VALÉRIE CHAMPIGNY, OU UNE DÉMARCHE CONTEXTUELLE DU LANGAGE

VALÉRIE CHAMPIGNY, OU UNE DÉMARCHE CONTEXTUELLE DU LANGAGE

« La Chaise-échelle »- 2019 – Valérie Champigny – Installation pour Diffractis aux jardins / WAC de Bordeaux -8 m – Bordeaux (33).

PORTRAIT D’ARTISTE / Valérie Champigny, ou une démarche contextuelle du langage
par J.-M L. B.

L’œuvre de Valérie Champigny se situe à la jonction de différentes disciplines, parfois même intentionnellement hors du champ artistique. La forme qu’elle engendre se noue au langage, à l’autre. Elle trouve un équilibre entre l’installation conçue pour un espace donné et l’enjeu poétique. Si le langage peut prendre la forme de géoglyphes géométriques ou d’expressions écrites qui ne peuvent être pleinement vues que du ciel, il peut aussi se construire dans une perspective d’esthétique relationnelle¹ performative. À ces approches protéiformes sensibles, elle joint donc une part participative, c’est-à-dire que l’installation induit indirectement une mise en situation tout à la fois contextuelle et conceptuelle pour le regardeur. Cette approche scénographique à travers des dispositifs à caractères énigmatiques, nébuleux entre la trace et l’effacement, invite à un déplacement intérieur, à une polysémie interprétative.

L’expression comme immanence réflexive

Fille d’ouvriers agricoles, de métayers, l’artiste plasticienne a développé une manière singulière et intuitive d’arpenter le paysage, de ressentir l’espace, d’habiter le lieu, de toiser les volumes, les zones à investir ou au contraire les espaces en creux qu’elle choisit de laisser en suspension.  

« Owiiig, le polyèdre à visage humain » 2018 - Valérie Champigny - Géoglyphe, parcelle de 3000m²- Majouans - Dordogne (24)
« Owiiig, le polyèdre à visage humain » 2018 – Valérie Champigny – Géoglyphe, parcelle de 3000m²- Majouans – Dordogne (24)

Valérie Champigny ne cesse d’interroger le réel par l’observation, la prise de vues, de notes, de plans fixes silencieux du quotidien, d’espaces qui semblent en attente, qui lui apparaissent comme déjà scénographiés et qu’elle nomme « Tout est à sa place ». Comme si dans la tension de l’immobilité, rien n’était statique, et l’artiste dans une extrême vigilance nous convoque à cette incidence vibratoire.

Les installations de Valérie Champigny opèrent souvent dans un basculement, une dialectique parfois stridente ou étouffée du signifiant ou bien articulée sur un prolongement du contexte. Ainsi son installation en 2019 devant « Le Signal », cet immeuble symbole de l’érosion marine à Soulac-sur-Mer, le bâtiment fera face au message « N’attendez plus le Signal! » en lettres de zinc, étendues au sol sur une quinzaine de mètres. Le message semble surgir comme s’il était là préalablement, il fait signe et corps avec le contexte sans redondance ni jeu tautologique. Tout au contraire, l’artiste utilise le langage comme un jeu de dé-construction de  l’analyse binaire « signifiant/signifié ». Ainsi, à la pièce« Losange audible » (anagramme  de « La langue de bois » ) est associée une sculpture de langue en robinier qui semble flotter à hauteur de nos yeux. Elle déconnecte le signifiant du signifié, d’une part par le biais de l’anagramme et en introduisant la sculpture-objet face à une définition devenue énigmatique.

« Losange audible »- 2020 - Valérie Champigny - Anagramme de « La langue de bois » - Sculpture en robinier 60 x 30 cm.
« Losange audible »- 2020 – Valérie Champigny – Anagramme de « La langue de bois » – Sculpture en robinier 60 x 30 cm.

Ses grandes lettres de zinc en vue aérienne, ses messages en néons, ses enseignes lumineuses jouent avec la plasticité de l’espace et des éléments mis en relation mais aussi introduisent une tension, un champ de force par ce lien quasiment palpable avec l’environnement, le vivant, la mémoire du lieu. Le choix des matériaux souvent métalliques, leur traitement par l’oxydation ou la carbonisation transforme picturalement la surface en une non-matière, comme un vide profond ou réfléchissant supporté par les mots.

Immersion et contextualisation mésologique

Le processus de création chez Valérie Champigny se construit par une immersion contextuelle nécessaire à la naissance empirique de la forme. La phase d’immersion peut ainsi prendre des formes intensives où la plasticienne, avant de proposer un corpus d’œuvres dans une Maison d’Enfants à Caractère Social, va effectuer un remplacement auprès des éducateurs spécialisés (jours/nuits). Il ne s’agit donc pas seulement de côtoyer les salariés, mais sur un temps donné de faire partie de l’équipe, incognito et hors de sa « zone de confort », afin d’exploiter ce temps d’observation pour penser les œuvres pas uniquement par rapport à l’espace, mais en incluant la vie du lieu qui accueille la résidence.  

« La Spoon »- 2018 - Valérie Champigny - Réceptacle de convivialité sur une colline artificielle -Béton peint - 9 x 12m - Dordogne (24).
« La Spoon »- 2018 – Valérie Champigny – Réceptacle de convivialité sur une colline artificielle -Béton peint – 9 x 12m – Dordogne (24).

Ce goût particulier pour la « contrainte d’action » s’apparente presque à la pratique de la performance, même s’il s’agit paradoxalement d’actions élaborées dans la durée en tenant un carnet de bord. C’est seulement après avoir partagé le mode de vie de la Maison d’enfants en 2016 qu’elle présentera ses projets de poétisation de l’espace, cette fois en temps qu’artiste avec des phases participatives durant 2 années (2017-18) avec les jeunes et le personnel. Pour ce faire, l’artiste a donc vécu le contexte en incluant le vivant, l’autre au même titre que le paysage. Valérie Champigny explique se construire souvent beaucoup plus dans un cheminement de résidences de recherche et de création dans l’itinérance que dans un parcours d’expositions : 

« Habiter le lieu pour construire ma proposition artistique en me laissant à mon tour habiter par une série de signes parfois contradictoires, c’est ne pas me situer moi-même en dehors du contexte, ni le surplomber par une conception théorique mais le penser corporellement comme un tout dans l’écosystème en marchant. Le milieu n’est pas l’environnement, c’est une réalité d’un contexte pour une certaine culture ».

La poétisation comme questionnement du visible

La présence du verbe comme « poétisation de l’espace »² s’élabore simultanément entre spatialisation et socialisation avec une esthétique de l’énonciation. Cette étape de la mise en mots, soit très visible ou plus ou moins sous-jacente, déplace la création à un temps vécu, à un état performatif de l’œuvre; c’est-à-dire que l’objet devient action inachevée au sens où le langage combinatoire se pose en question ouverte au visiteur. « Mon travail n’est pas de plaquer de la poésie dans le paysage ou dans les lieux de vie souvent très fonctionnels que je traverse. La poétique est déjà là. Mes propositions artistiques interviennent de façon éphémère ou pérennes pour interroger ce que l’on ne voit plus, questionner le visible, les habitudes, la fonctionnalité désincarnée des lieux collectifs ».  À l’expérience poétique, se greffe une part de jeu, de détournement porté par une volonté d’alléger le quotidien des habitués ou des salariés d’un site.

« Laisse-moi disparêtre » est une installation massive qui prend la forme d’une ouverture inquiétante, fermée, froide et métallique mais lumineuse qui invite au méta-passage. Deux moulages de pieds ou de chaussures en béton figurent au sol comme une trace, un témoignage et matérialisent une disparition ou une incitation à franchir cette porte. Le message lumineux « Laisse-moi disparêtre », découpé dans l’acier, survient comme un appel, une injonction à cet état de franchissement.  

« Laisse-moi disparêtre »- 2020 - Valérie Champigny - Installation triptyque -portes blindées, néon , craie - 3 x 2m - Centre d’arts du Bois Fleuri à Lormont (33).
« Laisse-moi disparêtre »- 2020 – Valérie Champigny – Installation triptyque -portes blindées, néon , craie – 3 x 2m – Centre d’arts du Bois Fleuri à Lormont (33).

Tout le tour de l’installation, peint comme un tableau noir d’écolier, est recouvert de messages en apesanteur assimilables à des nuages à la craie semi-effacés, à des palimpsestes empreints de vibrations émotionnelles comme dans le surgissement du défilement d’une vie. Louise Bourgeois explique : « L’espace n’existe pas ; il n’est qu’une métaphore de la structure de notre existence » Valérie Champigny nous stimule à franchir l’espace de la pariétalité ce qui n’est pas sans rappeler précisément les « Cells » de Louise Bourgeois, ces « passages dangereux » à la fois refuges déstabilisants et prisons énigmatiques. Cet état de perturbation qui gronde indirectement fait souvent écho avec l’expérience personnelle de chacun ou d’une façon plus sourde avec des éléments de l’actualité. « Laisse-moi disparêtre » est une installation créé pour l’exposition « Le mot » présentée au au Centre d’Arts de Lormont (33).

Le langage comme sculpture relationnelle

Valérie Champigny enchaîne les résidences de création, les appels à projets. Ainsi « L’Émer-veilleur Ordinaire », un projet qu’elle a orienté sur l’art de la rencontre au CHU de Bazas dans trois services en gériatrie, et qui avait été retenu dans le cadre d’un appel à projet Culture & Santé Nouvelle-Aquitaine, trouve en 2020-21 une continuité itinérante avec le soutien de l’Agence Régionale de la Santé. L’Émer-Veilleur Ordinaire est un dispositif propice à l’émergence de récits. Conjuguant pluralité des traces, des échanges, textes et photographies qui pourraient à certains égards rappeler Sophie Calle, l’artiste nous associe à la rencontre de personnes hospitalisées ou en fin de vie. Le recueil « Nous l’appellerons Gaston » se caractérise par une attention aux menus détails qui forment l’œuvre d’une vie, par un attrait du quotidien, le goût du récit qui révèle un attachement à l’œuvre de Perec . On se laisse à penser que le titre du recueil soit un clin d’œil à Gaston Bachelard.

« L’Émer-veilleur Ordinaire »- 2019 - Valérie Champigny - Installation lettres de zinc - 1 x 12m - CHU Bazas (33).
« L’Émer-veilleur Ordinaire »- 2019 – Valérie Champigny – Installation lettres de zinc – 1 x 12m – CHU Bazas (33).

À travers cet engagement à stimuler la rencontre émotionnelle de l’œuvre en train de se faire, on sent une vive incitation de la part de l’artiste à rompre avec le qualificatif d’ « art social ». Elle s’explique : « La sculpture sociale ne doit pas réduire le champ de l’esthétique relationnelle à un art social ».

 En 2019, Valérie Champigny faisait ressurgir une douzaine de fantômes dans une performance collective au Palais de Justice de Bazas, dans le cadre d’une résidence de création sur la réhabilitation de ce bâtiment en Pôle de l’Image, de l’Écrit et du Numérique « Le Polyèdre » qui accueillera pour son inauguration une œuvre pérenne en néon où « Le Palais de Justice » devenu « L’étais-je disculpé•e à …», une référence à Thérese Desqueyroux que Mauriac fait apparaître sur les marches de ce Palais de justice, mais à travers cet anagramme, il s’agit aussi du lieu que l’on disculpe dans sa mutation. Là encore Valérie Champigny décortique, travaille avec le glissement de sens et la mémoire du lieu et tous les moyens d’expression sont convoqués pour une œuvre totale dans une restitution accessible à différents niveaux de lecture.

« Nuage-présage »- 2019 - Valérie Champigny - Installation polyèdre et nuage en suspension - 3 x  4 x 4 m - Inauguration du Pôle de l’Écrit, de ll’Image et du Numérique - Polyèdre de Bazas (33).
« Nuage-présage »- 2019 – Valérie Champigny – Installation polyèdre et nuage en suspension – 3 x 4 x 4 m – Inauguration du Pôle de l’Écrit, de ll’Image et du Numérique – Polyèdre de Bazas (33).

L’art de Valérie Champigny ne se limite pas à cette visée poétique protocolaire induite par des contextes sociaux. La plasticienne construit aussi des pièces, scénographie des anagrammes, conçoit des boîtes lumineuses, des dispositifs tels que le polyèdre, une structure de 4 m qui se métamorphose  en polyèdre aux oiseaux ou en polyèdre ombrivore. On trouve aussi les « Archipels féériques » un tissage aérien de 32 km de cordes, le « Nuage-présage », une installation suspendue et luminescente en zinc, la « Chaise-échelle » une sculpture en robinier d’une hauteur de 8 mètres, la « Machine à mots » qui laisse défiler un texte brodé grâce à une installation mécanique, l’enseigne de « L’iMMMensité », le triptyque de portes « Laisse-moi disparêtre », «L’incessant tremblement de ma terre » peinture 2x1m…

Valérie Champigny œuvre dans une nécessité de réconciliation potentielle des modes d’expression qu’elle génère au travers des multiples supports utilisés dans ses installations et nourrit par son sens de l’immersion contextuelle.

On est souvent face à un bricolage assumé, savant et minimal, un apparent désordre suggéré comme une fuite qui viendrait tout juste d’advenir, une sensation d’urgence. Chacune de ces installations se déplie de sens, de questionnements qui font écho au temps présent. Les pièces de Valérie Champigny sont traversées par la question de la survie, de la disparition, de l’absence à soi-même, de l’abandon et cela traité au travers d’une facture massive et physique des matériaux mais qui se traduit étonnamment par une forme poétique de la matière et du langage survenant avec la légèreté d’un souffle, d’un soupir.

¹ Esthétique relationnelle : dans son ouvrage, Nicolas Bourriaud tente de renouveler notre approche de l’art contemporain en se tenant au plus près du travail des artistes et en exposant les principes qui structurent leur pensée : une esthétique de l’interhumain, de la rencontre, de la proximité, de la résistance au formatage social.
Esthétique relationnelle – Nicolas Bourriaud – Presses du réel (1998)
² Poétisation de l’espace : cette expression fait référence à la philosophie de Gaston Bachelard. En proposant « de considérer l’imagination comme une puissance majeure de la nature humaine », il a ainsi ouvert de nouveaux espaces de méditation et de réflexion philosophiques dont s’inspirent encore de nombreux philosophes. 
La Poétique de l’espace –Gaston Bachelard Presses universitaires de France

Jean-Michel Le Blanc, octobre 2020

VALÉRIE CHAMPIGNY – BIOGRAPHIE
Valérie Champigny
Née le 28 mars 1972 en Indre-et-Loire
Réside en Sud-Gironde
Artiste visuelle, plasticienne
Diplômée de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux
Directrice Mutuum, artothèque itinérante
www.valeriechampigny.com

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Actualité Valérie Champigny

– Micromondes

L’artiste poursuit également ses Micromondes, une série d’une soixantaine de boîtes lumineuses qu’elle a récemment exposée à la galerie La Vitrine à Bordeaux dans le cadre d’une exposition collective sur le confinement.

– « Mot » jusqu’au 17 octobre

Valérie Champigny participe à l’exposition collective “Mot” au Centre d’arts du Bois Fleuri à Lormont. Elle y présente 4 installations incluant la notion de langage tout en exploitant les possibilité de l’espace du sol au plafond, de l’intérieur et aussi à l extérieur…

« L’Émer-veilleur ordinaire #1 et #2 » jusqu’au 19 décembre

Valérie Champigny présente une exposition personnelle à l’Agence Régionale de la Santé Nouvelle-Aquitaine. Cette exposition/restitution annonce une résidence itinérante 2020-21 dans les établissements de santé en Nouvelle-Aquitaine. À l’exposition se joint une publication “Nous l’appellerons Gaston” qui relate les rencontres avec des patients en gériatrie du CHU de Bazas (33) et avec des résidents en Ehpad. Des lectures publiques de ces récits portraits sont possibles sur demande.

En résidence 2020-21 à l’Annexe B, lieu d’expérimentation culturel mutualisé, situé dans le quartier Grand-Parc à Bordeaux, la plasticienne qui a fondé Mutuum, une artothèque sur un quartier en rénovation à Mont de Marsan (Prix de la Fondation de France du Programme Habitat 2009) est particulièrement sensible à cette invitation sur le projet « Vue d’en haut » initié par Migrations Culturelles Aquitaine Afriques (MC2A) et.qui mêle à l’œuvre le tissu relationnel.