GEOFFREY BADEL

GEOFFREY BADEL

Geoffrey Badel, image extraite du film From a speck of dust to strange things – Durée : 1h15
Présenté à l’exposition au Centre Chorégraphique National de Montpellier
du 26 Septembre au 20 Novembre 2020

ENTRETIEN / Geoffrey Badel et Laureen Picaut
le 24 avril 2020

Dans le cadre de « L’esthétique comme affirmation politique de soi »
par Laureen Picaut 

Strates, filiation, expériences 

(Échanges)

– Tu évoques fréquemment les notions de transmission et d’échange en pointant l’importance particulière que tu accordes aux rencontres qui enrichissent ton travail artistique. Comment tes multiples expériences nourrissent ta pratique du dessin ?

La transmission entraîne l’inspiration. L’inspiration apparaît lorsqu’il y a rencontre et échanges, humains, non-humains, visibles et invisibles. Ces deux termes me semblent coïncidant. La transmission renforce l’idée d’expérience et donc l’importance de l’implication du corps physique et spirituel qui éprouve subjectivement quelque chose. Ces expériences sensibles avec l’autre stimulent mon travail. Il m’est difficile de dissocier le dessin des autres médias que je fréquente. Il y a là aussi une histoire de relations, de dialogues et d’allers-retours permanents.

Je considère mon travail comme un corps dans lequel chaque organe incarne une pratique différente. Chaque organe ne peut fonctionner sans l’autre. Cette vision me permet de me déposséder du caractère trop personnel et introspectif de ma démarche. Le personnel suggère l’autre. L’identité se façonne avec celles des autres. Ce n’est pas si facile de concevoir un travail purement personnel. Et quel en serait l’intérêt ? La pratique n’évolue jamais seule. On s’inspire des rencontres, on fait l’expérience des uns et des autres et de l’environnement dans lequel on évolue. Ce qui est peut-être propre à soi, c’est le processus de traduction de ces expériences sous de nouvelles formes et donc sous un nouveau langage. La traduction amène des anomalies, des déviations, des écarts entre le sujet initial et son transfert. Là, il y a quelque chose d’étonnant qui se passe et on peut y sentir l’héritage et l’identité de ceux et celles qui s’adonnent à l’exercice.

 (Communauté)

– Tu expliquais lors d’une de nos discussions que tu as dû acquérir la confiance de la communauté de chercheuses en parapsychologie que tu as rencontré. Comment te situais-tu par rapport à elles ? En quoi cette rencontre a-t-elle été une étape charnière au sein de ta réflexion artistique ?

En effet, il y a eu plusieurs mois de correspondances par mail avant que l’équipe accepte de me rencontrer à Paris. Nous avons dû faire connaissance en profondeur avant que la confiance se tisse. J’ai joué la carte de la sincérité et de l’honnêteté en leur faisant part de mes axes de recherche dans ce domaine qu’est la parapsychologie. Elles ont ensuite compris que mes préoccupations dépassaient le simple cadre de mon travail artistique et qu’elles touchaient davantage des questions d’une quête personnelle, presque existentielle. C’est à ce moment-là que la confiance s’est renforcée et qu’une amitié est apparue. Dès que nous avons commencé à échanger nos méthodes d’étude sur les lieux paranormaux, nous nous sommes aperçus avec surprise que notre démarche respective était très similaire. Rechercher dans des archives, se soucier de l’histoire du lieu, de sa mémoire, récolter des témoignages auprès de la population locale, se rendre sur place et faire l’expérience du lieu, ressentir, se laisser guider, etc. Des gestes partagés qui amènent à réaliser une réelle dissection du contexte.

La seule différence qui paraît nous distinguer se situe dans l’intention. L’équipe de chercheuses en parapsychologie cherche des indices pour prouver la possibilité d’une existence, d’un au-delà. Pour ma part, mon intention est principalement artistique. Je tente de trouver de nouvelles formes, de nouvelles approches et un langage autre pour aborder le sujet de la parapsychologie. C’est une manière de légitimer cette pratique et son existence. Je trouve dans ce terrain un fort potentiel créatif pour réquisitionner notre aptitude à percevoir et à interpréter.

Cette rencontre a consolidé mes intuitions. Elle a atténué des doutes et elle a effacé des a priori grâce à l’expérience. En ayant mis le pied dedans, je suis à présent confiant par rapport au sujet que je traite. Je ne m’attendais pas à ce que cette rencontre me ramène à des questions enclenchées au début de ma pratique, liées à l’influence des mots sur la perception. À partir du moment où j’ai décidé d’explorer les lieux hantés comme des espaces d’expérimentations artistiques, la sensation d’égarement devenait de plus en plus récurrente et le sens se brouillait. Après avoir enquêté avec l’équipe, j’ai pris conscience que je ne m’étais pas égaré, mais que j’avais frayé une nouvelle extension au sein de mon travail.

L’inconscient et l’intuition sont aujourd’hui mes principaux moteurs. Les renier ne ferait pas de sens pour approfondir la pratique. Alors que la raison, à contre-courant, me donne souvent cette illusion que je m’auto-soumets à un délire. Une réelle lutte interne s’opère dans la recherche. Je tends à développer ma réflexion artistique dans cette direction.

Performance / Action

(Écriture automatique – Le corps outil)

– Lors de tes performances tu te sers de l’écriture automatique, une technique transmise par une chasseuse de fantômes. Comment fonctionne cette technique ? Peut-on dire que ton corps devient un outil au service de l’Autre ?

Une entité invisible a transmis la technique d’écriture automatique à l’une des chercheuses pendant une enquête paranormale réalisée dans un château, lors d’une séance de Ouija. En ayant pris connaissance de cela, j’ai souhaité que la chercheuse me transmette cette technique afin de l’utiliser pour réaliser des dessins automatiques. Elle reprend le dispositif du protocole Ganzfeld1 Un casque audio diffuse en direct un bruit blanc provenant d’une Spirit Box2. La vision doit être obstruée afin d’être isolé au maximum de l’extérieur. Le champ visuel doit être uniformisé grâce à une balle de ping-pong coupée en deux, par exemple, dont la moitié est scotchée sur chacun des yeux. Une lumière rouge est positionnée face au visage, au niveau des yeux. Le rouge permet d’obtenir une vision complètement aveugle et monochrome. Ce dispositif procure un regard en plongée dans son soi. Un carnet de feuilles et un feutre noir sont installés au niveau de la main. Une fois équipé de ces accessoires, la main doit dessiner des cercles pour donner de l’élan au mouvement. Puis, l’objectif est de rentrer dans un état de lâcher-prise. Ne plus avoir conscience de ce qui est train de se passer. L’inconscient détrône la conscience. Cet état est comparable à celui de la transe. Dans cet exercice, le désir est que le corps devienne le transmetteur de messages venus d’un esprit qui hante le lieu. Ce serait un moyen mis en place afin que l’esprit s’exprime à travers les mouvements de la main et donc du tracé du crayon. Une tentative de nouer une communication. Le corps devient considérablement l’outil de l’Autre et se conforme à lui.

C’est moins une question de se mettre au service de l’Autre ou de s’y soumettre. Mais plutôt de prêter attention à ses signaux, à ses messages explicites et tacites en prenant en compte une possible interprétation biaisée. L’essentiel est cette tentative d’attention et de com-prendre3 l’Autre. C’est une volonté de prendre soin de cette mémoire, tant sur le plan individuel que collectif, et de contribuer à sa circulation. Pour citer un exemple concret de ma posture d’intermédiaire de l’Autre, un de mes travaux en cours est de récolter le maximum de rêves vécus pendant le confinement induit par la pandémie que nous vivons, auprès de mon entourage, dans l’intention de les transcrire en dessins.

– Te considères-tu comme son intermédiaire ? Comme un moyen de communication entre notre réalité admise et l’au-delà ? Pourrait-on parler de corps dialogique ?

– Oui, si on veut. Je me considère comme son intermédiaire mais plus généralement comme l’intermédiaire de toutes forces invisibles intérieures et extérieures comme le mouvement des émotions induit par l’arrivée d’images mentales, l’accélération des flux sanguins et du cœur, comme la température de la salle dans laquelle je suis, son taux de magnétisme, sa qualité de l’air, etc. Comme toute pratique artistique, je tente par mes propres moyens de donner des formes visibles à l’invisible afin de   ne pas oublier son existence et son influence sur nos corps. Nos corps s’inscrivent parmi une infinité d’interactions. Ils sont des récepteurs-émetteurs qui captent consciemment et inconsciemment des informations pour ensuite les transmettre ; c’est-à-dire les digérer pour les restituer. Ce mouvement perpétuel pourrait définir ce qu’est la vie. Dans ces propos, la notion de Mort n’existerait pas, car la vie est constituée essentiellement de corps qui se métamorphosent en d’autres organismes, en d’autres formes de vie. En prenant les exemples de la théorie cellulaire ou de la décomposition étant la base de la constitution de l’humus, nous sommes certains que tout corps organique se transforme inévitablement en d’autres corps. Où et comment se transmet la mémoire dans ce processus de changement ? Et qu’en est-il des corps invisibles et inconnus ?

Je définis l’au-delà comme un système impalpable, inatteignable et pourtant omniprésent, et pour être plus simple comme quelque chose d’inconnu. Si j’accorde à cet inconnu des formes sensibles et réceptrices, alors oui, mon corps devient un intermédiaire entre la réalité admise et cet au-delà. Il devient doublement dialogique pendant l’acte créatif ce qui me permet d’accepter de ne pas avoir le contrôle sur l’ensemble des informations émises. J’affectionne particulièrement lorsque le sens m’échappe et me dépasse. Cette situation établie une sorte de dépossession et me place au même niveau que le récepteur (celui qui perçoit). C’est une façon de se positionner dans un ensemble et non au-dessus.

(Rapport au corps sous influence)

– Tu expliquais lors d’un de nos échanges que l’expérience corporelle est de plus en plus essentielle au sein de ta pratique. Quelle place accordes-tu à la performance dans ton processus réflexif ? Et pour quelles raisons ?

Je pense que l’expérience corporelle a toujours été présente et essentielle dans ma pratique, depuis son origine. J’ai commencé par dessiner de nombreuses figures inspirées du Freak Show, des corps mutilés, déformés, siamois, borgnes, hermaphrodites, disloqués, etc. Après avoir réalisé des grands formats et en ayant confronté mon corps entier à l’espace de la feuille et aux différentes représentations de ces personnages, il m’a paru évident d’incarner ces personnages sous la forme de performance et de faire corps. C’était une manière de comprendre le sujet que je dessinais et de développer une identité construite à partir de leur histoire et de la mienne. Je voulais parler de cet aller-retour permanent entre mon corps en action et le corps représenté, où la feuille se transformait en un miroir avec lequel je luttais. Cette perception de ma pratique du dessin est encore actuelle. Chaque figure représentée possède, par bribes, une part autobiographique.

Je suis très connecté avec les notions du corps dialogique et du faire, car je me préoccupe effectivement de toute la dimension sensible du corps que j’intègre dans le processus réflexif. Le terme de performance peut être très vaste. L’acte créatif, qu’il soit dans l’acte de dessiner, de filmer, de peindre ou de sculpter, est performance ; c’est-à-dire lorsque l’ensemble du corps (physique, émotif et spirituel) est sollicité pour faire sortir les choses internes qui ont été captées en amont. La performance est une traduction. Cette action souvent ritualisée se rapproche de l’exorcisme et du soin dans ma pratique.

Accorder à la performance une place aussi importante me permet de jouer avec le langage propre du corps, du non-verbal, qui est intimement lié à l’inconscient, à des choses étrangères à la raison. Comme cité plus haut, faire pacte avec l’inconscient, c’est accepter de ne pas avoir le contrôle et d’être dépassé par ces choses.

Aussi, je préfère employer le terme d’action plutôt que celui de performance, car ce dernier me ramène à l’idée d’une prouesse technique, de quelque chose qui encore une fois peut sembler élitiste, presque hors de portée pour le regardeur. Je pense aux gestes employés dans les œuvres de Marie Cool et Fabio Balducci qui illustrent de plus près ce que je tends à signifier à travers ma vision de l’art-action. Cependant, même si le travail performatif est très présent dans mon travail, il est de moins en moins direct. Je m’éloigne peu à peu de l’action en public. J’agis souvent dans des contextes isolés voire cachés, comme dans des maisons hantées, des espaces situés dans un borderland, entre réalité et fiction. Je m’attarde à présent sur les traces que laissent ses actions et à leur dispositif de monstration. La trace est moins frontale qu’une action en public. Elle garde du mystère et accorde une grande place à l’interprétation et donc à l’appropriation.

Trace

(Dessin)

– Tu exposes parfois tes dessins d’études sur des tables. En quoi est-ce primordial pour toi de rendre visible ton processus de recherche ?

Certains dessins n’ont pas le même statut que d’autres et donc leur monstration doit être différente pour les lire pour ce qu’ils sont. Au même titre, je montre le processus de recherche de certains travaux alors que pour d’autres non. Tout dépend de la portée de l’intention et de la nature de l’œuvre. Je rends visible son processus lorsque j’estime que le résultat semble trop complexe, voire crypté. Le métier de médiateur culturel m’a fait réaliser que certaines œuvres étaient trop opaques pour qu’elles soient comprises. Cette expérience m’a longuement fait réfléchir sur l’accessibilité de l’art et ces questions se sont peu à peu immiscées dans ma pratique. Montrer le processus de recherche serait comme dévoiler les trucages d’un tour de magie. L’effet et l’impact du tour se renforcent car le magicien décide de dévoiler ses secrets. Un pacte et une complicité se créent entre lui et le spectateur. Dans cette situation, on entretient un autre rapport, moins hiérarchique, on est plutôt dans un rapport de transmission, d’égal à égal. Présenter le processus de recherche d’une œuvre reviendrait à tisser cette relation. J’entends par là qu’il ne faut pas tout dévoiler.

(Vidéo en tant qu’archive)

– De même que pour l’utilisation de la vidéo. Comment considères-tu la trace de ton action ?

La trace permet de garder la mémoire de l’action. Elle donne la preuve de l’existence d’une chose qui a été, qui n’est plus et qui pourtant est déterminante dans le présent. Ce qui me fascine à travers elle, c’est qu’elle acquiert le statut de fantôme qui est davantage frappant dans la trace vidéo et photographique. Elle prend soin et préserve le passé, elle est sa cicatrice. Elle invoque cette sensation troublante de l’absence. Cela me ramène à l’entretien de Jacques Derrida dans Ghost Dance de Ken McMullen où il fait l’expérience d’être un fantôme, car étant filmé, il joue son propre rôle. Ou bien au concept de spectrum de Roland Barthes, qu’il définit comme étant la cible, le référent de l’image captée et qui fait également écho au spectre. Ces approches rendent la figure du fantôme crédible comme objet d’étude. C’est comme cela que j’envisage la trace de mon action. Dans ma pratique, le corps hantologique3 pourrait venir s’ajouter à celui du corps dialogique.

Normalité/Marginalité

(Déviance)

– Ta pratique tend de manière très subtile à se déplacer dans une forme plus politique, elle s’inscrit à la marge des acceptations normalisées par nos sociétés contemporaines puisqu’elle touche à l’inconnu, à des croyances paranormales. Quel rapport entretiens-tu avec cette posture “déviante” ?

J’ai toujours adopté une posture déviante en fonction du groupe social dans lequel j’étais. J’ai toujours cherché à me positionner à l’envers et d’aller à contre-courant de ce que j’entendais ou de ce que je voyais des autres. Je me méfie encore d’une pensée globalisante, mais ce n’est qu’une question de point de vue car je me situe inévitablement au sein d’un autre archétype. Doutant toujours sur les affirmations ou véracités émises par mon entourage, car trop souvent revendiquées comme telles, je me suis dirigé vers la parapsychologie. Ce milieu est habité d’ hypothèses différentes gravitant autour d’une même problématique. Cette diversité de points de vue autour d’un sujet recèle un fort potentiel pour la recherche et laisse une grande part au mystère. L’inconnu destine mon travail non seulement à l’humain, mais également à quelque chose d’autre, ce qui me permet une plus grande liberté de création.

Ma pratique s’inscrit dans cette marge avant tout pour des questions de langage. Je tente d’extraire des mots dans le domaine du paranormal afin de réinventer un nouvel univers langagier pour mon travail, une nouvelle manière d’appréhender le monde et sa sémiotique. L’histoire du paranormal contient des symboles et des récits que j’associe par intuition à des événements et des mythes contemporains. En observant à quelle vitesse les structures du pouvoir brouillent le sens des mots pour leur propres intérêts, en étant baigné dans une omniprésence d’informations émises par les médias et les réseaux sociaux, j’ai l’impression qu’il est urgent de réinventer nos systèmes langagiers pour lutter contre cette frénésie qui tend à nous faire perdre notre capacité à s’engager et à s’exprimer.

J’ai choisi la parapsychologie comme milieu de recherche, car elle me fascine depuis longtemps. Savoir que d’autres formes de vie inconnues puissent exister m’a toujours stimulé et éveillé. Plus je développe ma pratique dans cette direction, plus les doutes se dissipent. Même si ce domaine provoque des réactions de mépris et de discréditation, c’est cela qui me pousse à continuer, parce que cela touche une corde sensible, celle de la croyance.

(Références et influences)

– Tu expliques que La possession de Loudun4 de Michel de Certeau et Les mots, la mort les sorts5 de Jeanne Favret-Saada font partie des ouvrages qui ont contribué à la construction de ton identité artistique. En quoi les réflexions de ces deux ethnologues ont nourri ta pratique artistique ?

La possession de Loudun ainsi que Les mots, la mort, les sorts m’ont permis d’employer des termes plus appropriés pour aborder mon travail et pour le rendre lisible. Ils n’ont pas nourri formellement ma pratique, mais plutôt théoriquement. Jeanne Favret-Saada accorde une importance particulière aux mots, à leur signification, à leur usage et à leur impact sur les comportements d’une société, dans ce cas, à celle qui pratique la sorcellerie. C’est son étude sur le pouvoir des mots et son rapport à l’objet étudié qui m’ont le plus interpellé. La possession de Loudun de Michel De Certeau a orienté ma pratique dans une autre direction. Sa description et son analyse psychologique sur les sœurs possédées du couvent des Ursulines de Loudun m’ont apporté d’énormes éclaircissements sur les formes passées de possession. Un regard plus averti. Il m’a appris leur caractère fondamentalement social. En dehors d’un point de vue religieux, il analyse la possédée comme un corps opprimé, influencé par des forces extérieures comme celles des doctrines émanant de la religion, s’exprimant subitement (lors de séances d’exorcisme) par des convulsions, des cris et des grimaces dans l’objectif de revendiquer le désir d’être autre. Cette analyse est celle qui a attiré le plus mon attention dans cet ouvrage. Elle me permet d’appréhender mon travail comme une réelle possession, comme un positionnement social en lutte.

 – Nous avons tous deux évoqué une résonance particulière au sein de notre pratique qu’elle soit artistique ou curatoriale face à cette réflexion de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada. À l’occasion d’une invitation dans l’émission « Entre chien et loup » sur France Culture en 1972, à propos de sa pratique d’ethnologue, elle expliquait : « Je ne me considère pas comme étant ailleurs face à la croyance, je crois que je n’ai quelque chose à dire sur la sorcellerie que parce que je retrouve en moi des points où  je suis exactement la même que ce que l’on appelle l’objet ethnographique et j’ai très souvent l’impression en lisant des ouvrages d’ethnographies qu’ils sont juste fait pour pointer l’autre, regardez l’autre comme il est différent, regardez l’autre comme il est autre, ce qui est une façon de ne jamais parler de soi. L’ethnographe, on peut toujours se demander à quoi il croit. […] Ce qui m’a intéressé là, c’est de pouvoir retrouver la même chose chez eux et chez moi et de pouvoir amorcer un échange, une conversation avec eux infinie. » En quoi ces paroles de Jeanne Favret-Saada font écho à ta pratique artistique ?

Après avoir lu Les mots, la mort, les sorts, j’ai commencé mes investigations autour des lieux désignés comme « hantés » selon la population locale, parfois nationale et plus rarement internationale. J’ai compris que si je voulais étudier le sujet du paranormal et de la hantise, il fallait que je me confronte concrètement à lui. Auparavant, je me nourrissais essentiellement de références littéraires comme les nouvelles d’Henry James, de références scientifiques comme les derniers écrits de Thomas Edison sur l’au-delà ou des dessins d’Emma Kunz, de références artistiques comme le Spiritisme, etc. J’avais un rapport essentiellement théorique et donc distancié avec mon sujet d’étude. Jeanne Favret-Saada m’a donc fait prendre conscience de l’importance de faire l’expérience de son sujet. J’ai par la suite décidé de me rendre dans des lieux hantés pour faire leur connaissance physiquement. Aujourd’hui, ils deviennent des espaces d’expérimentations artistiques dans lesquels je m’emploie au dessin, à la vidéo et à la performance, isolé avec comme seuls témoins ma caméra et les possibles entités présentes. Une relation intime se tisse peu à peu avec ces espaces considérés comme vivants. J’ai parfois l’impression d’être face à un animal sauvage avec lequel je tente un échange, une reconnaissance réciproque. Je cherche la distance de travail appropriée selon l’identité du lieu. Cette confrontation physique m’apporte davantage de réflexions et de clairvoyance sur mes intentions. Je trouve ainsi un bon équilibre dans un aller-retour entre la recherche théorique et « l’étude sur le terrain ».

Ces paroles font également écho à mon dernier travail réalisé avec l’équipe de chercheuses en parapsychologie issues du milieu fermé et parfois secret de la parapsychologie. Des questions portant sur une quête de sens et d’existence dépassent mon travail artistique et proviennent d’endroits plus intimes. Je me suis rendu compte que je partageais ces mêmes interrogations avec les membres de l’équipe ce qui a consolidé notre relation, je compte poursuivre d’autres collaborations de ce genre.

  1. Le Ganzfeld (champ sensoriel uniforme) est un protocole utilisé en parapsychologie pour étudier les perceptions extra-sensorielles, et plus particulièrement la télépathie. Il a été inventé par Wolfgang Metzger en 1930 puis développé par les parapsychologues Charles Honorton et Robert Morris dans les années 1980.
  2. La spirit box est une radio qui capte la FM et les grandes ondes avec un balayeur de fréquence automatique.
  3. Inventé par Jacques Derrida, l’hantologie consiste en des œuvres qui se construisent à partir d’une trace en provenance du passé. Le plus souvent matérielle, cette trace peut également s’avérer immatérielle. Composées ainsi à partir d’éléments  issus d’une époque révolue, les œuvres hantologiques agissent comme des médiums qui vont permettre aux spectres du passé de s’exprimer.
  4. Dans le sens étymologique : prendre avec
  5. Michel de Certeau, La possession de Loudun, Gallimard, Paris, 1970
  6. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, Paris, 1977

GEOFFREY BADEL – BIOGRAPHIE
​Né en 1994 à Montélimar, France
Vit et travaille à Montpellier, France
Artiste plasticien et chercheur de fantômes
Membre du Collectif In Extremis depuis 2015
Membre de la compagnie Futur Immoral depuis 2017

https://geoffreybadel.wixsite.com/ghostseeker

image extraite du film From a speck of dust to strange things - Durée : 1h15 Présenté à l'exposition au Centre Chorégraphique National de Montpellier du 26 Septembre au 20 Novembre 2020
image extraite du film From a speck of dust to strange things – Durée : 1h15
Présenté à l’exposition au Centre Chorégraphique National de Montpellier
du 26 Septembre au 20 Novembre 2020
vphotographie de la performance  An it harm none, do what ye will Durée 1h, juin 2019 Rituel de purification et de protection du jardin et du musée L'Hôtel des Collections - MO.CO., Montpellier France Crédit photo: Marc Domage
photographie de la performance An it harm none, do what ye will – Durée 1h, juin 2019 Rituel de purification et de protection du jardin et du musée L’Hôtel des Collections – MO.CO., Montpellier France Crédit photo : Marc Domage
The dowser's hands I, Geoffrey Badel, dessin, crayon, 21,5 x 27,5 cm, 2019.jpg
The dowser’s hands I, Geoffrey Badel, dessin, crayon, 21,5 x 27,5 cm, 2019
vue de l'exposition From a speck of dust to strange things au CCN de Montpellier
vue de l’exposition From a speck of dust to strange things au CCN de Montpellier