JULIE ROUSSE, UNE VOIX PARCOURT LE RHÔNE

JULIE ROUSSE, UNE VOIX PARCOURT LE RHÔNE

Métaboles, Ateliers Jeanne Barret © Luce Moreau

ENTRETIEN / « Une voix parcourt le Rhône », Julie Rousse

Par Cléo Verstrepen pour DDA Contemporary Art / Ateliers Jeanne Barret

Quand j’ai rencontré Julie Rousse, elle rentrait tout juste d’une session d’enregistrement sur le glacier du Rhône. Le récit de cette ascension, de grottes en crevasses, a résonné étrangement avec le roman dont j’étais en train d’achever la lecture, La main gauche de la nuit, aventure SF désespérée et exaltante d’Ursula K.Le Guin au sommet du gigantesque glacier de la planète Géthen-Nivôse.

Au-delà des étendues enneigées, j’ai retrouvé dans leurs travaux respectifs une même attention émue pour les relations qui lient les êtres vivants les un.es aux autres, humain.es et non-humain.es, entre science, anthropologie et fiction. Une manière de chercher, de comprendre et de décrire qui laisse de la place à l’aventure, au tâtonnement et au hasard, peut-être seule voie juste dans un monde troublé.

Actuellement en résidence à la ferme-asile de Sion, nouvelle étape de son projet protéiforme « Une voix parcourt le Rhône », Julie Rousse revient sur ce travail de collection et d’expérimentation sonores autour du vivant, à la rencontre d’un fleuve au cœur d’enjeux à la fois politiques et poétiques.

Comment en es-tu venue à vouloir enregistrer un fleuve? Est-ce le Rhône qui t’a attirée spécifiquement où est-ce qu’il se prêtait à la réalisation d’un projet préexistant ?

C’est le Rhône qui m’a attiré en premier lieu. Après avoir déménagé dans le sud, mon conjoint a descendu le Rhône avec le bateau sur lequel il vivait. Il s’est arrêté entre Arles et Avignon, dans la partie provençale du Rhône, à Vallabrègues, un beau village, où le rapport au Rhône est fort. C’est un village de vanniers, 3600 artisans y vivaient, et c’est sur les berges du Rhône que pousse l’osier qu’ils utilisent. On a commencé à naviguer sur le Rhône, on est allés jusqu’à Avignon, on a fait de nombreux allers-retours, on est passés par l’écluse maintes fois. On est donc dans ce set-up particulier, dans une campagne provençale, historiquement marquée par le Rhône. Aujourd’hui, il est devenu un axe de circulation majeur et très pollué, bordé de quatre centrales nucléaires ainsi que de nombreuses usines pétrochimiques, barrages, écluses… Si on plonge des choses dans le Rhône, il faut ensuite les laver à l’eau claire pour retirer les éléments toxiques. Ce fleuve est ce que les humains on en fait : ils l’ont transformé en une autoroute, en un outil, un esclave de nos besoins d’énergie.

C’est comme ça, en vivant près du Rhône et en l’observant de près, que j’ai eu envie de commencer ce projet. Artistiquement, je viens de la musique Noise, je travaille avec le bruit, on pourrait penser que ce qui m’intéresserait en premier lieu serait la dimension industrielle du fleuve. Mais ce qui m’a d’abord appelé, instinctivement, c’est son côté naturel.

Je vois à la fois un rapport extrêmement fort, émotionnel, personnel, des habitants au fleuve, et, en même temps, cette constriction du lit du fleuve, ce côté autoroute avec les containers de marchandises, le tourisme de masse, les grands bateaux qui montent et descendent pour relier Lyon et la Méditerranée ainsi que toutes les zones touristiques qui bordent le Canal du Rhône a Sète…

Je me suis donc renseignée sur la nature du Rhône, avec ses 812 km, depuis son glacier jusqu’à la Camargue, passant par le lac Léman. A sa source, c’est une langue de glace qui descend doucement, et à la fin un fleuve qui arrive dans les Bouches-du-Rhône. Alors, j’ai fait un rapprochement, comme un jeu de mot un peu facile mais qui au final est assez intéressant car il m’a amené à cette idée de la voix et au titre initial de la pièce : Une voix parcourt le Rhône.

En abordant ces thématiques philosophiques et écologiques autour de la nature (notre rapport à la nature, à l’espèce animale, ces perméabilités entre les espèces vivantes, les conséquences environnementales de nos actes), du glacier jusqu’au delta du Rhône, on se rend compte rapidement qu’il y a un gros problème, et que ce gros problème a été apporté par les humains.
Tout d’abord, un fleuve, c’est un biotope, un écosystème complexe : très long, très large et qui se métamorphose, passant par différentes formes et états.

On parle beaucoup des risques d’inondations. Avant, on n’appelait pas cela des inondations, on parlait de crues. Je me souviens qu’en cours de géographie, on nous apprenait que les crues du Nil étaient ce qui fertilisait la vallée du Nil. Le Rhône, c’est la même chose mais on ne nous en parle pas. Tout le dessin actuel du Rhône est le fruit d’un combat entre le fleuve et l’œuvre humaine.

La Camargue, c’est bien un delta à la base, mais il avait auparavant beaucoup plus de bras. Ils ont été tassés et réaménagés pour en faire des marais salants. Le marais de Camargue tel qu’on le connaît est le résultat d’une intervention humaine : une déformation qui change le biotope, l’habitat des animaux, de la végétation, pour en faire un lieu d’agriculture et d’exploitation.

En lisant les livres de Bernard Clavel, on se rapproche des grandes émotions humaines, avec des personnages aussi passionnés que lui par le Rhône (il utilise le mot Rhône ou fleuve au moins douze fois par page), on peut découvrir une partie de l’histoire très importante : celle du moment où les hommes ont transformé le Rhône. Le Rhône suivait son tracé propre jusqu’à l’ère industrielle, quand il a été mis dans un lit, des berges ont été construites et l’ont enfermé dans un itinéraire déterminé, canalisé. C’est de là que vient le concept de l’inondation : s’il n’y a pas de berges, le fleuve est simplement considéré comme étant en crue. Ces berges ont fait disparaître les chemins de halage et par là-même les remontées et descentes du fleuve en barques, à l’aide de chevaux : cela a été remplacé par des bateaux fonctionnant au mazout, au pétrole, etc.

Le cycle normal du fleuve (de l’eau), qui est de s’étendre au moment des crues et de se resserrer à la décrue, en a été complètement transformé.
En Suisse, même phénomène : le Rhône est devenu une ligne droite. Au seul endroit où le Rhône a conservé son petit lit sauvage, c’est un torrent tout jeune, fin, très beau, comme un serpent avec plein de lacets qui changent selon les périodes de l’année. Et on peut voir tous ses petits affluents qui viennent des montagnes, creusant des sillons dans la pierre. J’ai pu voir ça et ça m’a beaucoup touché, car au bout de cette petite portion qui fait à peine trois cent ou quatre cent mètres, peut être un kilomètre, il y a une première construction, un barrage. C’est là qu’on quitte le côté naturel du fleuve et qu’on rentre dans une forme d’esclavage. Il continue sa route, souvent droit comme un I, jusqu’au Lac Léman où l’eau reste environ onze ans avant de sortir de l’autre côté, vers la France.

Le fleuve est immédiatement mis à profit avec le barrage de Génissiat tout de suite après la frontière entre la Suisse et la France. C’est une retenue d’eau gigantesque, pour laquelle la montagne a été détruite, creusée, le chenal de navigation reconstruit en dur.
Au long du Rhône, on rajoute encore des digues, car le dérèglement climatique provoque de plus en plus de problèmes liés aux inondations. C’est intéressant d’un point de vue philosophique et sémantique : du fait que les humains aient construit sur des zones inondables, on parle maintenant de risques et dangers dus aux d’inondations, mais au départ, c’est peut-être juste que ce n’était pas un bon endroit où construire.

©Julie Rousse
©Julie Rousse

Ton travail semble aussi lié à des questionnements théoriques très actuels dans la mouvance écopolitique. Quels textes et concepts t’ont inspiré au fil de ce projet ?

En effet, mon intérêt pour le côté naturel du fleuve découle aussi de lectures, je suis très nourrie par les textes de Baptiste Morizot et Vinciane Despret. Ils font partie d’un mouvement de pensée qui en ce moment prend de l’ampleur et qui est ravissant, ravissant dans le vrai sens du terme : il y a de la beauté dans cette recherche, qui essaye de trouver des moyens différents de parler, de trouver comment les autres qu’humains s’expriment. Le fleuve est le représentant ultime d’un ensemble de vivants, d’un ensemble d’éléments : minéraux, végétaux ou animaux. Ce sont à la fois des pierres qui roulent depuis le glacier jusqu’à la mer et deviennent le sable de la plage de l’Espiguette, la vie sauvage dans ce que l’on appelle les « bras morts », les lônes. Ça c’est la limite du langage dont nous héritons aujourd’hui : ce qu’on appelle un bras mort, c’est en fait un bras libre où les humains ne circulent pas, là où la vie naturelle peut suivre son cours . Tandis que le bras soit disant « vivant », c’est celui dans lequel les poissons n’arrivent plus à se reproduire, où la pollution nucléaire est énorme – même si des formes de vie continuent d’y exister malgré tout.

La notion d’« entité vivante » est particulièrement intéressante pour penser tout cela. J’ai découvert qu’en Nouvelle-Zélande, un fleuve a obtenu le statut d’entité vivante. Un être composé des différents éléments qui vivent ensemble, en symbiose. C’est le peuple autochtone Wanganhui qui est à l’origine de cette démarche, de ce terme définissant un statut juridique qu’ils ont finalement réussi à obtenir pour le fleuve du même nom. Ils ont un adage qui dit : « je suis le fleuve, et le fleuve et moi ».

Ça a beaucoup résonné en moi. J’ai passé un long temps dans une communauté autochtone au Chili, en m’intéressant au rapport particulier qu’il entretiennent avec la nature. On retrouve cette même recherche d’ « unité » dans le thème d’un autre projet sur lequel j’ai beaucoup travaillé, très important dans l’axe de mon parcours, qui traite d’astrophysique. Hubert Reeves dit que nous sommes de la poussière d’étoiles qui a atteint un stade de conscience qui lui permet de réfléchir sur sa provenance : l’univers. De fait, nous sommes faits de la même chose que tous les éléments qu’il y a dans l’univers : c’est la table des matières. La poussière d’étoile est certes un peu imagée, mais ça a du sens scientifiquement.

En France et en Suisse, il y a une association qui a lancé l’Appel du Rhône et qui s’est formée pour donner le statut d’entité vivante au fleuve. Ici le rapport au fleuve n’est pas le même que dans le cas de Wanganhui, en Nouvelle-Zélande. Le rapport au vivant n’est pas du tout le même pour nous que dans cette communauté autochtone,, mais je suis curieuse de voir ce qu’il va en ressortir.

J’ai aussi vu qu’en Suisse, une ONG avait organisé des funérailles pour un glacier qui venait de disparaître, le dernier bloc de glace avait fondu et y avait eu beaucoup d’activisme autour de ça. Ce n’est pas un geste anodin que des gens organisent des funérailles : peut-on dire qu’ils ont considérés ce glacier comme l’un des leurs ? Il y a eu aussi une pierre tombale posée en Islande, comme un message aux humains de l’avenir. Ces questions sont fondamentales d’une époque de grands changements : climatiques mais aussi dans nos consciences.

Cela me rappelle un passage de Vivre avec le trouble de Donna Harawayoù il est question pour nos générations d’apprendre à être en deuil dans cette époque troublée. Je me permets d’en partager un extrait, que je trouve à la fois très beau et très juste : « Le chagrin est un chemin. Il nous amène à comprendre que nos vies et nos morts sont entremêlées, que nous les partageons. Les êtres humains en tant qu’ils participent et appartiennent à ce tissu de pertes doivent être en deuil-avec. Sans perpétuation du souvenir, nous ne pouvons apprendre à vivre avec les fantômes,1 et, donc, nous ne pouvons penser » .

Oui, et votre génération voit les dernières heures de quelque chose que nous, nous avons connu encore en pleine puissance. Quand j’étais enfant, on parlait très peu de tout cela, voire pas du tout ; le nuage de Tchernobyl en est un bon exemple.
Tout cela m’amène à ce que je suis en train d’essayer de faire. C’est très intéressant, parce que quand je vois tes questions, c’est moi aussi qui aie envie de t’en poser. Dans la recherche que je fais, il y a des sons que j’enregistre dans l’eau, d’autre que j’enregistre autour du fleuve dans la sphère aérienne. Dans la sphère aquatique, plus expérimentale, j’essaye de détecter les mouvements invisibles et les sonorités inaudibles de l’eau. C’est en montant au glacier que j’ai compris que j’étais vraiment sur la bonne voie, parce que c’est complètement différent, il ne s’y passe pas du tout les mêmes choses, et ça s’entend.

©Julie Rousse
©Julie Rousse

C’est une expérience rare et précieuse que de pouvoir remonter de l’embouchure à la source d’un fleuve comme le Rhône. Peux-tu nous parler de ton expérience sur le glacier ? Qu’as-tu appris de cet espace et comment cela a transformé ta pratique ?

On est restés trois jours sur le glacier, un moment court mais très marquant. Voir ce petit morceau du Rhône naturel, mais aussi voir toute la glace qui a disparu en laissant la roche apparente, en y laissant sa marque, était une expérience saisissante. À l’ère glaciaire, le glacier du Rhône allait jusqu’à Lyon, c’est ainsi que toute la vallée du Rhône a été creusée. En reconstruisant par-dessus, on a oublié toutes ces marques. Mais quand tu arrives à la base du glacier, là où il en reste des traces, tu peux constater cette transformation de la roche par la glace, ce jeu de frottement. Là où le glacier a disparu depuis très longtemps, on peut voir le lichen qui recommence à pousser, et on comprend alors comment ce glacier pourra laisser place à une future forêt, comment petit à petit la végétation va revenir, d’abord du lichen, puis de l’herbe, des fleurs, de la bruyère, des buissons et enfin des forêts – un bois qui commence à se créer, si on ne vient pas l’interrompre. La nature repousse de la roche, la végétation repousse de la roche ; la roche bouge, s’effrite, se troue, de l’eau qui passe à travers ; elle est vivante.

Nous sommes donc arrivés, nous avons vu tout cela, avant d’entamer l’ascension du glacier que nous avions réservé pour le dernier jour. Une famille détient la concession sur l’entrée du glacier, c’est elle qui contrôle toute sa fréquentation. Elle a construit une grotte, une grotte de glace assez grotesque. Il y avait au début juste un trou dans la glace, puis elle s’est mise à fondre avec le réchauffement climatique, des bâches et des tissus ont été ajoutées pour ralentir le processus, en vain : les trous continuent à se creuser, ça change, il y a de la neige et ça ressemble de plus en plus à un camp de réfugiés climatiques. On peut observer dans ce tunnel bleu les stries du temps qui passe. Les visites n’endommagent pas le glacier en soit, mais le glacier a été approprié dans un but lucratif. C’était très émouvant de monter sur le glacier et de pouvoir enfin l’admirer. Je l’ai beaucoup fantasmé, j’ai vu plein de photos, d’images d’archives, c’était émouvant de l’avoir enfin sous les yeux. Nous en avons eu pour quatre heures de marche, avec crampons, sacs à dos et piolets. Nous étions accompagnés par un chercheur en glaciologie, également guide de haute-montagne, qui s’occupe notamment des changements climatiques qui engendre la fonte des glaces, il avait donc énormément de choses à nous raconter. Pour sa recherche, il place des caméras avec des bâtons, avec des scotchs tous les 5 cm qui permettent de voir l’évolution de la fonte en temps réel. C’était extraordinaire, parce que plus nous avancions, plus le bruit de la route s’éloignait, et peu à peu nous n’entendions plus rien que le bruit de l’eau, partout autour. En ce mois de septembre, à la fin de l’été, quand la fonte du glacier est au maximum des rivières se forment sur, sous et dans la glace. C’est très beau, la glace est bleue et toutes ces rivières forment des crevasses énormes que nous avons traversées. C’était très exaltant de se retrouver sur ce glacier, mais en même temps assez désespérant, parce qu’on sait que c’est quelque chose qui va disparaître, comme à d’autres endroits où il ne reste plus rien. On ressentait fortement ce sentiment d’urgence.

En ce qui concerne l’enregistrement, j’ai lancé mes hydrophones et ils ont capté toute la résonnance de la glace et de l’eau qui coule. Il s’y passe en fait beaucoup de choses, on entend des pans entiers de glace qui se compressent. Puisque la glace et l’eau transmettent le son plus vite que l’air, on entend des choses que l’on n’entend pas normalement, avec une déformation acoustique liée à la matière dans laquelle le son voyage. On pourrait croire que tout est un peu figé, mais en fait ça n’est pas vrai : le glacier avance en permanence. En amont de ce voyage sur le glacier, j’ai parlé avec des glaciologues qui m’ont transmis un set de données enregistrées par des sismographes. Le glacier avance de 10 cm par jour, c’est comme un tapis roulant, très lent. Il fait partie du cycle de l’eau : la neige tombe, se tasse, forme de la glace, et puis tout cela devient comme une sorte de masse visqueuse qui descend au rythme de dix centimètres en vingt-quatre heures. C’est un bon indicateur, comme la montée du niveau la mer avec le réchauffement climatique.

©Julie Rousse
©Julie Rousse

Pour moi, ton travail se situe dans la continuité d’une « écologie de l’attention », pour reprendre les mots d’Yves Citton2, qui propose de réaménager, réorienter nos attentions pour mieux faire face aux crises contemporaines, en premier lieu à la crise environnementale. Pour un.e artiste sonore, donner à entendre quelque chose, c’est aussi proposer au public de nouveaux objets et de nouveaux modes d’attention – est-ce pour toi un geste politique ? Dans cette entreprise, comment penses-tu que les pratiques artistiques et la recherche scientifique peuvent s’articuler ?

Depuis un moment, tous les projets sur lesquels je travaille ont un rapport avec l’eau, que ce soit des projets sur la mer ou ce projet sur le Rhône. C’est un guide. Naturellement, ça m’amène à des questionnements écologiques qui sont structurants dans mon travail artistique actuel.
Tout a commencé avec l’idée, politique, qu’il y a des fleuves ayant obtenu le statut d’ « entité vivante », puis cela se poursuit par une réflexion philosophique sur l’écologie, la nature et tout ce qui a trait au son à l’intérieur de ces sujets d’études, de réflexion et de création.

Le son est lié au changement climatique, plus qu’on ne le pense : n’importe où sur terre, il est aujourd’hui presque impossible de faire des enregistrements sonores sans avoir toutes les vingt minutes un avion qui ne vienne envahir tout l’espace sonore. Il y a beaucoup de discussions à ce sujet parmi les artistes sonores et les audio-naturalistes. Ce qui nous intéresse au départ c’est d’enregistrer le son dans sa pureté première, de ne garder que ce que nous sommes venus chercher, mais que faire de ces bruits parasites ? C’est une question intéressante, car, finalement, des sons purement naturels existent-ils encore réellement ? Ne serions-nous pas un peu coupable de donner à voir ou à entendre la nature comme si elle était encore intacte ? Pour moi, c’est important de ne pas tomber dans cette image d’Épinal de la nature, j’y fais attention. J’ai envie d’amener au public cet univers du Rhône dans toute sa complexité, en essayant de montrer l’étendue de tout ce que cela représente, pour tout le monde : la planète, nous, les animaux, les végétaux, etc. Et donc de l’immerger dans un espace acoustique qui lui permette de percevoir des choses qu’on ne peut pas habituellement entendre ou voir. Par ces voix multiples, j’essaye de reconstituer la voix du fleuve dans toute sa complexité vivante et de dépasser nos limites de perception.

Avec le projet EXO, une installation audiovisuelle réalisée avec Félicie d’Estienne d’Orves en 2015, j’ai commencé à travailler avec des scientifiques, des astrophysiciens. En collaborant avec eux, nous nous sommes rendues compte que les chercheurs produisent des millions de données sur des sujets essentiels pour la connaissance, bien que souvent très spécialisés. Mais le partage de leur travail se limite souvent à la sphère académique, et il y a une vraie demande de leur part d’aller vers le public. Ils ont besoin que leurs recherches soient vues et entendues par les autres. Dans le cas de ce projet, il s’agit de glaciologues dont, typiquement, on ne connaît pas très bien le travail ; pourtant c’est un sujet majeur, dans un domaine où il y a une urgence réelle. C’est là que toutes ces connexions entre art et science deviennent particulièrement intéressantes. Pour les chercheurs, c’est un moyen de transmettre leurs connaissances et toucher le grand public. Pour les artistes, travailler avec les datas qu’ils ont relevé donne accès à des formes, des mouvements, des rythmes, et plein d’autres possibilités nouvelles. Ces données brutes sont d’une richesse incroyable, car elles donnent la possibilité d’entrer directement dans la matière de l’élément qu’on est train d’étudier.

« Une voix parcourt le Rhône » a pris différentes formes au gré des monstrations : sessions live, ballades, ateliers, etc. Qu’est-ce que tu as apprécié dans ces différentes manières de présenter ton projet, que permettent-elles dans le rapport au public ? Est-ce que ce projet aura une fin, ou est-il susceptible d’évoluer indéfiniment ?

En effet, il s’agit d’une constellation de projets plus que d’un seul corps. C’est un travail de titan, qui prend beaucoup de temps. J’ai commencé en 2018 par la simple idée d’enregistrer le Rhône. En 2019, j’ai présenté au festival Octobre Numérique un concert live un peu hasardeux à partir de ces premiers enregistrements, sur un bateau en mouvement sur le Rhône. En 2021, il y a eu trois live, dans le cadre d’un évènement du nom de Big torrent organisé par BIPOLAR, et une installation sonore pour 8 hauts parleurs dans le cadre d’Octobre Numérique 2020. J’ai aussi donné un atelier, une balade sonore le long le Rhône. C’était passionnant car il y avait des gens d’Arles, notamment un agriculteur, qui avaient énormément de choses à raconter. Ça donne l’occasion d’interagir avec des habitants, des gens proches du Rhône.

C’est intéressant de voir comment les habitants connaissent un Rhône tout à fait différent selon l’endroit où ils vivent. Je débute une résidence en Suisse à la Ferme-Asile à Sion, dans le Canton de Valais, en aval du Glacier. Là, l’idée est d’aller rencontrer les gens qui vivent au bord du Rhône depuis longtemps et de décrypter ce que cela signifie pour eux. J’aimerais faire la même chose sur le delta de Camargue. C’est un long travail de recherche, il y a beaucoup de choses à mettre en place avant d’y arriver. La finalité est une installation sonore pour trente-deux hauts parleurs, qui porte le nom de Métamorphoses.

Je ne sais pas encore si ce sera la dernière étape du projet, il pourrait évoluer indéfiniment. En tout cas l’objectif pour 2022 est cette installation, qui devrait être présentée à Lyon dans un lieu situé à la confluence. L’idée est de travailler avec plusieurs capteurs en temps réel à différents endroits sur le Rhône. Un live multiphonique sur lequel je travaille avec le vidéaste qui m’a accompagné sur le glacier est aussi prévu. Son travail vidéo suit une trame narrative, avec un personnage qui remonte le Rhône par tous les moyens possibles jusqu’à son glacier, transportant avec lui un bloc de glace. Le tout formera une sorte de cinérama avec une immersion à la fois visuelle et sonore dans le fleuve, trame narrative et philosophique s’entremêlant. Ce sera montré par la suite dans le cadre d’un plus gros évènement à nouveau organisé par BIPOLAR qui s’appellera Code Source, avec des concerts, des installations, des conférences, des tables rondes avec des chercheurs, des penseurs et des entomologistes.

Mais il n’y a pas de fin définie à ce projet. Il y a tellement à dire et tellement en jeu, ça pourrait aussi bien être le projet d’une vie entière.

Par Cléo Verstrepen pour DDA Contemporary Art / Ateliers Jeanne Barret

Vivre avec le trouble, Donna J. Haraway, trad. Vivien García, Les éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020. Première publication : Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, Durham and London, 2016.

Pour une écologie de l’attention, Yves Citton, Seuil, Paris, 2014.

DDA Contemporary Art
Galerie des bains douches, 35 rue de la bibliothèque, Marseille
www.diffusingdigitalart.org

Ateliers Jeanne Barret
5 boulevard de Sévigné, Marseille
www.jeannebarret.com

JULIE ROUSSE – BIOGRAPHIE
Née en 1979 à Paris. Vit et travaille à Marseille.
Artiste sonore, improvisatrice et compositrice électroacoustique, Julie Rousse est une phonographe passionnée constamment à la recherche de matières sonores, explorant avec des systèmes traditionnels et expérimentaux de capture du son, dans des contextes choisis et particuliers, urbains, naturels ou industriels.Dans sa pratique de l’improvisation libre, elle utilise sa collection sonore à l’aide d’une plateforme numérique de traitement du son en temps réel, fouillant la matière brute – intrusion dans le détail sonore – à la recherche de textures et de rythmes afin de créer des univers poétiques. Plus récemment, elle axe son travail sur la dimension physique et corporelle du musicien électronique, recherchant l’extension du terrain de jeu dans la performance scénique. Son travail de composition électroacoustique, inspiré par ses études en Scénographie à L’UQÀM, est à la recherche d’une relation entre l’Auditeur, l’Espace et le Rêve. Créant des univers fourmillants et immersifs, elle compose des pièces créées avec des sons enregistrés dans un lieu, à un moment spécifique afin être déployées pour un projet déterminé.

Lauréate du programme Hors Les Murs de l’Institut Français en Musique de Création (2015), elle effectue une recherche sonore dans le sud du Chili, dans une communauté autochtone autour du rituel et du rapport étroit qu’entretiennent les Mapuches avec la Nature. Son travail est soutenu par les CNCM de Marseille et de Reims. Avec Félicie d’Estienne d’Orves, elles créent EXO / Archéologie Spatio-Temporelle, une installation audiovisuelle monumentale, qui invite le spectateur à se tourner vers le ciel, contempler le ciel et écouter les compositions multiphoniques et spatialisées qu’elle a créées pour chacun des objets célestes pointés par les lasers de Félicie.

Depuis 2018 elle est basée à Marseille où elle vit et travaille. En 2020 elle intègre le collectif Les Ateliers Jeanne Barret où elle aura son atelier en tant qu’artiste associée.

Depuis 2001, elle a joué dans de nombreux lieux, festivals et événements, lors de performances sonores, en solo ou en collaboration avec des artistes de la scène expérimentale internationale.
On la retrouve notamment au Festival Les Musiques (Marseille ; 2018) ; Nuit Blanche (Paris ; 2005, 2011, 2015, 2018) ; Centre Pompidou (Paris ; 2017) ; Musée de l’Homme (Paris ; 2017) ; Festival REEVOX (Marseille ; 2016) ; Festival PiedNu (Le Havre ; 2015) ; Festival de Arte Sonoro Tsonami (Valparaiso, Chili ; 2013, 2015) ; Le Fest (Tunis, Tunisie ; 2011) ; Send and Receive (Winnipeg, Canada ; 2011) ; Suoni per il Popolo (Montréal, Canada ; 2002,2004) et dans bien d’autres lieux et évènements consacrés à la musique contemporaine, à l’art numérique et à l’expérimentation artistique. Ses pièces ont été publiées sur les labels Sub Rosa, TsukuBoshi, Zeromoon, NoType et diffusées sur les ondes d’Arte radio, France Culture et Radio Libertaire.

http://julie.la.rousse.free.fr http://soundcloud.com/juliethered