LI CHEVALIER

LI CHEVALIER

PORTRAIT D’ARTISTE / Li Chevalier
portrait réalisé à l’occasion de l’exposition « Les paysages de l’âme – La peinture chinoise de paysage moderne et contemporaine », jusqu’au 13 février 2022, Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice

Par Valérie Toubas et Daniel Guionnet
fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

Voici, déclare le peintre, de quoi mon monde est composé ; 
une quantité de ciel, une quantité de terre et une quantité de choses animées.
Mark Rothko, Écrits sur l’art 1934-1969

Aborder la peinture de paysage en contemplant les œuvres de Li Chevalier permet de comprendre toute la complexité que ce genre recèle. Le paysage n’est pas simplement, pour reprendre un lieu commun, une extension de l’âme du peintre, une surface où s’épanche l’émotion. Espace ouvert propre à accueillir chacun dans sa profondeur, il est d’abord l’expression d’un « Vide» permettant la circulation des souffles vitaux de l’univers. Il recèle une infinité de vies invisibles, contient toutes les fureurs atmosphériques, mais aussi tous les possibles de l’existence. Aucune page n’est vraiment blanche, car le monde est à réinventer sans cesse, par le geste et par le regard. Une mission dont Li Chevalier, en tant qu’artiste se charge pour nous comme en témoignent les œuvres présentées en ce moment au Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice2.

Dans son atelier, à plat à même le sol, Li Chevalier mêle les éléments fondateurs du monde, l’eau et la matière, en les faisant se répandre sur la toile. Elle déverse ce plein comme elle verse sa propre énergie. Comme le feu central agite la surface de la terre, elle bascule la toile pour que toute sa surface s’imprègne de peinture et d’encre de chine. L’air solidifie la surface lui donnant l’aspect d’une peau vivante et sensible à la lumière. Elle nous fait comprendre le rôle même de l’artiste qui définit notre rapport au monde et aux éléments. Li Chevalier insuffle cette encre sur le papier qui devient poudre compacte façonnant des vallons jusqu’à devenir montagne, ou poussière suffisamment légère pour devenir nuage. L’encre prend une couleur cendre et devient parfois mélancolie. Une relation qui trouve son expression dans cette inscription fondamentale de l’humanité dans une nature qui lui a donné les conditions favorables pour son existence. 

L’esprit, affranchi du corps, est sensé parcourir sans effort et presque instantanément les différents mondes naturels et surnaturels, avant de réintégrer son enveloppe.
Roger Caillois, Pierres

Li Chevalier travaille ce limon fait de sable et de quartz dont les cristaux, en absorbant et réverbérant la lumière, donnent vie à la matière. Elle nous amène sur des terres nouvelles, qui n’existent que par l’esprit de l’homme, encore indemnes, telle les terres martiennes imaginées par Ray Bradbury, des apports des sciences et des darwinismes3. Des territoires sur lesquels la perception passe, non pas par une approche réduite à une rationalité méthodique, mais par une respiration profonde qui donne au corps l’impression d’être saisi dans leur souffle. Li Chevalier rend possible l’extase première, ce lien transcendant qui fait que le corps appartient à l’espace, à ce « jardin cosmique4 » dont il devient lui-même une parcelle et dans lequel il est enfin possible de coexister. 

Les paysages de Li Chevalier portent en eux une multitude de dualités et par là-même une infinité d’équilibres, tous nécessaires au vivant. Serait-il en effet possible qu’il existe de vie sans ces oppositions qui font que toute chose lutte pour sa prédominance ? Matériel et immatériel ne se régénèrent-ils pas l’un de l’autre ? Inondation et assèchement ne tempèrent-ils pas chaque saison ? Les peintures de Li Chevalier sont le théâtre de cette dualité de vie et de mort, l’arène de ces confrontations où peut naître une forme de sérénité indispensable à un développement harmonieux de la vie. Sait-on de quelles forces vaincues les formes dessinées sont-elles l’empreinte ? Le paysage vit, évolue, s’ouvre à la lumière ou se plie à l’obscurité. L’intensité de l’encre de Chine permet cette variation dans l’intensité du noir, se fermant définitivement au regard et condamnant toute forme de vie, ou laissant intact l’éclat lumineux de la réserve de papier. L’encre est porteuse de ces « infinies nuances de la nature5 » où la vie peut encore s’affirmer, s’y développer comme sur un terrain fertile, dans le bassin onctueux d’une boite de pétri ou sur la terre cultivée. Une moisson de points scintillants qui, tous unis dans leur force à l’inverse de ce terrain boueux dans lequel Goya enlise ses combattants, anime la toile de l’intérieur comme un organisme.

Des golfes s’élargissent
J’assiste à la présentation du « penser »
Les flots de la nuit glissent en plein jour

Ouverture.

Ouverture

Avec une avalanche de douceur
on entend la nature respirer

Henri Michaux, Glissement (extrait)

Ces espaces-paysages nourris par les nombreuses expositions et résidences artistiques à Paris, Rome ou Shanghai auxquelles Li Chevalier a participé, rendent compte de son intérêt pour les expérimentations plastiques contemporaines et s’ouvrent ainsi à d’autres lectures. Si certains y voient une relation respectueuse avec les œuvres de Zao Wou-ki dans cette manière de restituer la force émotionnelle que suscite la contemplation d’un paysage, Li Chevalier élargie sa pensée à des conceptions, tout comme lui au milieu du XXe siècle, aux mouvements artistiques contemporains. Elle est notamment sensible aux travaux d’artistes minimaux comme Franz Kline dans la recherche de profondeur, ou encore ceux d’Anselm Kiefer dans le rapport de l’homme avec la nature. Une relation qui implique le spectateur dans un flot de sentiments, parfois tourmentés, aussi inconfortables qu’attirants et dont l’intensité « provoque dans l’âme des vibrations d’une résonance pure7

Les œuvres de Li Chevalier sont des remémorations, des incantations, des prophéties, elles ne se laissent pas impunément envisager sans engager le devenir de celles et ceux qui les regardent. Par son travail avec l’encre de chine, elle explore l’obscurité pour mieux l’éclairer. Les vallonnements, la distance séparant l’horizon, ce point où fusionne le ciel avec la terre, ouvrent sur le temps corruptible ou sur une éternité. Des espaces pouvant aussi mener aux portes, le Tori ou le Pai Lou chinois, comme une démarcation entre les mondes physiques et spirituels. Réside dans cette écriture poétique du temps de Li Chevalier, une part calligraphique qui raconte ce passage permanent d’un état à l’autre, où l’être, comme le papier, absorbe les aléas de la vie, les périodes de souffrance tout comme les joies. L’artiste nous rappelle que « cet esprit brumeux » conditionne notre existence, et que de lui nous est donné la beauté. La finitude, la compréhension, correspondent inéluctablement à l’anéantissement. Seul compte le devenir dans le cheminement vers l’avant, comparable à celui de la composition des toiles, sans possible retour en arrière, où il n’est pas possible de rattraper l’écoulement de l’encre sur le papier. 

Valérie Toubas et Daniel Guionnet
fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

1 – « Ainsi dans la réalisation d’un tableau, le Vide intervient à tous les niveaux, depuis les traits de base jusqu’à la composition d’ensemble. Il est signe parmi les signes, assurant au système pictural son efficace et son unité. » François Cheng, Vide et plein, Le Langage pictural chinois, Coll. Essais, Edition du Seuil, 1991.
2 – Exposition « Les paysages de l’âme – La peinture chinoise de paysage moderne et contemporaine », commissariat Adrien Bossard et Sabine Vazieux, avec Zao Wou-Ki 赵无极, Chu Teh-Chun 朱德群, Li Chevalier 詩蓝, Hu Chi-Chung 胡奇中, Fong Chung-Ray 馮鍾睿, Chuang Che 莊喆, Wucius Wong 王無邪, Hsiao Ming-Hsien 蕭明賢, Zheng Chongbin 郑重宾, Rao Fu 傅饶, Yang Yongliang 楊泳樑, du 13 novembre 2021 au 13 février 2022, Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice.
3 – Ray Bradbury, Chroniques martiennes, Collection Folio SF, éditions Denoël, 1946-1958.
4 – « Le dernier des Song du Nord rassembla de nombreuses pierres dans un jardin cosmique. Ce parc passait pour une diagramme complet de l’univers visible et invisible. » Roger Caillois, Pierres, Coll. Poésie, éditions Gallimard, 1966.
5 – François Cheng, Vide et plein, Le Langage pictural chinois, Coll. Essais, Edition du Seuil, 1991.
6 – Michel Serres, Le Contrat naturel, Coll. Champs, éditions Flammarion, 1990.
7 – Vladimir Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Coll. folio essais, Editions Denoël, 1954.

exposition « Les paysages de l'âme – La peinture chinoise de paysage moderne et contemporaine »
exposition « Les paysages de l’âme – La peinture chinoise de paysage moderne et contemporaine »
Li Chevalier, Gone with the wind 185 x 185 cm
Li Chevalier, Gone with the wind 185 x 185 cm
Li Chevalier, The Transfigured night, 150 x 150 cm
Li Chevalier, The Transfigured night, 150 x 150 cm
Li Chevalier, The world as will and as representation
Li Chevalier, The world as will and as representation
De gauche à droite : Li Chevalier - Zao Wou-Ki - Chu Teh-Chun
De gauche à droite : Li Chevalier – Zao Wou-Ki – Chu Teh-Chun