NADIA RUSSELL KISSOON, DEVENIRS-MONDES ET MACHINES DE CARE

NADIA RUSSELL KISSOON, DEVENIRS-MONDES ET MACHINES DE CARE

FOCUS / « Devenirs-mondes et machines de care »
Performance filmée de Nadia Russell Kissoon

Acte 1
Le 22 avril 2020
12min36

In Gossipium 4.0
Exposition d’Ema Eygreteau
18 février – 11 mai 2020

Tinbox Mobile Gallery
Nadia Russell Kissoon
Bordeaux – France

Image et montage : Maurine Lamotte

Acte 2
Le 27 mai 2020
Projet en cours

In « La chambre de Johann »
Œuvre in situ de Johann Bernard
À L’Agence Créative
Bordeaux – France

Avec la participation de : Nathalie Man, Noëlie Charles, Maurine Lamotte, Romane Thierry, Valérie Duchaillut  et Ema Eygreteau

Images : Maurine Lamotte & Nadia Russell Kissoon
Montage : Maurine Lamotte
©L’Agence Créative 2020

Devenir-mondes et machines de care

Comme pour la plupart d’entre nous l’annonce de la propagation du virus de la Covid-19 à l’échelle mondiale et de notre « confinement » le 17 mars 2020 en France ont dévié mon allure de « vie bonne ». La pandémie est arrivée peu de temps après le vernissage de l’exposition « Gossipium 4.0 » de l’artiste Ema Eygreteau dans ma galerie-oeuvre mobile « Tinbox » sur la Place Camille Jullian à Bordeaux. Alors que la plupart des galeries et musées du monde ont fermé leurs portes au public, « Tinbox » dont le slogan n’est autre que « Less is more »[1] et  « Life like art, art like life »[2] a résisté au confinement et son exposition est restée visible. À la première diffusion des images prises au microscope du virus de la Covid-19 au début de l’épidémie à Wuhan en Chine, la ressemblance entre sa forme avec sa couronne de piques et les sculptures textiles « Gossipium 4.0 » était frappante. Ema Eygreteau, artiste écoféministe et sans doute un peu sorcière, décrivait en décembre 2019 son exposition à venir avec ces mots: « Tinbox, milieu stérile, espace d’expérimentation sans régulateur de croissance devient le lieu de la mise en culture de cette étrange cellule. L’œuvre prolifère, se multiplie, se dissémine, échappant ainsi à tout contrôle…» Alors que le virus continue sa propagation « Gossipium 4.0 » d’Ema Eygreteau confinée dans « Tinbox » faisait et fait toujours au moment où j’écris ce texte un étrange effet de miroir avec ce réel digne d’un film de science-fiction. Il nous a fallu réinventer nos rythmes de vie enfermés entre les quatre murs de nos habitations aux conforts inégalitaires, à plusieurs ou seul, avec ou sans jardin et réapprendre à apprécier le silence et le chant des oiseaux. Travaillant déjà depuis longtemps à mon domicile, j’ai continué chaque jour à me rendre dans mon bureau seule et reliée aux autres par visio-conférence. J’ai repoussé ou annulé les expositions futures de L’Agence Créative dans le cadre de son programme « Il faut cultiver notre jardin » et j’ai prolongé pour un temps indéterminé l’exposition « Gossipium 4.0 ». 

Durant le confinement, je me suis installée dans la chambre attenante à mon bureau au rez-de-chaussée de la maison. Cette chambre baptisée « La Chambre de Johann » est une œuvre de l’artiste Johann Bernard. Alors que l’exposition « Gossipium 4.0 » était confinée dehors, j’étais moi-même confinée dans une œuvre. Cette œuvre in situ se compose d’un dessin mural d’« un paysage imaginaire d’atolls flottants propices aux rêves » et d’une moquette imitation herbe verte au sol créant le trouble entre le dedans et le dehors. Mon quotidien quand à lui était ponctué par les enfants, le potager, le poulailler, les séances en direct de yoga tous les matins à 9h avec Idan Kirshner un yogi Israélien – ces dernières ont pris une place majeure dans ma vie pendant le confinement – mais également par les courses alimentaires et la visite régulière à la galerie « Tinbox » munie de « l’attestation de déplacement dérogatoire » et toujours vêtue de la même combinaison noire intégrale devenue un costume pour affronter cet extérieur contagieux. À chaque retour à la maison elle était soigneusement accrochée à l’entrée transformée en sas de décontamination aux odeurs de gel hydroalcoolique et de javel. Le nettoyage régulier des poignets de portes, des interrupteurs, des plans et des sols occupait aussi de manière obsessionnelle une bonne partie de mes journées afin d’effacer la menace imperceptible.

Cependant, cette assignation à domicile, à la fois anxiogène et apaisante n’était pas la réalité de tout le monde. Ni pour les soignant.es, les docteur.es, les technicien.nes de surfaces, les éboueur.es, les caissier.es, ni pour les travailleur.es sociaux… « La crise due au coronavirus a mis en lumière les activités du soin et du service à l’autre, surtout exercées par des femmes socialement défavorisées »[3]. Pour reprendre le vocabulaire de « guerre » utilisé dès l’annonce du confinement par le président de la République française – qui a préféré une politique de guerre à une politique de care – beaucoup étaient « au front », pour soigner les malades, éviter la saturation des services de réanimation des hôpitaux et garantir le bon fonctionnement de notre société. Je me suis alors demandée, étant en bonne santé, ce que je pouvais faire de mon corps en dehors des séances de Yoga matinales en même temps que 500 autres terriens sur le globe – pour les autres – afin de participer à l’élan collectif des « makers » qui fabriquaient déjà des visières en 3D ou transformaient des masques de plongée Décathlon « Easybreath » en respirateurs. Malgré ma colère face aux violences d’un système patriarcal qui asservit et exploite en premier lieu les femmes et la plupart du temps les femmes racisées et invisibles qui sont placées en première ligne, au front du care, je me suis mise au bel ouvrage depuis ma chambre-œuvre d’art pour faire face à la pénurie de masques. Bien qu’étant totalement novice en la matière, j’ai déballé pour la première fois la machine à coudre offerte par ma grand-mère quelques années avant sa mort et j’ai commencé à en coudre frénétiquement afin de les distribuer aux amis, aux voisins et à des associations luttant chaque jour pour nourrir, soigner et loger les plus démunis et les premiers touchés par le virus et par « l’arrêt du monde ». J’ai consacré l’intégralité de la semaine de vacances de Pâques à cela, depuis « La chambre de Johann »  arrivant rapidement à la confection de 200 « masques aux normes Afnor » – symboles de la défaillance de l’État à protéger ses citoyens – du mensonge – et du démantèlement de l’hôpital et du système de santé publique par les différents gouvernements successifs. À 20h nous applaudissions le corps médical alors que ce dernier dans le cadre du mouvement social des gilets jaunes appelait de ses vœux une nouvelle forme de vie « et quand un mouvement social appelle de ses vœux une nouvelle forme de vie, une forme de vie vivable, alors il se doit, à ce moment-là, de mettre en acte les principes mêmes qu’il tente de réaliser. Et quand cela fonctionne, on trouve à l’œuvre dans de tels mouvements la transformation en acte performative de la démocratie radicale qui peut seule exprimer ce que pourrait vouloir dire mener une vie bonne au sens d’une vie vivable »[4]. Avec la « distanciation physique » imposée, le masque s’est transformé pour moi en objet symbole de lutte de « rapprochement social » me permettant de participer à l’effort de care à ma toute petite échelle. La distribution des masques est devenu un espace de liberté et de résistance, une manière de faire « barrière » aux restrictions de sorties de ma chambre avec attestation et à l’annonce comme une ritournelle des reprises de « clusters » et des prochaines « vagues » – la première, la seconde ou peut-être la troisième – de contamination par le virus dans l’attente du « déconfinement », des tests, d’une immunité collective et d’un vaccin. 

La corrélation esthétique évidente entre l’exposition « Gossipium 4.0 » de Ema Eygreteau dans « Tinbox », posée là sur cette place de Bordeaux comme un laboratoire à ciel ouvert et la pandémie du Coronavirus ainsi que mon confinement dans l’œuvre d’art « La chambre de Johann » de Johann Bernard furent une invitation non pas à chevaucher le tigre mais à réaliser un geste artistique exutoire. « Devenirs-mondes et machines de care » est une performance en deux actes prenant la forme d’un journal intime qui raconte mon vécu du confinement et ma vision d’un « Monde à l’arrêt » et une exploration complice des œuvres de ces deux artistes. Le premier acte, dans lequel je me mets en scène, a été filmé durant le confinement devant et dans l’exposition « Gossipium 4.0 » en présence de passants furtifs dans la ville, le deuxième acte, qui est en cours au moment ou j’écris ce texte, est un geste artistique post-confinement. J’invite des femmes que j’ai rencontré en leurs offrant un masque, mes collègues avec qui j’ai travaillé à distance pendant le confinement ainsi que des femmes qui ont comme moi suivi les cours de yoga en direct de Idan Kirshner – afin de rendre leur vie « vivable » et « bonne » durant la pandémie – à se réunir pour participer à une performance de respiration et de méditation dans « La chambre de Johann ».

« Devenirs-mondes et machines de care » est également une interrogation sur « le monde d’après ». Quel sera « le monde d’après »? Cette question revient en boucle depuis le début de la pandémie et du confinement vécu comme une trêve pour la planète et les espèces qui l’habitent. On sait aujourd’hui que nous vivons une extinction sans précédent du vivant. L’urgence climatique et la raréfaction des espaces viables auront dans un futur proche un impact majeur sur la survie de l’homme et de toutes les espèces bien plus grave que cette épidémie sur notre toute petite planète Terre. Cette Gaïa sur laquelle l’Homme vit de manière totalement inégalitaire et que l’espèce humaine est si encline à maltraiter et sur laquelle elle mène des guerres contre ses semblables, les autres espèces et les écosystèmes alors que ce virus met en exergue à quel point nous sommes tous interconnectés. « La crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde »[5]. Il est alors urgent de se demander « comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? une vie bonne « à l’intérieur d’un monde dans lequel la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre »[6]? Il est encore temps de reprendre nos marches pour le climat et les luttes éco-féministes mais surtout de commencer à faire la liste des activités dont nous nous sommes sentis privées par la crise actuelle[7], et dont nous avons pourtant réussi à nous dispenser, afin d’inventer de nouvelles économies de vies « vivables » re-territorialisées et re-centrées. « Si on est dans un monde éternel, il n’y a qu’à se laisser porter par les choses, on n’a pas à intervenir. Si au contraire on a le sens de la finitude, alors le problème se trouve reposé : qu’est-ce que je fais là dans le monde, je suis là pour un laps de temps donné, dans un contexte donné, qu’est-ce que je peux faire pour construire, reconstruire à la fois le monde et moi-même, à la fois le monde des valeurs et le monde des relations »[8]?

[1] Mies Van Der Rohe
[2] Allan Kaprow
[3] « Le souci de l’autre, un retour de l’éthique du “care” », article de Claire Legros, Le Monde du 01 mai 2020
[4] Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2014, traduit de l’anglais par Martin Rueff p.108
[5] « Où atterrir après la pandémie? » Un article, un questionnaire, et maintenant une plateforme par Bruno Latour 
http://www.bruno-latour.fr/node/851.html
[6] Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2014, traduit de l’anglais par Martin Rueff
[7] Répondre au questionnaire de Bruno Latour : https://ouatterrir.medialab.sciences-po.fr/#/
[8] « Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Éditions Lignes, IMEC, séries:  » Archives de la pensée critique « , 2013, P.96

Nadia Russell Kissoon
le 11 mai 2020
Jour du déconfinement

Texte et projet mis à jour 
le 18 mai 2020
Une semaine après le déconfinement 

Devenir-mondes et machines de care
©L’Agence Créative 2020

« Gossipium 3.0 » d’Ema Eygreteau, Galerie « Tinbox » à l’occasion de la Biennale Organo aux Vivres de l’art à Bordeaux, 2019 

« Gossipium 4.0 » d’Ema Eygreteau, Galerie « Tinbox »
Place Camille Jullian à Bordeaux – France, 2020 

« Gossipium 5.0 » d’Ema Eygreteau, Galerie « Tinbox », du 17 mars au 11 mai 2021