AGNES SCHERER, A THOUSAND TIMES YES

AGNES SCHERER, A THOUSAND TIMES YES

Agnes Scherer, A thousand times yes, 2022, plaster gauze, plaster, acrylic paint, fabric, paper, variable dimensions, unique – Photo Aurélien Mole

EN DIRECT / Exposition « A thousand times yes » d’Agnes Scherer, jusqu’au 17 décembre 2022, galerie sans titre, Paris

L’exposition personnelle A thousand times yes d’Agnes Scherer, actuellement visible à la galerie sans titre, s’articule autour d’une installation immersive comprenant une série de nouvelles peintures et sculptures qui mettent en scène un mariage fictif.

En faisant allusion avec humour à l’obsession actuelle que certaines femmes occidentales, de la classe moyenne et adeptes d’Instagram, semblent se faire du jour de leur mariage, Scherer en a isolé et interprété quelques symboles afin de mener une réflexion sur les excès des sociétés capitalistes, tout en questionnant les systèmes hétéronormatifs de pouvoir.

L’exposition emprunte son titre au roman Orgueil et préjugés de Jane Austen, qui, en 1813, a dépeint les affres du mariage à l’époque pré-victorienne avec une précision dont le cynisme subtil a inspiré l’exposition de Scherer. Pour Austen, l’organisation du mariage était pensée en fonction des intérêts mutuels (et financiers) de deux familles désireuses d’accroître leur puissance économique par des alliances.

Une formalité d’usage qui a été mise à rude épreuve lorsque l’amour réciproque est entré dans l’équation. Les valeurs individualistes promues par les Lumières comprenaient le droit à l’autodétermination grâce à l’amour romantique. Surpassant quant à lui toute approche précédente, le mariage capitaliste d’aujourd’hui accomplit l’exploit de conjuguer valeurs économiques et romantiques comme sa raison d’être : le seul modèle de noces pouvant être considéré comme réussi. Il est important de noter qu’avec le rôle croissant d’Instagram et d’autres médias sociaux en tant qu’outils de mesure du succès, les cérémonies de mariage semblent illustrer parfaitement le consumérisme décadent du régime capitaliste.

Répondant tantôt aux arrangements économiques pré-modernes, à la révolution individualiste des Lumières, puis aux mouvements de libération féministes et plus récemment, au vagabondage émotionnel schizophrénique des candidats au mariage de Love is Blind sur Netflix, la mariée de Scherer pourrait bien être le produit, ou plutôt la victime, de siècles d’aspirations politiques et sociales. Le rituel du mariage, tout comme l’art, semble prêt à absorber les fluctuations politiques de n’importe quelle génération.
Bien que l’artiste ait souligné qu’il n’était pas crucial de saisir avec exactitude le profil socioculturel de ses mariés, elle souhaitait néanmoins qu’ils cumulent un certain nombre de traits qui permettraient au spectateur d’imaginer ce que beaucoup pourraient définir comme la “norme”.

Sans être entièrement autobiographique, l’exposition de Scherer évoque cependant des difficultés auxquelles la plupart des femmes provenant d’un milieu socio-économique semblable à celui de l’artiste sont confrontées. C’est-à-dire une vie dont le succès est mesuré par l’ordre hétéronormatif blanc, qui glorifie la capacité à se marier, à avoir des enfants et une carrière professionnelle réussie, etc. Scherer ouvre ainsi un espace d’introspection et pose le regard sur les dégâts causés par la pensée patriarcale occidentale, qui se définit principalement par une vision hétéronormative, binaire et essentialiste du monde. En proposant une approche hyperbolique – une version excessive et stéréotypée d’une cérémonie de mariage – elle en révèle les tendances socio-politiques sous-jacentes.

Même si A thousand times yes s’interroge principalement sur la vision du mariage idéal d’une jeune femme hypothétique, c’est surtout le rôle de l’homme qui est subtilement mais clairement remis en cause. Si, à première vue, le marié de Scherer apparaît comme un prince charmant, certains détails peuvent suggérer le contraire. En effet, on voit dans A thousand times good night une étreinte trahissant une relation de couple bancale. Il est difficile de déterminer si la mariée essaie d’échapper à l’étreinte ou si elle s’y résigne simplement. Quoi qu’il en soit, la posture du marié rappelle le baiser d’un vampire, sa tête tournée vers la gorge de la mariée affirmant une position sociale dominante. Pendant ce temps, la mariée tente de maintenir son équilibre en s’appuyant sur une peinture qui représente une voiture emballée comme un cadeau, suggérant à son tour que son choix matrimonial se limite à troquer son intégrité physique contre des produits de luxe. C’est donc au moment du baiser, étape décisive de la cérémonie, que la subjectivité de la mariée de Scherer est de facto anéantie par son époux qui s’apprête à l’éviscérer (symboliquement et parfois littéralement). Simone de Beauvoir avait raison quand, lors d’une interview télévisée de 1959, elle expliqua que le mariage était “obscène” pour la perte de subjectivité et de souveraineté qu’il causait inévitablement à ceux qui s’y soumettaient. De même, Scherer semble suggérer que le mariage n’est rien de moins que la célébration de la disparition des femmes.

C’est en creusant ce sujet que ses recherches l’ont amenée à conclure que le féminicide – fantasmé et célébré dans la culture pop depuis des décennies – est souvent présenté comme acte ultime de la masculinité. L’une des références qui a façonné l’installation de Scherer et a donné sa couleur à la chevelure de la mariée, est le clip de 1995 de Kylie Minogue et Nick Cave “Where the Wild Roses Grow”. Enorme succès du milieu des années 1990, la vidéo est une balade racontant une histoire “d’amour” dans laquelle la passion incontrôlable de l’amant le pousse à assassiner sa fiancée.

De même, la littérature romantique des Highlands a grandement contribué à normaliser la violence amoureuse, avec des personnages masculins dont la virilité ne se prouve souvent qu’au prix de violences et d’agressivité envers leurs amantes. Ici, la brutalité du héros blanc cis-masculin est justifiée par une disposition “naturelle”, qui le rend sexy. Plus récemment, le succès planétaire du roman érotique 50 Nuances de Grey d’E. L. James a encore renforcé l’idée que les femmes s’épanouissent dans des relations amoureuses impliquant des abus physiques et psychologiques.

Plus qu’une critique frontale de l’organisation patriarcale et capitaliste du rôle des genres, A thousand times yes porte sur la banalité de la violence. L’effet dramatique de l’installation de Scherer réside précisément dans sa capacité à déclencher un degré d’empathie. Avec son utilisation du style camp et une esthétique exubérante, Scherer échappe volontiers à tout positionnement ou jugement clair, suggérant plutôt qu’elle, comme la plupart des visiteurs, pourraient être complices.

Elise Lammer

Agnes Scherer, A thousand times yes, 2022, plaster gauze, plaster, acrylic paint, fabric, paper, variable dimensions, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times yes, 2022, plaster gauze, plaster, acrylic paint, fabric, paper, variable dimensions, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times yes, 2022, plaster gauze, plaster, acrylic paint, fabric, paper, variable dimensions, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times yes, 2022, plaster gauze, plaster, acrylic paint, fabric, paper, variable dimensions, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times good night, 2022, plaster gauze, plaster, canvas, acrylic paint, ribbons, paper, variable dimensions, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times good night, 2022, plaster gauze, plaster, canvas, acrylic paint, ribbons, paper, variable dimensions, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times yes, 2020, exhibition, Sans titre, Paris - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, A thousand times yes, 2020, exhibition, Sans titre, Paris – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, Say it with diamonds, 2022, acrylic on canvas, 100.5 x 82 cm, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, Say it with diamonds, 2022, acrylic on canvas, 100.5 x 82 cm, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, Say it with flowers, 2022, acrylic on canvas, 99 x 140 cm, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, Say it with flowers, 2022, acrylic on canvas, 99 x 140 cm, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, So much more than words can say, 2022, acrylic on canvas, 80 x 68.5 cm, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, So much more than words can say, 2022, acrylic on canvas, 80 x 68.5 cm, unique – Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, To the end of the world, 2022, acrylic on canvas, 78 x 100 cm, unique - Photo Aurélien Mole
Agnes Scherer, To the end of the world, 2022, acrylic on canvas, 78 x 100 cm, unique – Photo Aurélien Mole

Agnes Scherer (née en 1985, Allemagne) vit et travaille à Salzbourg et Berlin. Elle a étudié la peinture à la Kunstakademie de Düsseldorf avec Peter Doig et Enrico David.
Pour citer certaines expositions personnelles : “The Notebook Simulations” au Kunstverein für die Rheinlande und Westfalen, Düsseldorf (2021); “My refuge, my treasure, without body, without measure” chez ChertLüdde, Berlin (2021) ; “Cœurs Simples” à Sans titre, Paris (2020); “ORLANDO TUSSAUD” chez Philipp Haverkampf, Berlin (2019). En 2023, l’artiste aura une exposition personnelle au Kunstverein Heidelberg.
La première opérette d’Agnes Scherer, “Cupid and the Animals”, a reçu le Nigel Greenwood Art Prize en 2015 et a été jouée, entre autres, au Museum Ludwig à Cologne (2017) et au TRAMPS à New York (2018). En 2019, sa deuxième œuvre élaborée dans ce format, “The Teacher”, a été présentée par Kinderhook & Caracas à Berlin et au Cabaret Voltaire, Zurich (2020). Toujours en octobre 2020, Scherer a présenté la première partie de son troisième projet d’opérette “The Salty Testament” à 1646 à La Haye. L’installation de l’artiste “The Very Hungry” dans l’espace berlinois Horse & Pony a reçu le Berlin Art Prize (2019).

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