Elisa Pône et Julien Perez

Elisa Pône et Julien Perez

Vue de l’exposition « À la vague suivante que la suivante efface », Élisa Pône, BBB centre d’art, 2021. Commissaire : Marie Bechetoille. Photo : Édouard Decam. Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein

ENTRETIEN / Elisa Pône et Julien Perez à propos de l’exposition ARDER HAVIR jusqu’au 09 juillet 2022 au Centre d’art de L’Onde, Vélizy-Villacoublay

Excès

L’exposition ARDER HAVIR au Centre d’art de L’Onde est née d’une volonté de créer un croisement entre deux artistes et entre des disciplines musicales et visuelles. Fidèle aux missions et au projet transdisciplinaire de L’Onde, nous proposons ici une rencontre entre les œuvres des artistes Julien Perez et Elisa Pône. C’est dans l’échange entre des pratiques, des perceptions et des histoires, qu’est né un désir de collaboration inédit et surprenant. Les artistes échangent, dans cet entretien, avec Léo Guy-Denarcy, responsable du Centre d’art. Il racontent l’élaboration de cette exposition et leurs approches de la scénographie. 

Léo Guy-Denarcy: Vous avez tous deux des activités de musiciens et de plasticiens. Comment s’articulent ces pratiques dans votre travail et comment les avez-vous pensé pour cette exposition ? 

Julien Perez : Concernant le rapport musique – art plastique, je m’intéresse de mon côté, et depuis un moment, à l’idée de synesthésie, c’est à dire la transposition d’un médium à un autre. C’était déjà le cas quand j’ai fait le projet Un album de collection avec le Frac Île-de-France, lequel consistait à traduire en musique des œuvres de la collection franiclienne, une sorte de tentative de commissariat par la chanson. J’aime l’idée que la transposition est nécessairement univoque et qu’elle induit la mise en place de stratégies d’équivalences. Pour ARDER HAVIR, j’ai essayé d’accomplir le chemin inverse : traduire de façon plastique le processus de composition d’un album.

Elisa Pône : De mon côté je dirais que j’ai plutôt une approche « matiériste » de la musique. J’enregistre des sons sur le terrain que je retravaille, transforme et associe à d’autres textures sonores. J’adore le mixage, travailler les niveaux, les interactions. C’est comme un travail d’atelier, et l’on peut y voir, en effet, une forme de plasticité de la musique. J’ai commencé à jouer sur le tard, à l’invitation d’un ami cher qui montait un groupe. Je n’ai jamais gagné les compétences véritables d’une instrumentiste et n’en ai pas la discipline. Je compose aujourd’hui principalement seule et au rythme de mes projets et expositions ; les deux pratiques se confondent. Ce qui sépare les deux champs je crois, ce n’est pas tant l’approche artistique que les circuits de production et de diffusion qui se sont structurés très différemment. Si d’une certaine manière sont maintenu séparé une musique plasticienne et un versant sonore de la musique alors je fais « du son », et pas de la musique.    

LGD : Ceci explique peut-être cela ! C’est intéressant cette dimension « matiériste » que tu évoques ici. En effet, vous avez tout deux souhaité travailler sur « l’informe » pour ARDER HAVIR, j’y vois, pour ma part, une recherche d’indéfinition. Est-ce juste ?

JP : Pour ce qui est de l’informe, l’idée de la matière visqueuse et réfléchissante qui se répand dans l’espace d’exposition et crée du lien entre nos productions a rapidement émergé. On s’est retrouvé autour des références esthétiques pour certaines des plus joyeuses : marée noire, glue, mercure… Blague à part, je crois qu’on a reconnu chacun chez l’autre, l’envie de jouer avec une matière trouble et ambivalente et j’espère que l’on arrivera à concocter la bonne recette pour produire cette sensation d’indécidable, entre le miroir et le trou noir.

LGD : Je vois pour l’enthousiasme des références ! Néanmoins, une forte dimension nostalgique rejoint, selon moi, vos approches de la musique et souvent plastique. Un regard vers l’enfance peut être marqué aussi par ce rapport à un « temps suspendu ». Cela pourrait être lié à mon approche personnelle de vos œuvres mais j’y verrai comme une capacité à jouer avec les sentiments de l’auditeur ou du spectateur. Je me trompe?

EP : Pour ma part, Je n’ai pas pour objectif de déclencher ou de jouer avec les émotions des auditeurs ou des spectateurs. Je crois que ce serait comme travailler à l’envers et qui plus est sur des bases qui ne m’appartiennent pas. J’essaye donc de tenir une certaine justesse, et d’entretenir une tension qui a à voir avec les objets et situations qui me touchent et qui sont le plus souvent ambivalents. 

Je travaille par exemple avec les feux d’artifices qui sont des agents de transformation très efficaces. Ils portent en eux : un avant, un après et un potentiel. Ils sont à la fois des signes de célébration et qui offrent des fonctionnalités tout à fait adaptées à des usages répréhensibles. 

Quand à la nostalgie dont nous parlions auparavant Greil Marcus1 en parle ici magnifiquement : « La musique cherche à changer la vie; la vie continue; laissant la musique derrière elle, et c’est ça qui est intéressant », dans Lipstick Traces, Une histoire secrete du vingtième siècle (1989). 

LGD : Mais il parle de Johnny Rotten2 ici et d’une grosse gueule de bois.


EP : Il parle d’un foudroiement qui n’a pas suffi à changer le monde : le premier concert des Sex Pistols. Dans son livre il relie l’évènement aux mouvements artistiques Dada et Situationnistes ainsi qu’aux hérésies du XVIIeme siècle. 

C’est ce double mouvement de la perte (« laisser derrière ») et des liaisons qu’il opère à grands sauts que je trouve magnifique. Embrasser dans le même moment la mémoire, la perte et l’inscription. Ce qui m’intéresse c’est d’essayer de tenir plusieurs choses à la fois et de ne pas gommer les mouvements contradictoires. 

Ainsi, pour ma vidéo Os Estimados, nous avons filmé avec un miroir qui occupe la moitié du cadre face à la caméra. Il y a un partage d’écran entre ce qui est devant nous et ce qui est derrière ou autour. Nous filmons dans un refuge, une association qui recueille et soigne des animaux de compagnie qu’on appelle en Portugais animaux d’estimação [d’estime]. C’est un lieu visiblement chargé de la complexité de sa vocation et de son économie. 

LGD : C’est intéressant que tu parles ici de Greil Marcus car vos travaux font souvent se croiser « culture savante » et « culture populaire » on parle aussi parfois du high et du low. Comment percevez-vous cette l’articulation des deux dans vos travaux ? 

JP : A propos de la distinction culture populaire / culture savante, cela fait un moment me semble-t-il qu’elle est brouillée et perméable et cela en conservant cette dimension des mouvements contradictoires qu’Elisa présente. Plus précisément, ce qui m’importe dans ma pratique, c’est de partir d’archétypes, de formes qui me paraissent appartenir à l’inconscient collectif, et de tordre ces formes pour les rendre étranges et retorses. C’est le cas de la figure du méchant qui est au cœur du projet Rex présenté à l’Onde et initié à Lafayette Anticipations.  J’ai tout d’abord voulu explorer cet archétype en demandant à vingt personnes d’horizons variés de me conter une histoire de méchanceté subie. Puis, je me suis mis à composer un album de chansons en essayant de me mettre dans la peau d’un méchant, peut-être le méchant qu’il était possible d’imaginer à partir de ces 20 récits, comme si tout le monde témoignait de la même personne et en dressait le portrait par touches. Rex est construit par cette tension entre les témoignages recueillis qui constituent une matière documentaire et les actes d’écriture et de composition qui s’emparent de cette matière documentaire comme une pâte à modeler.  Dans ma proposition, ces deux dimensions coexistent, parfois sous la forme d’une cohabitation, parfois de manière plus conflictuelle. Le documentaire paraît sous influence, prêtant le flanc à un basculement dans la fiction, les chansons semblent moins émaner de la volonté et de l’imaginaire omnipotents d’un auteur-compositeur que d’une somme d’expériences vécues par une multitude de protagonistes. Cela pose d’une certaine manière la question du statut de l’auteur, sa pluralité et un recherche sur le partage d’autorité dans la fiction.

LGD : On revient, d’une certaine manière à cette question de comment les histoires, les narratifs, influencent nos modes de vie. Cela est bien raconté par Vladimir Propp3 avec Travelling With Narratives et On the Origine of Stories, Evolution, Cognition and Fiction de Brian Boyd qui dévoile le lien entre développement cognitif et structures narratives, ou comment les histoires influencent notre comportement. C’est une façon de nous poser comme des machines pensantes, réflexive et chargée d’une énergie fictionnelle.

EP : Nous le percevons plus fort que jamais ces dernières années avec les clivages générés par les différents courants d’information auxquels nous sommes, volontairement ou non, exposés. Notre besoin de « faire sens de tout » me semble assez caractéristique de notre espèce. Dans mon travail, je ne m’intéresse pas tellement à la narration au sens strict, ni même à la fiction. On entre dans mes films comme dans la plupart de mes œuvres par le milieu. Aussi j’envisage les objets qui m’occupent de manière assez frontale. Je n’essaye pas de les définir mais part plutôt du postulat qu’ils sont déjà déterminés par l’observateur. Je ne fais que leur donner une direction, une dynamique. 

Dans la vidéo que je présente au Centre d’art, je me suis saisie d’un lieu et de son activité. Le dispositif en miroir qui mets deux pans d’un même lieu en « côte à côte » constant est déjà suffisamment bavard. La situation s’enrichie d’elle-même par les indices et les rebonds du montage. C’est ce que tu dis Léo je crois quand tu parles « d’énergie fictionnelle ». C’est un flux qu’une étincelle suffit à activer. 

Les flaques visqueuses et réfléchissante conçues ensemble avec Julien viendront relier nos travaux. Elles sont aussi une zone de dilution de « l’auteurité ».

Cette fois-ci c’est Giorgio Agamben4 dans son essai Quest-ce que lacte de création, que je souhaiterai citer : « L’élément authentiquement philosophique contenu dans une œuvre (…) est sa capacité à développer quelque chose qui est resté dans l’ombre et qu’il s’agit de savoir trouver et saisir. […] Si l’on suit jusqu’au bout ce principe méthodologique, on arrive fatalement à un point où il est impossible de distinguer ce qui nous appartient et ce qui appartient à l’auteur de ce que nous sommes en train de lire. Rejoindre cette zone impersonnelle d’indifférence, où tout nom propre, tout droit d’auteur, toute prétention d’originalité se vident de sens, me remplit de joie. » Je suis complètement fan de l’idée que ça le rende joyeux !

JP : Pour poursuivre vos réflexions, j’ajouterai que si le but n’est pas de déclencher chez le spectateur des émotions pré-définies, il n’en demeure pas moins essentiel, à mon sens, de le mettre dans les dispositions pour que cette « étincelle » dont parle Elisa puisse advenir. L’exposition renvoie à une préparation : préparation du lieu dans lequel les œuvres vont être montrées et préparation du mode de relation des œuvres entre elles, plus ou moins cloisonnées, plus ou moins perméable. Et on rejoint à cet endroit l’idée de la recette avec ses transformations, ses assemblages, ses modes de cuissons. Je pense que pour ARDER HAVIR, nous avons pris le parti de la porosité et de la contamination.

1 Greil Marcus (1945) est un essayiste et critique rock américain. 
2 De son vrai nom John Lydon (1956) est le chanteur des Sex Pistols
3 Vladimir Propp (1895 -1970) est un anthropologue, linguiste, écrivain connu pour ses études des contes merveilleux russes. 
4 Création et anarchie, L’oeuvre à l’âge de la religion capitaliste, 2017, Giorgio Agamben (1942) est un philosophe italien.

Exposition du samedi 23 avril au samedi 9 juillet 2022

AUTOUR DE L’EXPOSITION
– Vernissage > samedi 23 avril│15h
navette gratuite depuis Paris-La Concorde
info-réservation

– Atelier-goûter en famille > mercredi 27 avril│15 h
réserver

– Sound of music : Regards croisés > mardi 21 juin│18h
suivi d’une Performance musicale d’Élisa Pône et Julien Perez
réserver

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