LOUISA MARAJO

LOUISA MARAJO

Louisa Marajo, Into the wave, 2020. Crayon sur papier, 190 x 133 cm © Louisa Marajo, courtesy Galerie Dix9 Hélène Lacharmoise

ENTRETIEN / Louisa Marajo

par Valérie Toubas et Daniel Guionnet, Commissaires d’exposition et critiques d’art indépendants Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

« Un artiste est quelqu’un qui sait son « impuissance »
mais qui essaye de faire quelque chose avec ses moyens. »

Louisa Marajo nous donne à voir en toute sincérité l’élaboration des œuvres dans l’atelier, les matériaux et les outils qu’elle emploie. Ses recherches sur les relations entre les formes se font à l’échelle de son propre corps et de son expérience personnelle. Son processus de création, tout aussi important que les œuvres finies, nous emmène par périodes sur des versants, parfois colorés, ou au contraire très sombres, épurés ou si denses qu’ils tendent à multiplier leur caractère poétique pour aborder aussi, plus frontalement, des questions structurelles. Elle nous entraîne dans son itinéraire d’artiste qui brasse dessin, photographie, peinture, installation dans une réflexion qui mêle des pensées d’écrivains ainsi que celles d’artistes qui ont pensé la spatialisation des formes et leurs relations sans jamais perdre de vue le monde dans lequel ils vivaient. Comme eux, Louisa Marajo nous aide à comprendre que ce monde n’existe qu’au travers d’un chaos, l’expression d’une multiplicité, et d’une complexité.

Qu’est-ce que tu voulais exprimer en devenant artiste ?

Dès l’adolescence, j’ai créé un lien entre peindre et faire du sport. Deux activités vitales pour moi. Ce besoin de transpirer, au sens propre comme au figuré est le sens de mon travail. Un artiste transpire un monde, c’est-à-dire le façonne et le partage. Le rapport au corps et à l’espace est très important dans ce que je donne à voir. Travailler sur des installations, faire du dessin ou de la peinture sur de grands formats, sont des activités que je qualifie de physiques car elles m’engagent dans des constructions mettant en jeu corps, espace et énergie. Soutenue par ma famille, j’ai quitté la Martinique pour intégrer en 2005 l’École des beaux-arts de Saint-Étienne pour y affirmer une activité de peintre avec des enseignants tels Denis Laget et Rémy Hysbergue. Pendant cinq ans, j’ai eu une pratique de peinture abstraite sans forcément relier ce travail à mes origines caribéennes. J’avoue que cela ne m’avait jamais traversé l’esprit même si je perçois maintenant des liens et que j’en parlais inconsciemment. À cette période, j’ai également passé quatre mois en échange Erasmus en Allemagne dans la classe de Silvia Bächli, une artiste que j’avais choisie parce qu’elle travaille sur les lignes, la mémoire et sur la distance, le vide entre les éléments. J’ai compris avec elle que le silence pouvait être un vecteur de narration et de relation. Les écrits d’Edgar Morin sur l’interdépendance des éléments m’ont également beaucoup inspirée à ce moment. Ma réflexion s’est portée sur cet « inter » qui ne se réduit pas à un « entre » ou à un « et » mais qui renvoie à un « avec ». Tout mon travail parle de ce qui est complexe, ce qui est lié, tissé ensemble, mais dans la différence construite. J’ai axé mes recherches picturales aux Beaux-Arts sur des lignes et surfaces de formes qui se répondaient dans l’espace et dans la temporalité, un travail qui s’est développé au fil des années.

Une recherche que tu évalues de manière régulière et dont tu fais le récit par la photographie et en peinture…

J’ai toujours été attentive à ce qui se passe dans l’atelier en le traversant, en déambulant dedans, tel un paysage. J’ai commencé à documenter mon travail en faisant des prises de vues de l’atelier, mais aussi de détails d’œuvres, ce qui me permet de les déployer dans l’espace. Si au début je gardais ces photographies pour moi, je les ai ensuite intégrées dans mon travail afin de créer des jeux de construction de formes. Elles sont devenues un matériau en tant qu’image possible. J’ai aussi peint mes propres outils de travail, pinceau, palette de peintre ou encore un marteau, avec cette idée que tout se déconstruit et se reconstruit dans le travail d’artiste. Reraconter à travers les œuvres ce que je fais peut paraître un peu tautologique, mais cela concourt surtout à définir un cheminement de création, à montrer le faire et son évolution, et à entrer dans une « profondeur de poésie » (Glissant).

Quand on porte un regard chronologique sur tes œuvres, on est frappé par la cohérence et une fluidité dans la manière dont tes recherches ont évolué…

Sans doute parce que mes travaux poursuivent depuis le début cette recherche sur l’espace et sa métamorphose. De manière assez instinctive, je combine les éléments sur lesquels je concentre mon attention, effectue des déplacements entre les médiums. Mes dessins intègrent mes installations, le support des toiles, les châssis en bois se mélangent aux palettes sur lesquelles je viens dessiner, peindre, coller et transférer des photographies. Je raconte aussi la mutation des supports, comment ceux-ci se superposent pour accueillir une pensée qui évolue avec le temps, qui s’imprègne de ce que l’œil voit. Cette cohérence dont vous parlez vient peut-être aussi du fait que les transformations, même si j’y réfléchis beaucoup, se font de manière naturelle et que j’aboutis souvent à un résultat que je n’avais pas imaginé tout à fait ainsi au départ mais qui résulte d’une forme de liberté dans la mise en espace.

Peut-on dire que progressivement, des premières toiles à tes installations, tu nous racontes par leur mise en volume l’histoire de l’émancipation des formes ?

En effet, on peut suivre un itinéraire et s’apercevoir que les formes acquièrent une véritable autonomie. De mes premières toiles de 2004-2005, très chargées, où les formes tissées entre elles au centre de la toile exprimaient déjà une certaine complexité, jusqu’en 2012 où elles viennent en explorer les bords et nous parler d’un possible hors champ, suggérant une tridimensionnalité en 2015, jusqu’à effectivement déborder de la surface de la toile et devenir installation. L’évolution a été ainsi, en relation directe avec mes conditions de travail dans un atelier ou pas. En 2014, je travaillais chez moi et j’ai donc privilégié le travail photographique et le dessin sur des feuilles de papier, ce qui ne m’a pas empêchée de chercher à créer du volume. Aujourd’hui, installée dans un atelier en banlieue parisienne, je peux concevoir des installations de plus grande envergure. Je me laisse guider par les circonstances, influencée sans doute par Frank Stella qui voulait faire exploser l’espace, que ce soit à partir d’une pensée minimaliste ou complètement baroque, et même excessive, en refusant toujours de rester figé dans une pensée unique et des certitudes branlantes.

Il est vrai que ta peinture a traversé des périodes très colorées, plus sombres, parfois très denses… comme l’expression d’états de sensibilité très différents…

Aucune de ces périodes ne va sans une autre, la période où je fabriquais des « espaces impossibles » très denses avec des accumulations, ou ces méandres qui m’attirent beaucoup, a été suivie d’une phase de retrait, plus silencieuse. Pour qu’il y ait du silence, il est nécessaire qu’il y ait du bruit et inversement car les deux sont liés, reliés. Nous vivons dans une société qui relève d’une sensation de chaos mouvant et perpétuel, pris dans des flux constants d’informations, de connaissances, qui finissent par devenir des gouffres.

Dans ton travail, ton processus de création témoigne-t-il autant que l’œuvre de ta pensée ?

Rien n’est arrêté et tout se rejoue dans les œuvres, d’autant plus que je ne les sacralise pas, n’hésitant pas à en reprendre certaines, à les retravailler pour en faire tout autre chose. Je ne peux pas en dire de même pour les dessins que je considère comme finis même s’ils font partie d’une série. Ce mouvement du faire, du reprendre et du recommencer pourrait caractériser un aspect de la vie en Martinique souvent « balayée » par les ouragans. Un livre sur l’ouragan Hugo qui a ravagé l’île de la Guadeloupe en 1989 m’accompagne tel un ange car même si l’on y voit des images de désolation, on sait que tout va être reconstruit : qu’il va surgir de nouvelles formes sur la catastrophe, que la vie va persévérer… Le sentiment de « chantier », ce qui est en train de devenir, est très marqué en Martinique et dans la région du Val d’Europe où j’habite. J’ai intégré cette esthétique du chantier dans mes œuvres dès 2015 avec l’utilisation de palettes, des accumulations de matériaux et ces lignes noires et jaunes qui signalent une limite à ne pas dépasser. Et comme je dépasse toujours tout, toutes les frontières, je les trouve très sensées et drôles et ces lignes sont devenues un motif que j’exploite dans mon travail.

Une attention portée à ton environnement que l’on retrouve marquée dans tes derniers projets notamment sur les sargasses…

Je vis depuis 15 ans en Hexagone et chaque fois que je rentre en Martinique, la mer est une inépuisable source d’inspiration et de respiration. Elle est celle qui enlève et qui ramène dans un mouvement qui laisse des traces. On retrouve dans mes travaux cette oscillation avec des formes et des mémoires qui progressent et qui, si je les retire dans une sorte de repentir, laisse une empreinte indélébile. Des couches qui font pour moi histoire et dont la superposition vient suggérer la possibilité d’une nouvelle lecture.

Pendant le confinement, j’ai réalisé une série d’images que je superpose avec mes écrits et dont la thématique est centrée sur un désastre écologique qui touche de plein fouet les Antilles, Miami, le Mexique, le Brésil et certaines côtes d’Afrique qui est l’invasion de sargasses. Depuis 2018, je m’intéresse intensément à ce fléau présent depuis 2011… Je crée des œuvres avec cet élément organique qui profite de notre marchandisation de la nature pour proliférer. Normalement cantonnées dans la mer dont une en porte leur nom, ces algues ont un taux de développement anormalement élevé dû aux nutriments déversés en grande quantité dans l’océan par l’agriculture intensive. Elles pullulent désormais sur les côtes caribéennes notamment, ce qui a un lourd impact économique et environnemental : en échouant et séchant sur les plages, il en émane du sulfure d’hydrogène, un gaz nauséabond et toxique. J’ai évoqué une première fois ce phénomène, à la fois choquant et beau car avant de sécher les sargasses ont une couleur dorée, à l’occasion d’une exposition à Miami ayant pour thème le devenir de la Caraïbe. Je parlais de ceci en tant qu’« Or empoisonné » dans un poème que j’ai écrit pour mon installation « Éveil de la vague ». En tant qu’artiste, j’utilise les sargasses, fléau anthropocène, comme support de création car aujourd’hui nous devons apprendre à vivre sur les ruines fulgurantes et imprévisibles de notre monde.

Entretien initialement publié dans la revue Point contemporain #18 – Septembre-Octobre-Novembre 2020 (épuisée)

LOUISA MARAJO – BIOGRAPHIE
Née en 1987 en Martinique
Vit et travaille en région parisienne
Master 2 Arts visuels, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (2012) 
DNSEP Art – École supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne (2010)
Classe de Silvïa Bächli – Académie des beaux-arts de Karlsruhe (2009)
www.louisamarajo.com

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Dream pallet 2, 2019 Technique mixte sur bois et pinceau, 115 x 93 x 13 cm © Louisa Marajo, courtesy Galerie Dix9 Hélène Lacharmoise
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Poésie accidentelle, 2013. Collage, 24 x 32 cm © Louisa Marajo, courtesy Galerie Dix9 Hélène Lacharmoise
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