Axel Roy

Axel Roy

ENTRETIEN / Axel Roy par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

À la manière de Baudelaire qui cherchait à exprimer la modernité de son époque en vivant l’expérience de la foule, Axel Roy, lecteur dans sa jeunesse du Spleen de Paris, arpente les villes pour en capter les particularités et rechercher « une finesse dans l’intelligence des rapports » entre les individualités qui la composent. Ses peintures comme ses dessins sont au-delà de la représentation. Ils sont d’abord recherche et analyse, une entreprise nécessaire pour trouver une forme d’universalité à ces identités éparses, refermées sur elles-mêmes. Conscient que nous vivons tous sur un même plan, il se crée chez Axel Roy ce que Baudelaire appelait une « communion ». Si la rencontre avec ces anonymes dont il a saisi l’image incognito n’a duré que le temps de l’ouverture du diaphragme de son appareil photographique, il leur porte une attention, une forme de soin et leur crée une sorte d’histoire universelle en ancrant leurs corps dans l’espace de la toile. Les œuvres d’Axel Roy sont des points de rencontre, de ralliement entre les individus. Il nous invite à nous joindre à ces foules, à nous y intégrer ou nous y identifier, à partager avec elles un imaginaire commun. Il est de ces artistes qui ont compris qu’il ne fallait pas se laisser abuser par l’illusion du spectacle ou du simulacre qu’ont dénoncé Debord et Baudrillard, mais qu’il était important de partager une vision, un monde, de s’attacher les uns aux autres, pour ne pas être aspirés par le néant. Il a retenu cette leçon essentielle que l’harmonie ne se situe pas dans la beauté de ce qui est donné à voir, mais plutôt dans le chaos, dans la somme des instants instables et fugitifs qu’il nous est offert de vivre ensemble.

Peut-on dire que l’humain, à travers sa diversité, est ton matériau principal en tant qu’artiste ?
Je suis en effet fasciné par ces sept milliards d’individus qui coexistent. Autant d’existences qui vivent sur le même plan, n’est-ce pas vertigineux ? Je m’interroge sur ce qui nous lie, et sur le moteur de cette grande machine universelle. Mes œuvres sont une sorte de dézoomage à la manière de Google Maps montrant toute cette diversité humaine, pointant inlassablement cette figure de l’autre à laquelle je suis si attaché. Dans la série de dessins 412,4 mètres de hauteur (2020), je cherche le point commun entre tous ces gens, je procède à une analyse de leur attitude et de la manière dont ils occupent le même étage d’un gratte-ciel. Dans l’ensemble de mon approche plastique il y a toujours ce décalage temporel entre un instantané, sachant que l’ouverture d’un diaphragme ne dure que quelques centièmes de seconde, et la production d’une image en dessin ou peinture qui dure plusieurs semaines. Une forme de poésie se dégage de ce temps que je donne de ma vie pour retranscrire cette image, dédié à des personnes que je ne connais pas. Pour les visiteurs de l’exposition, ce travail devient un jeu de reconnaissance car il génère une série de questions portant sur le lieu et la date des prises de vue, sur les personnes représentées. Ce type de portraits suscite toujours des réactions et crée aussi des fictions car les gens se projettent en émettant des hypothèses de narration possible.

Comment les sélectionnes-tu les personnes que tu dessines ?
Je déambule dans une ville avec un appareil photo pour collecter des images qui constitueront une bibliothèque dans laquelle je vais puiser. Selon la série de dessins ou de peintures sur laquelle je vais travailler, j’établis en amont pour chacune une modalité pour les prises de vue qui peut être une hauteur ou un mode opératoire comme dans les séries des Sans titre X (rue) (2011) pour lesquelles j’ai photographié cinquante personnes qui sont passées successivement devant moi. En faisant figurer ces images les unes à côté des autres, je compose un alphabet de gestes. Si les protocoles sont plus ou moins élaborés, il s’agit avant tout de contraindre ma manière de faire des images afin de provoquer une mise en danger. Je me force à orienter mon travail vers des formes auxquelles je n’aurais pas pensé ou qui ne m’auraient pas attiré au premier abord. En me soumettant à un protocole rigoureux, j’ai dû composer des dessins dans la série des Sans titre X avec des photos ratées parce que je ne pouvais pas demander à la personne de repasser devant moi. J’ai eu cette nécessité d’insérer des petites touches d’aléatoire ou de hasard dans une approche du portrait très classique qui pourrait vite devenir trop bien rodée ou trop contrôlée. Nul doute que dans cet échantillonnage, se retrouve la volonté d’atteindre une forme d’universalité.

On peut noter le caractère illusoire de cette entreprise, mais en dessinant plus que le «  moi », et plus que le « toi », je parle d’un « nous » qui signifie déjà un être ensemble.

N’y a-t-il pas dans certaines séries, comme Memories, une dimension sociologique ?
Ce caractère sociologique se retrouve dans Memories et dans ma manière d’étudier les différentes typologies de foules rencontrées lors de mes voyages : Il y a de nombreuses différences qui caractérisent une foule en Asie (Waiting Line, Forbidden City, 2017) d’une foule en Europe, ou bien dans des mégapoles surpeuplées ou sites touristiques Peak (2020) comparé à des villes moyennes. Toutefois, mon approche n’est pas exactement celle d’un sociologue car tout en étant attaché à cette idée d’universalité, je fais ce geste, qui est pour lui impensable, d’enlever le contexte. Mon analyse nécessite ce vide même si les noms de mes séries Topoï (2016) contiennent des coordonnées GPS. Il est souvent impossible de déterminer si la file d’attente que j’ai représentée a été photographiée devant un musée ou devant un supermarché. Il est important pour moi que chacun puisse faire un lien avec sa propre histoire ou avec un fait d’actualité marquant qui a suscité en lui une émotion.

Ta manière d’aborder le corps dans l’espace varie d’une série à l’autre, avec des études à l’antique, d’autres presque cubistes ou très contemporaines avec des accents mêmes conceptuels quand les représentations deviennent elliptiques…
J’aime lier une approche classique du dessin et de la peinture à des représentations contemporaines qui peuvent en effet devenir à certains moments plus conceptuelles. Je n’ai pas l’idée de peindre pour peindre, mais il a été important pour moi d’avoir une connaissance des techniques traditionnelles. Comme les écoles d’art européennes ne forment plus les artistes à une approche classique, j’ai entrepris un voyage en Chine pour y trouver un enseignement technique. La série Corpus (2014), si elle peut être considérée comme la mise en œuvre de cet enseignement classique, relève pourtant d’une approche contemporaine par le fait que j’ai trouvé ces mannequins dans la rue, que je les ai photographiés, et que j’ai donc introduit du hasard dans ce qui est par définition maîtrisé. Il s’est opéré là un croisement entre le photoréalisme et le dessin classique du corps grec. De même, pour la série 412,4 mètres de hauteur, j’ai effacé une partie du fond avec une gomme sur le Trackpad, afin d’obtenir des formes géométrique. Ce geste presque expressionniste vient contredire un dessin très réaliste.

Comment définis-tu ce geste qui donne à voir une foule et le vide plutôt que l’environnement, l’architecture ?
Dans une perspective un peu nabokovienne, je peux dire que je cite ou écrit le mot « réalité » toujours entre guillemets. On ne peut parler de vérité et de réalité que dans le sens d’un point de vue, un regard, un contexte, une technique. Le philosophe Jacques Rancière disait qu’une image pouvait dire tout autre chose que ce qu’elle donnait à voir, selon ces éléments. J’aborde mes images en ayant conscience de cette subjectivité, en sachant qu’elles contiennent une multitude de références, mais en faisant en sorte de les saisir dans l’instant, presque inconsciemment. En croisant suffisamment de « réalités », je tente d’atteindre ce qui pourrait être non mon unique point de vue mais bien notre point de vue.

La notion d’un regard commun est d’autant plus visible dans tes peintures qui, par un jeu d’échelle, intègre le regardeur au groupe des spectateurs du tableau.
Toutes mes œuvres interrogent « l’être ensemble ». Dans Waiting Line (2017), la tête du spectateur vient s’ajouter à celles des personnages de la peinture. Il vient habiter l’image et par là-même la fiction qui s’y raconte. Une impression encore plus forte lorsque quelqu’un regarde une personne regardant le tableau. Dans cette mise en abyme, on s’intègre à la réalité des autres, et plus ils sont nombreux, plus ce sentiment est marquant.

N’est-ce pas aussi dans cette idée de reconnaissance d’aborder les problématiques actuelles de la reconnaissance faciale et des nouveaux outils de contrôle ?
Mes travaux abordent aussi la question de la reconnaissance par cette notion de surveillance. Lors de ma résidence en Chine, j’ai été choqué par leur système de vidéosurveillance. Il en est de même avec les réseaux sociaux qui ont aussi développé leur outil de reconnaissance faciale, tout comme les téléphones qui nous identifient. Une fonctionnalité autant pratique qu’inquiétante. J’aborde cette problématique dans mes images mais aussi dans tout mon processus de travail car c’est pour moi une manière de faire prendre conscience aux gens de leur corps dans l’espace, de les révéler à eux-mêmes. Je prends toujours mes photos à la dérobée, sans être vu car dès que les gens sentent qu’ils en sont le sujet, leur attitude change. Je travaille à distance avec des téléobjectifs ou au cœur de la foule avec mon téléphone sans me préoccuper dans l’instant de la qualité du cliché pour ne pas être repéré. La nouvelle série intitulée Monochrome, que je présente à ma prochaine exposition à H Gallery a pour sujet des foules très compactes au point que les toiles en sont saturées. Quand on cherche à définir la sociologie des couleurs, on est toujours obligé de constater leurs ambivalences de sens, le rouge est, par exemple, à la fois la couleur de la renaissance, de la révolution, de l’amour, mais aussi du danger, de l’interdit, du sang. Ainsi, le sens que j’ai voulu à cette série repose sur la contradiction entre la saturation des espaces publics à peine retrouvés et l’impossibilité d’habiter nos espaces de transit. Le titre est un jeu de mots car les toiles, bien colorées, sont en fait des homochromes, si on admet que l’humain est une couleur on peut parler de monochromes, reste à définir qu’elle est la nature de cette teinte ? Qu’elle est la couleur du commun que nous essayons de construire (re-construire).

Je présente aussi la série Tension qui laisse apparaître les traces de peinture que je faisais disparaître dans les séries précédentes avec des brossages ou des dégradés. Dans ces nouveaux travaux, mes gestes interfèrent avec les figures qui sont parfois un peu recouvertes de peinture, cette fois ci, je n’efface pas le geste technique, mais je floute avec du blanc ce qui crée une impression de distance physique, presque temporelle.

Valérie Toubas et Daniel Guionnet,
Fondateurs et rédacteurs en chef du site en ligne 
et de la revue papier trimestrielle Point contemporain

Axel Roy, 1353 feet high, 75x110 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, 1353 feet high, 75×110 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Space A User’s Manual, 2019. Graphite sur papier, 150x90 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Space A User’s Manual, 2019. Graphite sur papier, 150×90 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, extrait de sans titre 057, huile, poudre de marbre et acrylique sur toile, 200 x 260 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, extrait de sans titre 057, huile, poudre de marbre et acrylique sur toile, 200 x 260 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Extrait 063, 2021. Huile et acrylique sur toile, 200 x 260 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Extrait 063, 2021. Huile et acrylique sur toile, 200 x 260 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Tensions 02, 2021. Acrylique et huile sur toile, 50 x 60 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris
Axel Roy, Tensions 02, 2021. Acrylique et huile sur toile, 50 x 60 cm. Courtesy artiste et H gallery Paris