PRÉSAGES

PRÉSAGES

Valentin Martre, Carcasse, 2018

EN DIRECT / EXPOSITION COLLECTIVE PRÉSAGES
PAR LAUREEN PICAUT

DANS LE CADRE DE COOPÉRATIVE CURATORIALE HORS LES PAGES…

Exposition collective – Mars 2019 – Lieu Multiple Montpellier
Avec Geoffrey Badel, Simon Berthezene et David Bonnet, Elsa BrèsGuilhem Causse, Margaux Fontaine, Valentin Martre et Chloé Viton.
Commissariat Laureen Picaut

L’exposition collective Présages présente les travaux de sept artistes qui proposent des œuvres s’inscrivant dans une perspective évolutive. Pareilles à des présages, elles sont les reflets d’un paradoxe inéluctable qui se concrétise dans l’altération de la matière, des augures dans un moment d’entre-deux, un instant t, où un probable effondrement de notre société actuelle est pressenti. Devenant refuges métaphoriques de la pensée des artistes, l’imaginaire sollicité devient prédiction, nouvelle vision esthétique du monde. Telles des prodromes1, elles s’érigent comme signes évocateurs d’un dénouement pour traduire un monde en devenir et se révèlent être un point de tension catalyseur d’un discours collapsologique2. De par une critique exprimée, un intérêt pour les fictions d’anticipation dystopiques ou une sensibilité envers des mondes parallèles, ces oeuvres créent des ecosystèmes post-apocalyptiques. Elles sont des exutoires et des remèdes de pensée substitués à l’expérience quotidienne. Geoffrey Badel, Simon Berthezene, Elsa Brès, Guilhem Causse, Margaux Fontaine, Valentin Martre et Chloé Viton rendent compte d’une forme de solastalgie – un néologisme théorisé par le philosophe australien Glenn Albrecht et mentionné dans l’article « Solastalgia : the distress caused by environmental change » – qui induit le « désarroi nostalgique qui saisit l’humain lorsque vient à manquer un lieu de réconfort en partie dans le cas de la dégradation environnementale3. » Ce phénomène vient se concrétiser dans ces formes altérées qui émergent, elles sont porteuses d’une vision anticipée sur l’après, celle d’un ailleurs temporel matérialisé. Cependant, le récit énoncé ne dégage pas essentiellement un discours délétère, puisque ces artistes considèrent le futur dès à présent, comme un présage devenant point de bascule entre le tragique et la libération.

Telle une forme utopique, la pratique profondément spirituelle et sensible de Geoffrey Badel se cristallise dans un univers qui tend à dissoudre une unique véracité. Un écho sourd, feutré et dissimulé semble s’évaporer de ses œuvres, s’ériger en refuge magnétique de sa pensée, sortir l’indicible du silence. À travers la figure du prestidigitateur, l’invisible devient postulat, matière, et texture pour s’ériger comme normalité. L’illusion chimérique et fantasmagorique apparaît révéler les visions de l’artiste, pour lui : « questionner le paranormal, c’est montrer qu’il y a des ailleurs possibles. » Une impression de clair-obscur s’appose sur ses œuvres, révélant, l’espace d’un instant, une recherche d’équilibre qui se concrétise avec la photographie Résurgence où l’artiste « s’est immergé dans l’eau saumâtre jusqu’à ne plus pouvoir toucher le fond pour ainsi lever la main hors de l’eau. » Transposée en tant que récit d’une mémoire collective, la main de l’artiste devient l’antenne qui restituera les paroles d’un autre monde, d’une autre temporalité. Geoffrey Badel, plongé dans l’eau du Gouffre de l’Œil Doux, se laisse porter par une pensée magique, un ailleurs devenant anormalement rassurant, une porte de sortie vers l’Autre Monde.

Aux antipodes d’une recherche de perfection graphique, les vidéos de Simon Berthezene semblent défaillantes et sont comme des réflecteurs d’un cycle prenant fin. Son travail, nourri d’un goût pout le cinéma d’anticipation dystopique et post-apocalyptique, se concrétise dans son utilisation répétitive de glitch ; ses vidéos sont ponctuées de « bugs volontaires pour révéler un système qui n’est pas infaillible et qui a ses limites. » Alter ego matériel de l’ordre dominant la vallée, le monolithe est au cœur d’une boucle incessante où les paysages visibles ne cessent de se répéter infiniment du lever au coucher du soleil dans un bruit sourd et permanent, tandis que l’objet central apparaît inerte. Ainsi, le monolithe interpelle par son impénétrabilité et par l’interrogation même qu’il suppose : faut-il s’inquiéter ou se réjouir de son apparition ? La lumière portée sur une face de l’objet lui confère un particularisme divin et une portée ésotérique. L’esthétique lisse de la forme géométrique s’oppose aux éléments naturels en arrière-plan ; ils apparaissent déchainés, prêts à faillir ; est-ce la fin de toute chose qui est évoquée ou le début d’un nouveau cycle ? Hegel affirmait que « notre temps est un temps de gestation et de transition à une nouvelle période4 » et l’œuvre Monolithe co-réalisée avec David Bonneten référence au film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick – semble résonner avec une préoccupation qui traverse les époques : nous reste-t-il encore du temps ?  

Création d’autres mondes, d’autres temporalités, c’est par l’objet considéré comme fiction qu’Elsa Brès commente la capacité destructrice de l’humain. À travers la narration d’une histoire, elle entend « recomposer des mondes » en dévoilant d’existantes artificialités. Le film Love canal réalisé dans le bassin minier de Lens, est emprunt d’une ambiguïté qui interroge inévitablement les paysages à l’œuvre : sont-ils naturels ou construits par l’artiste ? Ce questionnement du regard paraît résonner dans le travail sculptural d’Elsa Brès où les débris, ancrés dans le réel par leur matérialité, par leur constitution même, sont les témoins des « brisures à l’œuvre, celle que la technique fait subir aux roches, aux pierres, au monde lui-même5. » Les paysages étranges et abandonnés filmés par l’artiste forment un labyrinthe topographique qu’elle s’applique à retracer grâce au montage bout à bout. Les débris récupérés sont au cœur de la fiction et sont pour l’artiste des « artefacts arrachés du paysage » qui seront transformés ou non à la suite du prélèvement. La démarche prospective devient ritualité, certains des objets récupérés semblent vidés de leur valeur esthétique, n’en reste plus que le souvenir du passage de l’humain. Ils sont les oracles du monde futur. Tels des objets rappelant des paysages éteints, les sculptures d’Elsa Brès deviennent conscience nouvelle du monde, utopies évidentes et visions des possibilités de l’après.

Un commencement, mais pas de fin, tel est le credo de Guilhem Causse qui étudie le squelette musical pour percevoir la temporalité d’une nouvelle manière. Pour lui, la création d’univers sonores se concrétise dans la répétition et les infinies possibilités qu’elle implique. Ce phénomène cyclique entraîne l’oubli de toute temporalité, il est « comme une beauté insaisissable » pour l’artiste. Son processus de recherche l’amène à penser sa production sonore de manière contextuelle où l’effet de boucle se lie à une recherche de perfection musicale, qui se traduirait dans la production d’un son dont on ne se lasserait pas. Ses influences sont plurielles, elles vont de la techno primitive aux pratiques expérimentales. Pour le vernissage de l’exposition, il proposera une performance sonore qui immergera le spectateur dans un bruissement constant créant ainsi un lien audible avec la notion d’effondrement. L’influence primordiale de sa pratique artistique se matérialise dans les romans de science-fiction. Il explique dans sa nouvelle Le vaisseau ellipsoïdal à deux anneaux : « j’aimerais quant à moi amener ma pierre à l’édifice, en imaginant dans les limites de mon imagination, un avenir à la fois cohérent et cinglé, à travers les hommes et la technologie. Les romans de science-fiction nous poussent à réfléchir au-delà de l’existant, pour nous heurter au mur de nos connaissances. Nous rebondissons vaillamment et avec grâce, pour parfois raconter le passé, ou une vision augmentée de notre présent6. »

Pareils à des cris de rages, les masques de la série Opéra sont le résultat de grimaces réalisées par Margaux Fontaine après avoir peint son visage avec de la peinture acrylique. Les traits physiques de l’artiste semblent avoir disparu sous la puissance du traitement pictural. Ils ont à présent une ardeur baroque ; les expressions volontairement exagérées se dissipent pour exprimer la symbolique d’un combat, d’une desiderata. Ces masques proches de l’ornemental ont l’aura du primitif et semblent être les porteurs d’un message empli de sens. Volontairement modifiés, ils apparaissent travaillés pour évoquer une émotion sensible, une colère, celle de la flamme qui brûle. L’essence de la pratique de l’artiste se situe dans une collision de deux aspects en apparence opposés. À travers une bataille contemplative, l’antinomie est exprimée par une rencontre impliquant une relation de complémentarité : la féminité et la masculinité toutes deux transcendées en un paradoxe. L’artiste vient apposer sur ces masques des objets tels que des embrases de rideau, des pierres, des grelots, des perles à coller, des cheveux synthétiques traduisant son goût pour le vintage et le rococo. Ces masques sont une manière d’évoquer une image nouvelle liée à une tradition ancestrale ; ils œuvrent en tant que mythologies contemporaines. L’artiste réalise également des peintures représentant des femmes et hommes stylisé-es. Pour celles-ci, elle s’inspire de photographies d’Instagram et ajoute une marque, un signe distinctif : un tatouage peint sur leur visage tisse un lien avec leurs racines, comme une empreinte indélébile qui ne serait plus dissimulée.

Le travail de Valentin Martre, proche de la dissection, interroge nos sociétés contemporaines dans leur aspect le plus contestable. L’œuvre Carcasse, semblable à un parchemin imprimé d’une nouvelle forme d’écriture technologique, conte avec éloquence le récit d’une défaite, d’une débâcle devenant la trace même d’une industrialisation poussée à son paroxysme. Pour réaliser cette pièce, l’artiste a récupéré des circuits imprimés d’ordinateurs dans des déchetteries industrielles. La genèse de son travail prend forme avec les matériaux qu’il utilise, ils impliquent une portée critique et sont à concevoir comme empreintes de notre monde. La dissection opérée ici paraît d’une complexité quasi chirurgicale et permet de mettre en lumière les déboires industriels. Accrochée avec des simples aiguilles à tricot comme sur le tableau en liège d’un commissariat, l’œuvre Carcasse est une prise de conscience, le miroir de nos prétendues « humanités ». Condamnées métaphoriquement par la trace écrite, les activités humaines sont épinglées et critiquées par la force esthétique de cette pièce. 

Telles des créatures autonomes, analogues à des formes de vie instinctives, les œuvres de Chloé Viton inanimées et sans vie, évoquent étrangement une nouvelle forme d’humanité. Des visions contradictoires apparaissent pour se cristalliser dans une évidence : les organismes esthétiquement proches d’un monde microscopique augmenté n’ont pas les particularités du vivant mais semblent pour autant constituer leur propre habitat ; ils forment un environnement par leurs interactions sensibles. Une végétation artificielle s’étend dans l’espace de manière récurrente ; ces espèces inconnues semblent se propager et se reproduire de manière obsessionnelle et primitive ; elles recréent un espace vivant par leur propre adaptation organique. L’œuvre Écosystême dégage incontestablement l’essence du vivant. Pour l’artiste, inventer un autre monde est un besoin : « d’une certaine manière, je préfère avoir mes habitants et mes espèces, plutôt que de voir l’humanité certaines fois. Je ne peux rien faire de plus qu’inventer des choses » explique-t-elle. Ainsi, les œuvres de Chloé Viton semblent cohabiter pacifiquement et, d’ores et déjà, constituer un nouveau « mode d’être » en accord avec le monde, elles sont des « entités vivantes », les symboles d’un monde en devenir.

1 Signe annonciateur marquant le début de quelque chose.
2 SERVIGNE, Pablo, STEVENS, Raphaël, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, 2015 : « la collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus. »
3 ALBRECHT, Glenn, « Solastalgia : the distress caused by environmental change », Australasian Psychiatry, février 2007, p.45 : « solastalgia is the pain or sickness caused by the loss or lack of solace and the sense of isolation connected to the present state of one’s home and territory. »
4 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La phénoménologie de l’esprit [1977], Édition Montaigne, Paris, p.12.
5 HAENEL, Yannick, texte publié dans le catalogue Panorama 19.
6 CAUSSE, Guilhem, Le vaisseau ellipsoïdal à deux anneaux, Préface, École supérieure des Beaux-Arts de Montpellier, 2017.

Laureen Picaut, commissaire de l’exposition.