Ella et Pitr

Ella et Pitr

Ella & Pitr se sont rencontrés alors qu’ils collaient chacun de leur côté sur les murs de Saint-Etienne et ne se sont plus jamais quittés. Couple à la vie comme à l’atelier, ils donnent à leurs dessins le charme d’une complicité créatrice et transforment les murs et les toiles en portes ouvertes sur les territoires de leur imaginaire. L’exposition Comme des Fourmis qui ouvre le 20 janvier à la Galerie Le Feuvre célèbre 07 ans de complicité dans la rue comme en galerie. D’expositions personnelles – Celui qui volait les étoiles… (2012), Ella + Pitr = (2013), See You Soon Like the Moon (2015), Au jour le jour pour toujours (2017) – en interventions sur les murs et toits du monde qu’ils peuplent de figures amicales comme « Pendant qu’Inès rêve de camping » place de la Défense, « Lucette ou l’incompréhension de soi » à Montréal, « Le Géant Pantelimon » à Bucarest, ou « Le Coup de pied à la lune » à Saint-Etienne, Ella & Pitr nous font partager une histoire qui évolue au rythme de leur propre histoire familiale et de leurs pérégrinations dans les villes. Ils nous font le récit d’une aventure urbaine moderne, créant une véritable mythologie contemporaine avec des figures et un bestiaire qui nous sont à la fois proches et extraordinaires !

Où puisez-vous Ella & Pitr cette force de vivre « au jour le jour pour toujours » dans un tel état d’émerveillement ?

ELLA : Probablement dans l’angoisse de la mort, l’effroie que cela me procure à l’idée qu’un jour toute cette jouissance s’arrête. Une peur qui me contraint à réaliser les choses d’une façon goulue mais qui me donne une certaine force motrice.
PITR : Pour moi, elle vient de cette envie irrépressible de faire des toiles et des graffitis.
ELLA & PITR : Dans les deux cas, il s’agit de maladies (rires).

Dans le film « Baiser d’encre », nous pouvons voir que vie personnelle et pratique artistique sont indissociables. Comment s’articulent l’une et l’autre ?

E&P : Vie familiale et vie artistique sont intimement mêlées. Nous vivons au jour le jour, de manière complètement intuitive, instinctive. C’est une sorte de chaos organisé. Il y a comme une trame de base sur laquelle tout s’improvise.

Retrouve-t-on cet aspect instinctif dans vos interventions artistiques en extérieur ?

E&P : Notre démarche elle-même comporte une grande part d’improvisation car nous ne savons jamais trop comment s’organisera le lendemain. Elle est comparable à celle des enfants. De petite actions que nous pourrions appelé « des coup de tête »  répondent à une dimension ludique qui fait partie intégrante de notre travail. Nous aimons agir sur un coup de tête, puis lui faire prendre corps.  Faire des interventions « sauvages » reste une part essentielle à notre travail. mais attention, soyons clairs là-dessus, il n’y a pas d’improvisation possible sans un minimum d’organisation ! Et oui, ne nous y trompons pas car c’est la base.

Malgré cette part d’improvisation, il se dégage un réel sentiment d’unité et de continuité dans vos interventions.

E&P : Oui car nous passons notre temps à liberer de la place à ce désir d’improvisation justement. Et si nous nous écoutons, rien n’est incohérent, justement plus nous laissons de la place à ces petites choses que nous désirons réaliser plus quelque chose de cohérent se dessinera. Nous épinglons des listes au-dessus de notre bureau où nous notons des lieux sur lesquels intervenir, des gags qu’on aimerait faire et bien d’autres choses. Parfois plusieurs mois ou plusieurs années après, l’opportunité de les réaliser se présente…

Comment vie familiale et artistique évoluent-elles ensemble ?

E&P : On peut le définir comme un flux, mais décalé dans le temps. Il peut se passer des choses avec les enfants à un moment que l’on ne dessinera que bien plus tard. Des souvenirs ressurgissent spontanément et nous les intégrons dans nos travaux. Dans le film de Françoise Romand, on retrouve la figure de l’homme-téton qui ne serait jamais apparue si je n’avais pas connu la maternité. Nous jalousons nos enfants pour la vivacité de leurs dessins. Ils nous apprennent beaucoup. À quatre une certainement organisation s’impose pour libérer du temps au travail.

Vous parliez de gags. Le coté facétieux est-il omniprésent dans vos oeuvres ?

E&P : Il est peut être lié à cette peur de la mort. Mais c’est aussi une réponse à une attente qui ne nous plait pas ou pour échapper à une contrainte. Par exemple, pour un journal local, en réponse à la sempiternelle question « qui fait quoi dans (notre) couple », nous avons fait une photographie où nous inversions nos têtes par un montage photographique en gardant nos chevelures respectives, cela donnait un résultat monstrueux. Si le point de départ était une blague, cela à fait germer l’envie d’en produire toute une série avec tous les couples de notre entourage. C’est toujours pareil, il faut faire des blagues avec sérieux ! Parce que la rigolade, ce n’est pas négligeable. Et puis c’est quand on donne de l’importance à la légèreté qu’elle peut prendre une certaine consistance.

La rue nourrit vos dessins de personnages atypiques et à votre tour, vous l’agrémentez par vos collages. Comment cet échange est-il perçu par la population ?

Il faut demander ça à la population!

Les gens s’attachent-ils à des personnages particuliers ?

E&P : La figure de la grand-mère à Saint-Etienne est devenue une mascotte, elle est très demandée. Mais encore une fois, nous ne sommes pas les mieux placés pour répondre à cette question.

L’installation de cadres photographiques a aussi été très appréciée.

E&P : C’est drôle, justement, ce projet n’a pas du tout pris à Saint-Etienne mais a très bien fonctionné dans d’autres villes. Nous aimons beaucoup le fait que les gens envoient leur photo anonymement sans connaître l’utilité de leur geste. Nous avons une belle collection de près de 4000 clichés.  Il y a ce sentiment que les gens se sont fédérés autour d’un projet alors qu’ils étaient seuls quand ils ont pris la photo. Cela nous rend extrêmement joyeux de les regarder, de penser que par ce projet ils sont réunis.

Vos collages se moquent gentiment des faiblesses de la nature humaine, parfois même de son ridicule. Est-ce important pour vous de montrer la vie et ses petits travers ?

E : Nous portons une certaine révolte, c’est une forme de résistance, une sorte de revanche que l’on prend sur toute cette société hyper léchée et trompeuse. Par ce que nous faisons, nous ramenons les gens à la beauté du réel. Nous leur disons qu’ils peuvent être beaux courbés ou abattus, peu importe, nous devons composer avec ça. Avec la chair, le sang et les pieds sur terre en opposition aux illusions qu’on nous vend gratuitement comme l’accessible inaccessible étoile d’une façon très tordue dans les magasines et l’espace publicitaire.

Vous aimez « jouer » avec les architectures, l’originalité des supports et des lieux. Pouvez-vous nous parler de ces réalisations qui sont de plus en plus spectaculaires ?

E&P : Nous aimons jouer avec les limites, transcender le cadre et les contraintes. Quand nous avons commencé à faire de l’affichage dans les rues, il y avait vraiment un effet de surprise. Maintenant la pratique s’est répandue au point que tout le monde connaît un peu ça et ne le perçoit plus de la même façon. Le désir s’est éteint en quelque sorte. Or nous avons ce besoin d’être dans la surprise, de jouer avec le public et d’être excités à l’idée de pouvoir le surprendre. Nous cherchons alors constamment à aller plus loin, à voir les choses sous de nouveaux angles.

Vos anamorphoses à la Comédie de Saint-Etienne sont nées de cette volonté de surprendre ?

E&P : Complètement. Des cadres photographiques nous sommes passés aux anamorphoses avec cette envie de faire des volumes imaginaires et de se confronter à de nouvelles techniques. Nous avons voulu élaborer des petites mises en scène avec des personnages dans ces espaces étranges que sont les anamorphoses. Nous aimons de plus que le tracé ne soit pas parfait, qu’il reste parfois un petit décalage dans un raccord car cela nous ramène une fois de plus au réel.

Des problèmes techniques que vous retrouvez lors de vos réalisations de très grands formats au sol ?

E&P : Les grandes surfaces sont comparables à des feuilles géantes. Au début cela semble chaotique de se lancer dans un tracé qui nous dépasse mais petit à petit le rapport d’échelle rentre dans nos membres et au bout d’un moment il semble que ce géant que nous sommes en train de dessiner entre dans notre corps et devient mesurable d’une façon intuitive. On a alors le sentiment que notre bras se démultiplie et que nous savons ce qu’il faut faire.

Ce qui nous intéresse dans les grands personnages est l’idée que quelqu’un peut se retrouver en train de marcher sur un dessin immense sans se douter que s’en est un.

Mais pour en revenir aux problèmes techniques, cela fait partie du jeu de chercher des solutions aux difficultés rencontrées.

Les commandes d’institutions ont-elles orienté votre travail sur de nouvelles voies ?

E&P : Au-delà de l’aspect financier, nous répondons parfois positivement à des commandes d’institutions, car cela nous impose des contraintes auxquelles nous n’aurions jamais pensé. Si nous les acceptons cela peut devenir une opportunité à ouvrir de nouvelles portes !

Sur mur comme sur toile, vos personnages sont de plus en plus grands. Qu’est-ce que ce changement d’échelle vous permet d’exprimer ?

E : Le vertige ? L’impossibilité de se représenter l’idée de l’infini ? L’illusion que nous n’avons pas de limites, que nous sommes capables de tout, comme d’accoucher de géants qui font 1000x notre taille.

Un rapport au monde qui se perçoit aussi dans le choix des formats de vos supports…

E&P : Nous travaillons soit sur de très grands, soit sur de tout petits formats. Quelque chose n’opère pas sur des formats moyens. Les réalisations immenses comme celles faites récemment au Chili nous donne le sentiment d’être des fourmis, de devoir déplacer des montagnes. C’est très contradictoire car la réalisation de ces géants nous épuise littéralement mais en même temps , une fois le géant réalisé, cela nous donne des ailes, en tout cas une énergie folle de se savoir capables d’accomplir un travail aussi colossal.

Votre travail est souvent défini comme poétique…

E : Plus on cherche à la définir moins elle est palpable n’est ce pas ? C’est comme le silence, ça disparait facilement. La poésie, laissons-la là où elle est, ne cherchons pas à la saisir. C’est trop fragile, un peu magique, touchons du bois…

La représentation d’animaux participe-t-elle au caractère poétique de vos œuvres ?

E&P : ça faudra le demander à la poésie…

Chaque œuvre raconte une histoire, un « Il était une fois… » Êtes-vous des lecteurs de contes ?

E&P : Nous nous sommes beaucoup ennuyé mais nous avons eu aussi très peur parfois, il a donc fallu qu’on se raconte beaucoup d’histoires à nous même dans nos enfances respectives pour trouver refuge. Nous sommes encore à la recherche du récit qui nous semble juste.

Vous publiez aussi des ouvrages qui rappellent les livres-albums pour enfants.

E&P : Oui parfois nous venons à bout d’un récit comme dans « la vieille qui faisait partie des meubles » ou « renverse ta soupe ». Peut être parce que nous vouons une affections particulière à l’objet « livre » comme un témoin qui peut rester dans le temps, nous lui accordons une certaine confiance. Et aussi peut être voulions-nous nous confronter à l’exercice du récit de A à Z puisqu’en dehors de ces rares livres, nous ne donnons jamais à voir le récit. Nous essayons justement qu’en une seule image que nous donnons à voir, il y ait à imaginer toute une histoire. Nous laissons juste entendre qu’il s’est passé des choses avant et qu’il s’en passera après.

Plusieurs motifs sont récurrents dans vos dessins et parmi eux la couronne et le rocher. À quoi font-ils référence ?

E&P : Chacun de ces motifs peut à un moment donné être l’expression de sensations très différentes. Les personnages couronnés sont toujours un peu chétifs. Nous aimons ce renversement, des moches par rapport aux beaux, de donner le pouvoir à celui qui ne peut l’avoir, de l’enfant qui devient roi de ce monde. En même temps, la couronne ne tient pas vraiment sur leur tête. Trop grande ou trop lourde, elle est toujours en train de tomber sur les yeux et donne un air ridicule.

Le caillou a lui quelque chose de très séduisant, de poétique. Il exprime le poids des choses, la gravité. Sur du papier, on peut en faire ce que l’on veut de cette gravité. Il peut être énorme et flotter dans l’air.

Pouvez-vous nous parler de ce rapport très fort entre l’homme et l’animal dans vos nouvelles créations ?

E&P :La représentation de l’animal, à la différence d’un personnage qui induit une forme d’identification, ouvre l’histoire sur un dialogue entre nature et humanité. Le rhinocéros est comparable à la pierre. Il incarne l’idée de menace. Pour ce qui est des oiseaux, nous dessinons souvent de gros marabouts disgracieux, aux ailes très lourdes. Se retrouve ce côté ambivalent de l’oiseau qui ne peut voler et cette correspondance avec les personnages eux-aussi un peu patauds.

Picasso a dit qu’il lui a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme les enfants. Est-ce pour vous difficile de faire des dessins qui ont les caractéristiques de ceux des enfants ?

E&P : Picasso voulait retrouver l’énergie pure du trait de l’enfant dans ses dessins. C’est différent que de dessiner « à la manière de ». Nous avons aussi cette quête de retrouver l’énergie brute du geste enfantin. Pas plus tard que cette nuit, nous expérimentions cela avec des extincteurs. Pas une mince affaire.

Personnages monstrueux, terrifiants ou protecteurs sont omniprésents…

E : J’ai surtout l’idée du monstre géant avec lequel il faut lutter. Souvent je me représentais face à une sorte de gros gribouillis noir énorme avec une bouche. Il a évolué maintenant mais il est resté cette idée de combattre une entité énorme qui nous dépasse complètement. Celle-ci représente des énergies et des forces à l’intérieur de moi que je n’arrive pas à définir mais qui sont là et que le dessin exprime.

Ce lien entre rue et galerie, nous le retrouvons dans les écritures composant les fonds des toiles ou le plumage des oiseaux…

P : Nous insérons parfois discrètement des écritures dans nos œuvres. J’aime la pratique du tag dans la rue.
E&P : Mais ce n’est pas uniquement cela car il y a plein de petits messages secrets dans certaines toiles. Derrière les toiles il y a aussi de bonnes surprises « mais pour les découvrir il faut les acheter » ! [Ella et Pitr sont représentés par la Galerie Le Feuvre Paris NDLR]

Jusqu’où irez-vous Ella & Pitr ?

P : On s’était dit qu’on décrocherait la lune mais…c’est déjà fait. En effet trouvé sur le mur en face de la fenêtre de notre chambre, une vieille pub de la crème Éclipse dont le logo est une lune… Nous aimerions faire le tour de la planète, aller dans des pays dont on ne connaît pas le mode de vie, ni la technique pour trouver du matos et peindre sur place. On risque de toujours se courir après vu que la terre est ronde (rires).

L’idée de la vie qui passe, qu’elle est un voyage, qu’elle se consume avec ses bons et ses mauvais moments, n’apparait-elle pas de manière plus explicite dans vos travaux présentés lors de l’exposition Au jour le jour pour toujours (2017) ?

E&P: Certainement puisque l’énergie change au file du chemin. Nous avons un petit recul sur ce que nous avons pu accomplir jusque-là donc nous pouvons commencer à parler de certaines choses qui, avant, étaient beaucoup trop près de nous pour arriver à les regarder. C’était un peu flou parce que trop près. On en revient au point de vue…

Comment vos interventions dans les espaces publics avec des personnages toujours plus gigantesques sur des surfaces toujours plus grandes, influencent-elles vos travaux sur toile, notamment sur les rapports d’échelles ?

La réponse est dans la question. Mais c’est peut être l’inverse, c’est peut être des dessins où nous nous représentions comme des fourmis évoluant sur les lignes d’un personnage beaucoup plus grand qui faisaient office de paysage qui nous a influencé à faire peindre des géants taille réelle dans les villes.

Que représente pour vous cette première exposition « rétrospective » et cette publication monographique aux Editions Alternatives dans votre jeune carrière ?

Ça nous incite à passer au chapitre suivant avec beaucoup de joie !

 

Texte Valérie Toubas et Daniel Guionnet © 2018 Point contemporain
Remerciements à Franck Le Feuvre et à Jonathan Roze de la Galerie Le Feuvre Paris.

 

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Visuel de présentation : Ella Pitr, La Valla-en-Gier, Photo prise le 01-12-2017

Photos : Tous droits réservés Ella & Pitr

 

Ella et Pitr, Saint-Chamond, Le naufrage de bienvenu. Photo © Ella&Pitr prise le 30-07-2017
Ella et Pitr, Saint-Chamond, Le naufrage de bienvenu. Photo © Ella&Pitr prise le 30-07-2017
Ella et Pitr, Paris, Pendant qu'Inès rêve de camping. Photo © Ella&Pitr prise le 22_09_2016
Ella et Pitr, Paris, Pendant qu’Inès rêve de camping. Photo © Ella&Pitr prise le 22_09_2016
Ella et Pitr, Montréal. Photo © Ella&Pitr prise le 22-07-2016.
Ella et Pitr, Montréal. Photo © Ella&Pitr prise le 22-07-2016.
Ella et Pitr, Bombay, Sassoon Dock. Photo © Ella&Pitr prise le 27-11-2017
Ella et Pitr, Bombay, Sassoon Dock. Photo © Ella&Pitr prise le 27-11-2017
Ella et Pitr, Saint Etienne, Stade Geoffroy Guichard. Photo © Ella&Pitr prise le 28-06-2016
Ella et Pitr, Saint Etienne, Stade Geoffroy Guichard. Photo © Ella&Pitr prise le 28-06-2016