Delphine Sandoz : Album de famille.

Delphine Sandoz : Album de famille.

Portrait magnétique
par John Lippens

03.10.2017 : suicide de sa fille Zoé
22.06.2018 : ablation d’un lobe pulmonaire

Delphine Sandoz

Depuis, la page Facebook de Delphine Sandoz est devenue un carnet extime. Ecrits et peintures d’après la mort. D’après la maladie, qui n’autorise ni gestes amples, ni port de charges. Les formats se resserrent et adoptent la taille de vieux albums de famille. Des œuvres recouvrantes qui suturent la chair déchirée par les traumas. Dans cette reconquête de soi (mais qu’est-ce que soi ?), l’autre est convoqué. Elle peint, elle écrit, elle poste. Les autres commentent, encouragent, interprètent, s’indignent. Cela circule. Les réseaux sociaux sont des galeries 2.0 et l’œuvre s’y déploie dans sa spécificité d’image commentée. Delphine n’est pas seule. Comme elle ne l’est d’ailleurs pas dans la vraie vie. 

« Jusqu’à ce que le manque en ait assez.
Jusqu’à ce que les nuits se lèvent sur l’aube timide.
Jusqu’à ce que l’extase flambe ou disparaisse.
Jusqu’à ce que le temps nous ait dévoré et que l’espoir revienne.
Que la vie reprenne.
Que les couleurs s’animent.
Que l’on plonge dans la mer et que l’on s’y abîme.
Jusqu’à ce que l’absence s’endorme.
Jusqu’à ce que le manque se taise. »

Delphine Sandoz

Le support de ses peintures actuelles n’est pas seulement adapté à ses douleurs, il incarne cette soif de dialogue : les pages se font face et permettent une confrontation douce. Les territoires en apparence bien délimités se rapprochent grâce à des tracés traversants et des structures unifiantes. Séparation et liaison. C’est la première paire d’opposés qui nous salue lorsqu’on feuillette ces carnets de vieux papier. 

 « J’avais oublié ces deux dernières grandes toiles peintes entre janvier et mars 2018. Porter, déplacer, tourner, corps à corps et gestes amples. Pratiquer la peinture, c’est physique et j’adorais cette sensation.
Cette danse est révolue ? S’adapter c’est bien je m’en sors, mais pourquoi doit-on perdre ses acquis ? (…) 
De l’infiniment petit à l’inenvisageable pour moi aujourd’hui. Je décide de rallonger mes bras. Il est définitivement trop tôt je crois. J’ai mal, mais les éléphants vivent longtemps. »

Si le choix du support s’est fait sous la contrainte, il n’en est pas moins bénéfique, voire décisif pour la série en cours : cette disposition livresque sera systématiquement traitée comme une double page. C’est sur elle que l’on pourra déposer son effroi devant l’impossible deuil d’une enfant née jumelle ; c’est elle aussi qui fera office de corps prothétique lorsqu’il s’agira d’apprendre à vivre sans un lobe pulmonaire. 

Delphine Sandoz

Cette base duelle, réunion de la page de gauche et de la page de droite, va servir de socle exploratoire de ce qui fait et défait le nous.

De courtes phrases introduisent certaines œuvres à l’intention des amis facebookiens, comme ici, pour ce chien onde à loup : « Conjonction et séparation »
Ou une autre : « Et ainsi de suite jusqu’à notre mort à tous »,  en haut d’une image peinte sur un vieil album de famille. 

Delphine Sandoz

Un support intégré à l’œuvre, ces ancêtres de l’artiste venant peupler ses rêveries et habiter ses images. Ceux dont elle ne se souvient plus, ou qu’elle n’a jamais connus, la regardent poser ses couleurs, les recouvrir ou les surligner, leur inventer des liaisons inédites ou les condamner d’un blanc épais à un silence éternel. Cette peinture funéraire a le double mérite d’en faire revivre certains et d’offrir à l’artiste ce luxe irréel d’en décider.

Delphine Sandoz

« Album de famille. Entre nous. »

Delphine Sandoz

S’inscrire ainsi dans une lignée, relativiser le temps, accepter notre inéluctable finitude, tels sont quelques-uns des mouvements psychiques inscrits dans cette démarche que je ne qualifierais pas de thérapeutique, car il n’y a rien à soigner de la mort, mais d’élaborative. Un travail de peinture qui renforce un processus de deuil. 

Delphine Sandoz

« Dedans dehors. Sans dessus dessous. » Ces quelques mots accompagnent cette pièce anatomique faite d’une photographie de son corps dénudé collée sur l’album et recouverte d’une peinture de squelette gonflé par deux poumons rosâtres. Bye, bye, les ancêtres, welcome les nonosses ! Ce qui tient de structure se retrouve à l’air libre, s’offrant aux regards tout en masquant la nudité sous-jacente. Brouiller les repères, confondre la raison, revenir à un temps d’indifférenciation où l’espace n’était pas balisé, laissant l’enfant hésitant face à ce qui serait devant ou derrière, dedans ou dehors. Un espace d’inclusions réciproques dans lequel chaque chose pourrait en accueillir une autre. Bref, une valse à mille temps où contenant et contenu clopinent bras dessus bras dessous. Sans oublier qu’un album, cela peut se fermer, et remettre ainsi à l’abri ce squelette en goguette.

Mais avant de poursuivre sur ce thème du contenant, omniprésent dans l’œuvre de Delphine Sandoz, et ceci déjà avant la période qui nous occupe, il faut dire ce qui saute aux yeux : cette ossature externalisée, c’est aussi la Mort, et les morts, celles qui sont déjà passées et celles qui nous attendent. Mêlées au souffle de la nudité et des ballons pulmonaires. Comme l’écrit Delphine : « Une petite flamme s’est éteinte, voilà, c’est tout. Je vis avec le sentiment aiguisé que vie et mort coexistent et c’est pour moi, la confirmation que quelque chose s’est passé. Tout peut arriver. »

Delphine Sandoz

« C’est parce que je sais qu’elle existe dans ma tête.
C’est parce que je la sens sous ma peau.
C’est parce que le thé a le goût du gingembre.
C’est parce que les saisons expirent et se succèdent.
C’est parce que la moiteur d’une soirée d’été ne ment pas.
C’est parce qu’elle est toujours là.
C’est parce qu’elle ne meurt pas.
C’est parce que nos cœurs battent en harmonie.
Parce que c’est écrit comme ça. »

Tout se mêle donc, mort/vie, dedans/dehors, force/fragilité, densité/aération…les « titres » de ses publications facebook confirme l’omniprésence de ce que j’appelle des POC (paires d’opposés constitutifs) : l’image d’introduction de ce texte « Étranger en soi et hors de soi. Identité illusoire. », « Faux visage. Perd ou prend vie. Dehors trompeur. » ou encore l’image ci-dessous : « Exosquelette et endosquelette. Métamorphose. »

Delphine Sandoz

L’occasion de rappeler les écrits de Nicolas de Cues, théologien du 15ème siècle, le premier à avoir conceptualisé la notion de conjunctio oppositorum. Selon lui, on ne peut y accéder par la logique, mais seulement par l’intuition intellectuelle, qui est une pensée sensible supprimant le principe de non-contradiction et privilégiant le qualitatif au quantitatif. 

Le fini et l’infini sont la première paire d’opposés tombant sous le charme de la loi de coïncidence. Il y a du fini dans l’infini et de l’infini dans le fini. Ils restent antagonistes, gardant ainsi leur force de contradiction, mais cohabitent, car ils coïncident en Dieu. 

Ou, oserai-je, dans l’image. Qui a cette grâce de pouvoir accueillir simultanément de fort nombreux éléments opposés, beaucoup plus facilement que ne peut le faire le langage. 

La capacité de l’œuvre à soutenir la paradoxalité de son contenu sera déterminante quant à son pouvoir d’éblouissement. Et pour ce faire, elle dispose d’un arsenal de contention…un paradoxe, pour qu’il reste vivide, doit être bien contenu, fermement et souplement. 

S’éclairent ainsi les innombrables motifs contenants dans l’œuvre de Delphine Sandoz, dont la fréquence est à la hauteur de l’intensité des luttes entre opposés (plein/vide, dedans/dehors, noir/couleur, fin/épais, aéré/dense, animal/humain, mort/vie…).

Delphine Sandoz

Il en va de même avec les méduses, qui se sont imposées comme un des thèmes centraux de la production picturale de ces dernières années. Naturellement, me direz-vous, car leurs qualités épousent les préoccupations de l’artiste : leur translucidité permet des jeux de profondeur et de lumière, leur tête fait office de sac, leurs filaments de vecteurs, et last, but not least, elles rappellent littéralement une des grandes icônes de la peinture occidentale, la sœur Gorgone, dont le Caravage disait : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée. »

Delphine Sandoz

Leur phosphorescence discrète, le souffle aqueux qui les véhicule, nous emportent dans un monde sous-marin dont on épouse le mouvement, ballet iconique incitant à la rêverie réconfortante. Substitutions incessantes, métamorphoses, mélange des règnes, tout se dissipe en se diluant dans un flux transparent et silencieux. 

Delphine Sandoz

« Ça fait presque deux ans que Zoé est morte et cette nuit elle m’est apparue recouverte de neige avec une puissante odeur de roses qui m’a réveillée. »

John Lippens, septembre 2019

Et voici les questions posées sur tableau magnétique:

Dans ton univers sous-marin, quelle est ton ivresse des profondeurs ?
La place des mots dans ta peinture ?
Ton rapport pictural au vide ?
A main verte, pinceau vert ?
Ton rêve de film Z ?

Delphine Sandoz, Dans ton univers sous-marin, quelle est ton ivresse des profondeurs ?
Delphine Sandoz, Dans ton univers sous-marin, quelle est ton ivresse des profondeurs ?
Delphine Sandoz, La place des mots dans ta peinture ?
Delphine Sandoz, La place des mots dans ta peinture ?
Delphine Sandoz, Ton rapport pictural au vide ?
Delphine Sandoz, Ton rapport pictural au vide ?
Delphine Sandoz, A main verte, pinceau vert ?
Delphine Sandoz, A main verte, pinceau vert ?
Delphine Sandoz, Ton rêve de film Z ?
Delphine Sandoz, Ton rêve de film Z ?

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