QUAND L’ALIMENTATION LIBÈRE L’ART AU DELÀ DE L’ESTHÉTIQUE

QUAND L’ALIMENTATION LIBÈRE L’ART AU DELÀ DE L’ESTHÉTIQUE

Conflict Kitchen

Par Audrey Poussines, Journaliste

S’alimenter est une constante dans le monde vivant. Mais bien plus qu’un simple besoin naturel, partager un repas revêt une dimension symbolique et philosophique incontestable que plusieurs artistes invisuels, tous intervenants et en lien étroit avec l’ENDA, ont investi. Nous partirons à la rencontre de ces artistes qui revisitent cet acte universel de se nourrir en se plaçant en rupture avec le système marchand de l’art.

Quand l’art n’a plus que comme finalité de s’intégrer à un système marchand et de plaire au public, il perd nécessairement de son essence. L’alimentation couplée à l’art invisuel se place en rupture avec cette dynamique. La marchandisation constante de l’art amplifie les retombées néfastes du néolibéralisme et les exigences de correspondre à une certaine esthétique, en totale opposition avec les fondements de l’art invisuel. C’est pourquoi l’alimentation est une source d’inspiration importante pour plusieurs artistes invisuels qui l’intègrent dans un projet social, permettant de réunir plutôt que de diviser et même de pousser à s’engager, fonctions finalement toutes essentielles de l’art. Le concept de boulangerie anarchiste ou des cantines solidaires qui fleurissent en France rappelle celui de la Conflict Kitchen, un food truck créé à Pittsburg qui ne propose que de la cuisine issue de pays avec lesquels les États-Unis sont en conflit. En plus des repas distribués, des débats sur des films abordant des problèmes géopolitiques, animent toujours ses abords.

Un autre modèle plus éthique ?

Alexandre Gurita, artiste théoricien de l’art invisuel, voit d’ailleurs l’exploration des usages alimentaires comme un moyen de réinventer les modèles économiques traditionnels du marché de l’art en proposant des circuits de production alternatifs. Ces pratiques invisuelles sont écologiques par excellence : «Il n’y a pas de production d’œuvres d’art en matériaux toxiques, qui font plusieurs fois le tour du monde pour être exposés. Ces projets sont aussi démocratiques ! ».

Un visuel des croques fruits
Un visuel des croques fruits

Éthique, c’est ce vers quoi l’art invisuel, mettant l’alimentation au centre, tend. Quentin Derouet voit sa quête de sens comme un jalon fondamental de l’expression de son art. Vivre à proximité d’un jardin-forêt est un moyen de répondre à ses idéaux. Son immersion complète dans cette nature inspirante est un formidable levier d’inspiration : « L’éthique est pour moi quelque chose de très important. Réduire l’art à ses caractéristiques matérielles n’est pas porteur de sens alors que faire attention aux autres et à la nature est fondamental pour moi. Dans mon jardin-forêt, je laisse la place à toutes les espèces. J’expérimente en proposant des cultures de roses issues de nouvelles variétés ». Adepte de la naturalité, il a mis au cœur de son art, l’alimentation, qu’il investit sous toutes les coutures, et ce d’une manière insolite, lui qui voit la créativité comme un immense terrain d’expérimentation interdisciplinaire, en fabriquant, de l’alcool de thym aussi bien que du miel avec ses parents. Il avait même mis en place des installations de poulets qu’il cuisait avec des projecteurs lors de repas festifs.

Partage de Croque-fruits pour vernissage dans l’appartement de Jacques Prévert avec, de
gauche à droite, Sandra Barré (critique d’art), Vincent Bourdet, Irène Itkine (fille et nièce
des cofondateurs de Croque-fruits), Quentin Derouet.
Partage de Croque-fruits pour vernissage dans l’appartement de Jacques Prévert avec, de
gauche à droite, Sandra Barré (critique d’art), Vincent Bourdet, Irène Itkine (fille et nièce
des cofondateurs de Croque-fruits), Quentin Derouet.

Son approche artistique est donc marquée par la volonté de créer du lien social et de réactiver des utopies, tout en remettant en cause les aspects conventionnels de l’art. Dans une optique toujours collective, Quentin a récemment réadapté le projet Croque fruits avec son complice Vincent Bourdet, la conception et la vente d’une barre de fruits artisanale de dattes et d’amandes, créée à Marseille pendant la Seconde Guerre mondiale en zone libre. Les artistes pouvaient alors travailler et poursuivre leur pratique artistique. Une entreprise solidaire, pourvoyeuse de « belles valeurs », qui est, à l’origine, la création des frères Itkine. Un projet soutenu par Reine Caulet, dernière survivante à y avoir participé, et qui avait redonné une lueur d’espoir salvatrice en période de guerre.

Retour à l’essence de l’art avec la cuisine

Photo de la page FB de Flavien
Photo de la page FB de Flavien
Photo de la page FB de Flavien
Photo de la page FB de Flavien

Quant à Flavien Paget, après avoir suivi un parcours traditionnel en école d’art, il a, lui aussi, décidé de se mettre en marge du système classique. L’art ayant perdu son essence, il se proclame artiste communal prônant un retour aux sources et au local. Comme Quentin, il met un point d’honneur à choisir des produits de proximité, naturels et de qualité. Il veut éveiller les consciences et faire bouger son art hors des murs du musée. Parti à la rencontre de plusieurs fromagers aux quatre coins du Monde, il apprend l’ouvrage du fromage en Écosse. Il explore les pairings, des affinages particuliers de munster au Picon, crée des bonbons décalés au cheddar et au chocolat où le goût et l’éthique des aliments sont primordiaux. Il a recours à d’autres mets comme le burger et la pizza.

Dans son texte « Notes sur la pizza », il en révèle davantage sur sa vision novatrice de l’art : « L’œuvre ici réside dans la démarche. Et c’est là-même tout l’enjeu de mon travail artistique, ma pratique étant construite sur des principes d’économie autonome, de croisement des disciplines et de distanciation avec le marché de l’art conventionnel». Il a alors tout loisir de rebattre les cartes des normes sociales en proposant une cuisine à la fois accessible, économique et écologique.

Photo de la page FB de Flavien
Photo de la page FB de Flavien

Les éléments naturels comme matière artistique

Dans un tout autre registre, Sylvain Soussan détonne avec son projet de mise en bouteille de l’eau de Paris en détournant l’usage habituel de l’eau potable. Il met le curseur sur cette marchandisation à outrance de l’art en dépit de la prise en compte des limites saines des éléments naturels. En proposant des bouteilles en verre marquées d’un message significatif : « Eau du robinet au naturel», il interroge notre perception de l’invisible dans l’art, à l’instar de l’eau du robinet, transparente, incolore et sans saveur, mais pourtant essentielle à la vie.

Sylvain Soussan
Sylvain Soussan

Sylvain a multiplié les supports de médiation avec l’eau comme leitmotiv. Il utilisait d’abord des fontaines mobiles dans des espaces de vie, de travail. Puis sont venus les gobelets, les verres, les bouteilles, ensuite les arrosoirs, les citernes et deux châteaux d’eau sur lesquels il est écrit: « musée des nuages ». Son art valorise à la fois le recyclage et le partage, dans une forme d’économie circulaire et solidaire.

Sylvain Soussan
Sylvain Soussan

Recueillir l’eau dans une bouteille en verre est un appel criant au respect de l’environnement: « L’idéal serait que nos bouteilles suscitent un certain attachement, l’envie de prolonger leur existence fragile. L’accord du verre et de l’eau est plus satisfaisant qu’avec le plastique ou le métal. Nos bouteilles à remplir au robinet nous incitent à porter un toast à la transparence, à cette forme d’invisibilité où se concentre l’indétectable saveur de la fadeur » détaille Sylvain. La dégustation éveillée de l’eau est une expérience artistique qui pousse le buveur à devenir lui-même le propre artiste de son plaisir gustatif : « Ce caractère insipide devient pour l’eau un gage de qualité, et face à cette apparente absence de goût, le palais peut s’attarder sur d’autres sensations gustatives. La texture, la viscosité, la température peuvent prendre le relais ». Une véritable poésie de l’eau.

Sylvain Soussan
Sylvain Soussan

Agir de manière imminente

Il nous invite à devenir acteur de sa propre vie, se plaçant lui aussi en opposition avec le monde de l’art purement mercantile qui ne serait qu’un mondial des grandes fortunes planétaires et un empilement d’égo à satisfaire : égo de l’artiste, égo du collectionneur, égo de l’entrepreneur en art. Il annonce que l’art invisuel reste un moyen efficace pour provoquer des changements. De par sa rareté et ses détournements, il surprend : « Tout reste à faire pour les acteurs de l’art invisuel, car ils jouent une partition où personne ne connait son rôle, puisque cet art investit des territoires où l’on ne l’attend pas. C’est ce qui le rend difficile et intéressant».

L’art ne doit plus seulement éveiller les consciences. Il doit faire réagir et bouger les lignes, s’insurge-t-il : « Il faudrait que chaque personne se considère comme artiste de sa propre vie et acquière ainsi une forme d’autonomie en matière de goût, de normes, de besoins. L’art peut esthétiser des rebuts et rendre désirables des projets qui sont aujourd’hui dévalorisés. Il nous aide à adopter des comportements moins agressifs envers les ressources terrestres. Nos conceptions de l’esthétique sont à revoir ». Une urgence écologique et sociale qu’il exprime dans plusieurs projets artistiques.

L’aliment réunificateur

Ricardo Mbarkho est le fondateur de la Journée du tabbouleh en 2001. Avec Alexandre Gurita, tout droit sorti de l’école des beaux-arts, il voulait révolutionner l’art. Le tabbouleh a été un moyen pour lui de le revendiquer. Cette journée du tabbouleh se place en prolongement de ces peintures d’après-guerre qui cherchent à lutter, à conscientiser, et à se questionner sur ce qui fait le bien et le mal. Tout ceci pour mieux déstabiliser le pouvoir.

Journée du Tabbouleh
Journée du Tabbouleh

Cette journée rend honneur à ce met authentique dans le monde entier. Passionné, il nous explique que cette journée a beaucoup évolué au fil des années l’amenant à avoir des « révélations » qui l’ont bouleversées. Un changement de perception à mesure que sa prise de conscience de l’importance de réunir plutôt que diviser s’est intensifiée. Au départ, c’est en se rendant compte lors d’un voyage en France du non-respect de la recette libanaise du tabbouleh, dans les grandes surfaces, qu’il veut créer cette journée en signe de fierté nationale. Ricardo change alors progressivement d’avis : « En 2001, je porte des valeurs d’appartenance au Liban. Il faut savoir que le plat est présenté, médiatisé, enseigné par les institutions libanaises. Voir cette insolence envers la recette traditionnelle m’a révolté. J’étais touché par cette appropriation culturelle. Maintenant, c’est totalement le contraire de ce que je présente. En 22 ans, j’ai changé de perception. Aujourd’hui, je ne parle plus de journée nationale ! C’est une rencontre avec l’autre, qui me permet un détachement de mon environnement. Pourquoi se soumettre aux volontés des rois de la guerre qui ont divisé les frontières ? Je suis un citoyen du monde !»

Journée du Tabbouleh
Journée du Tabbouleh

Le tabbouleh peut être à la fois un outil de violence communautaire mais il est surtout « comme un aliment universel qui relie les gens au sens d’humaniser ». L’idée d’une journée partagée permet de centraliser les énergies des tabbouleurs du monde. Une fête informelle qui a lieu le premier samedi du mois de juillet, mais pas que. Selon Ricardo, il s’agit d’un moment pour penser à notre liberté et notre être authentique tout en reprenant à sa manière les termes monopolisés par le pouvoir.

Une approche collective de l’art, facteur de changements

Pour l’artiste paresseuse, l’art invisuel est une fusion de l’art et de la vie qui opère jusqu’au bout, et qui réinscrit donc l’art dans la vie : « L’ambition de l’artiste paresseuse est de changer le monde, mais avec un peu d’humilité. Ce que je peux dire, c’est que l’art de la paresse n’est pas un art solitaire. Il s’agit d’opérer une « contamination » par la paresse et d’embarquer autant de gens que possible dans cette pratique. C’est une approche intrinsèquement vouée à être collective, mais je ne peux pas décider à leur place de ce que les autres en feront ».

Elle résume de cette manière l’impact collectif de cet art qui peut soulever des montagnes, car il prend pleinement en compte nos modes de vie comme l’alimentation ou notre rapport au travail: « Aborder les pratiques invisuelles de divers artistes par le biais de l’alimentation, c’est, je crois, une des meilleures façons de faire parce que c’est découvrir ces pratiques par le prisme de la vie quotidienne et de ce qui est essentiel à nos vies et non par une approche esthétisante un peu artificielle. L’alimentation concentre tous les sujets : sujets économiques, environnementaux, santé…En tant qu’artiste, je ne pourrais pas faire l’impasse sur un sujet aussi important ». Depuis peu, pour des raisons de santé, elle a aussi remis en cause ses propres habitudes alimentaires.

Artiste paresseuse
Artiste paresseuse

Après avoir diffusé en microédition papier à la rentrée, un échantillon du journal de l’artiste paresseuse, elle travaille actuellement sur un format de livre de cuisine qu’elle n’a pas choisi au hasard. Bien plus partageable qu’un catalogue d’exposition, le livre de cuisine des artistes invisuels parle à tout le monde et met les pratiques des artistes en valeur sans les sacraliser, avec légèreté et dérision.

Menu possible de l’artiste paresseuse :

Pour l’apéritif,
Le « cocktail 5 sources » du Musée des Nuages ou l’eau du robinet, tout simplement (artiste : Sylvain Soussan)

***
En entrée :
La « Journée du Taboulé » par Ricardo M’Barkho (Liban)

***
Pour les plats,
Le dîner de toute éternité de Marie-Edith Robinne
La marmite méta-nationale selon Claire Dehove et l’ambassade de la métanation,
Les pâtes au roquefort d’Alexandre Gurita
Les ravioles « Uçions » du collectif de l’Après
Accompagnés du pain paresseux sans pétrissage de Another lazy artist, avec son levain du temps qui passe…

***
Le vin :
Le collectif de l’Après vous recommande d’accompagner ce menu invisuel d’une bouteille de Bordeaux « Grave Générale »

***
Pour le dessert,
Le gâteau sans ingrédients mais plein d’intentions d’Elisa Bollazzi (projet microcollection, Italie)
Les pamplemousses cueillis sur l’arbre, dans l’Orangerie de Yosr Mahmoud (Tunisie)

En allant au-delà de la matérialité de l’art et de sa marchandisation à outrance, l’artiste devient un artisan de la vie, en poussant à réfléchir sur nos habitudes alimentaires. Il met ainsi l’accent sur le processus collectif plutôt que sur le produit fini en intégrant des questions de durabilité, d’équité et de justice. L’art invisuel cherche donc à repousser les limites de ce que nous considérons comme de l’art tout en stimulant un dialogue plus large sur des questions sociales voire philosophiques.