché de l’art a pris le pas sur l’histoire de l’art. Beaucoup de galeristes présentent des travaux que l’on peut qualifier de « politiquement correct », ce qui ne m’intéresse pas. Sur les foires, on voit tout le temps les mêmes choses avec du post figuratif, post surréalisant, avec une appétence certaine pour les pays émergents, ou reprenant les thématiques sociétales en vogue sur le moment. Je préfère travailler au long court avec des artistes qui amènent de vraies réflexions plutôt que de soutenir un marché tout entier orienté vers la spéculation. Il faut savoir que désormais de jeunes artistes américains à peine sortis de l’école affichent pour certains des prix dans une petite galerie autour de 10-15.000 dollars. Cela n’a pas de sens.
On remarque dans votre engagement auprès des artistes que certains comme Zorio ont eu à vos côtés sept expositions personnelles.
Je suis leur parcours parfois depuis la création de la galerie et eux de leur côté me font confiance. Je les connais et ai étudié leur travail. Quand ils préparent une exposition personnelle, je me fais un point d’honneur à leur faire confiance à 100%. Je ne vais pas sélectionner les œuvres ou orienter le propos de l’exposition. En général je suis le premier surpris par ce qui sera présenté. Et, si je dois donner un avis, je ne le donnerai que quand l’exposition sera entièrement montée, jamais avant.
Comment avez-vous reçu la proposition d’être le commissaire d’une exposition ayant pour titre « Hérétiques » ?
La directrice du CWB Paris, Stéphanie Pécourt, m’a proposé il y a 2 ans de faire l’exposition inaugurale du Centre qui devait rouvrir ses portes en 2023 après une période de travaux. J’ai pensé une exposition qui s’adapte dans le lieu dont je connais la programmation pour l’avoir suivie et y avoir vu plusieurs expositions. Depuis qu’elle en a pris la direction, le Centre a pris un essor considérable pour entrer de plain-pied dans la création contemporaine notamment les nouveaux médias alors qu’il avait jusqu’alors une dimension plus patrimoniale. J’ai voulu choisir des artistes pour beaucoup plutôt jeunes, certains avec qui je travaille depuis des années et d’autres extérieurs à la galerie et dont j’apprécie le travail. Les artistes exposés, en plus des Belges, qu’ils soient Français, Espagnol, Luxembourgeois ou Suisse ont tous un lien avec la Belgique, qu’ils y vivent, y aient un atelier ou y ayant exposé comme Pierre Ardouvin dont j’ai présenté les œuvres à Knokke. L’idée est de donner une dimension internationale à l’exposition en rapport avec la programmation du centre qui de plus se situe en face de Beaubourg. Les œuvres présentées répondent à ce terme Hérétiques sous de multiples aspects, mais elles évoquent aussi cette dimension indispensable de l’artiste qui est, pour quelqu’un comme moi issu d’une génération très marquée par les événements de Mai 1968, de prendre la parole, de s’opposer comme des « hérétiques » à une société sous contrôle, oppressée et de plus en plus conformiste.
1- Les termes sont de Stéphanie Pécourt, Directrice du Centre Wallonie-Bruxelles / Paris.
Entretien réalisé par Valerie Toubas et Daniel Guionnet
Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain