SYLVIE MERMOUD ET PIERRE BONARD : PAYSAGES DE L’ENTRE-DEUX.

SYLVIE MERMOUD ET PIERRE BONARD : PAYSAGES DE L’ENTRE-DEUX.

Portrait magnétique
par John Lippens

La table est mise. De dessin. Plumes et crayons se répondent, suite à l’invitation de la maîtresse ou du maître de maison : Sylvie et Pierre, complices dans la vie comme sur papier, s’interpellent, se séduisent, s’interrogent, se confrontent. Et nous donnent à voir qu’un couple est toujours plus que la somme de ses parties.

En art visuel, comme en littérature d’ailleurs, les duos ou les collectifs restent minoritaires, contrairement à ce qui se passe en musique, en danse ou au cinéma. Certes, les artistes cotés comptent souvent sur une armada d’assistants ou de techniciens externes pour réaliser leurs projets, mais le produit final reste estampillé Koons, Murakami ou Kapoor. Ici, rien de tout cela, mais un simple pas de deux, où les individualités s’estompent au profit de l’œuvre commune. 

Ainsi construite, celle-ci met en crise tout autant la notion d’auteur que l’espoir d’accéder à ses intentions (à savoir ses secrets, ses désirs ou ses terreurs) à partir de son enfant d’argile ou de fusain. Qui a fait quoi ? Qui a commencé ? Ont-ils dessiné ensemble ? Peut-on distinguer les deux comparses ? Les questions fusent, qui renvoient au réflexe de retrouver l’individu à la source des choses. 

Mermoud-Bonard

Ainsi de cette « Emergence de l’onde », où une étrange circulation artério-veineuse se déverse dans un ruisseau moebien agrémenté de cailloux polaires. Cet organe bifide et polypode incarne cette dualité fondatrice hyper connectée, viscérale bien sûr, aux ramifications enserrantes et protectrices.

Cette forme double, ou en tout cas régie par la répétition, doit nous interpeller car ce schème va se retrouver au fil des années. Une tendance donc à mettre en image la condition même de sa production : un plus un égale deux et quelque chose. 

Mermoud-Bonard

Le « Miroir », qui porte bien son titre, l’illustre à merveille : ce quelque chose a l’allure d’un cocon de papillon momie, un informe en voie de morphogenèse. Mais pour cela, pour donner naissance, il faut être deux, comme en témoignent ces branches recourbées à l’allure d’os claviculaire de poulet. Mais oui, cette vieille coutume romaine consistant à tirer chacun d’un côté sur le furcula, espérant garder en main la partie la plus longue, propice au vœu murmuré en dedans de soi. Enveloppe boisée et augurale, protectrice de ce qui va advenir.

Mermoud-Bonard

Les « Lignes de vie », à entendre aussi littéralement, sont une autre déclinaison de ce motto créateur : il faut être deux pour donner naissance. Et seule la perversité ordinaire du critique d’art s’évertue à déceler à qui le petit dernier ressemble vraiment et de qui il aurait hérité ce fichu caractère. C’est pourquoi, ici, ce n’est décidément pas un remake de crucifixion, le fils sacrifié tenant trop d’un seul de ses ascendants. 

Mermoud-Bonard

Il n’empêche, à se pencher sur leurs dessins, comme ces « Rayons », on réalise que le style graphique de chacun est non seulement immédiatement reconnaissable, mais aussi porteur d’une opposition réciproque que l’on va maintenant détailler. 

Si l’un incline vers des structures ligneuses, parfois aussi rocheuses ou moussues, relativement denses, l’autre s’échappe dans des arabesques énigmatiques hésitant entre croissance et décomposition. D’un côté une armature, géométrisante, à tendance figurative, mais préservant l’énergique légèreté du trait à main levée, de l’autre un microcosme abstrait qui nous plonge dans l’improbable d’un imaginaire proliférant.

Mermoud-Bonard

La « Traversée », où l’on voit une chose posée sur un ponton s’effaçant dans le lointain, nous montre comment le bâti accueille l’organique, piste d’atterrissage pour un condensé de vie future, un peu comme les antiques sculptures d’Horus, véritables héliports pour dieux en transit. 

« Ensorcelé », rudimentaire piège pour virus à la sombre vocation, participe de la même logique graphique tout en soulignant la précarité des structures porteuses face à la puissance invasive du cellulaire. 

Mermoud-Bonard

C’est ainsi que d’autres dessins évoquent le stade suivant de la contamination réciproque, comme le bien nommé « Sacrifice », où les deux techniques se mêlent en nous faisant assister à la noyade d’un possible palmipède dans un tronc aquatique. 

Ou le très grand « Enchevêtrement », dont l’appellation résume la thématique. 

Il est intéressant à ce propos de noter la justesse des titres, économes, mais nous éclairant sur ce que les réalisations une fois achevées inspirent au duo. Car il nous étonnerait fort que le nom précède l’image. Au contraire, il serait une tentative de formaliser la surprise de chacun devant la contribution de l’autre. Un nom de baptême. Voilà ce qu’ils voient dans ce qu’ils n’attendaient pas. 

A ce propos, relevons que les compositions plutôt frontales bénéficient d’un titre qui vient adoucir cette confrontation : « Complémentaires », « La danse », «  Méditation » ou « Dialogue japonais ». Comme si l’opposition de style ne devait pas se faire au détriment du lien. 

Mermoud-Bonard

Toujours est-il que ces dénominations après-coup parlent bien du processus mis en place : Sylvie et Pierre ne savent pas ce qu’ils vont dessiner, ils s’ouvrent à l’improvisation et à l’autre. En ce sens, ils ne sont pas contemporains, si l’on se contente de la coloration cynique, conceptuelle et technologique de ce terme. Mais ce qui l’est, contemporain, c’est d’avoir édicté un protocole « je commence, tu continues, on verra ce que cela donne » basé sur la confiance et la surprise puis d’en assurer la transparence.

Ce n’est pas « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. », puisque le second voit ce que le premier a concocté et que le défi consiste à conjuguer deux univers, mais ceci sans les mêler au point qu’on ne reconnaîtrait plus la patte de chacun.

Mermoud-Bonard

Réaction à la première forme stimulante et adjonction d’un complément, opérations complexes et intuitives que tout créateur expérimente dans son laboratoire personnel, puisque la matière joue aussi ce rôle de contradicteur inspirant. Là, c’est à deux que cela se passe, mais les solutions imaginées pour donner forme aux antagonismes puisent dans le même répertoire fait d’écrin, de charpente, de mixité ou de confrontation, l’essentiel étant de permettre une synthèse aux oppositions initiales. 

Mais synthèse est-il le bon mot ? Il risquerait de donner l’impression d’un processus achevé alors que la force des solutions proposées se trouve dans l’incertitude, la relance, en un mot dans l’ouverture réciproque, faite d’un dialogue certes, mais dans une nouvelle langue, initialement inconnue de chacun. Pensons ici à la notion développée par Georges Didi-Huberman de travail de la formativité, qu’il lie habilement au travail de la figurabilité des rêves. Il soutient l’idée « qu’une forme à chaque fois surgit et se construit sur une « déconstruction » ou une défiguration critique des automatismes perceptifs… »1. Il s’agirait donc de penser la forme comme un processus de déformation, ce que le duo Mermoud-Bonard applique à merveille, puisque l’intervention programmée du suivant modifie la façon dont on peut percevoir le dessin du premier. Continuant sa lecture des formalistes russes, Didi-Huberman cite leur hypothèse de déformation organisée : « -toute forme est formante dans la mesure même où elle se rend capable de déformer organiquement, dialectiquement, d’autres formes déjà formées – »1.

En jeu ici serait donc la mise à nu des processus de création formelle, la contrainte de l’association à deux mettant à jour des phénomènes de relance habituellement plus discrets dans la création solitaire.

Mermoud-Bonard

Si l’on y rajoute la tendance déjà relevée à dupliquer certains éléments du dessin, qui pourrait témoigner d’une involontaire mise en image de la structure même d’une création bicéphale, on pressent que ces images simples et épurées nous renvoient au cœur des processus créatifs et à la puissance de la pensée par images. Freud l’avait suggérée en isolant la capacité des rêves à figurer des opérations psychiques mêmes abstraites. Maurice Dayan l’a développée dans son livre phare sur les rêves1. Sylvie Mermoud et Pierre Bonard l’incarnent dans ces œuvres délicates. 

Paysages de l’entre-deux, leur poésie renvoie à ce qui les constitue. Un team intime.

1 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Editions de Minuit, Paris, 1992, p.168
2 Georges Didi-Huberman, Ibid, p.169
3 Maurice Dayan, Le rêve nous pense-t-il ?, Les Éditions d’Ithaque, Paris, 2010

John Lippens, juin 2022

Questions posées sur tableau magnétique :

  • Avez-vous un artiste fétiche en commun ?
  • Votre maximum de passes ?
  • L’importance de la temporalité dans votre dispositif ?
  • L’impact de votre duo sur votre production personnelle ?
  • Une image à rajouter ?