LUCY + JORGE ORTA

LUCY + JORGE ORTA

Antarctic village – No Borders, expedition diary, 2006-2007
Crayon, encre pigmentaire, aquarelle sur papier Fabriano, 76 x 56 cm
Courtesy et photo Lucy + Jorge Orta

ENTRETIEN / LUCY + JORGE ORTA
réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet
initialement paru dans la revue Point contemporain #16

« Nous amenons l’art sur le registre de l’expérimentation et de la provocation sensuelle. »

Le processus de création commence pour Lucy + Jorge Orta par de petites esquisses, parfois accompagnées de quelques notes, dessinées sur des bouts de papier dans les cahots des transports les menant sur les étendues de l’antarctique, au cœur de l’Amazonie, ou au bord d’un cratère au Japon. Des dessins qui, autour d’un mot, d’une idée, comme autant « d’éléments déclencheurs » portent déjà en eux les germes d’œuvres beaucoup plus complexes. Repris, réunis, classifiés, en une centaine de classeurs, ils participent à mettre en place une démarche autour de ce que Lucy + Jorge Orta appellent des « méta-thèmes ». Problématiques des frontières (Shelter, Antarctica), du traitement de l’eau (OrtaWater), de l’alimentation (Feasting), ils mènent de front plusieurs de ces projets d’envergure en même temps, réunissant autour d’eux étudiants, artistes, universitaires et chercheurs. Des sujets qu’ils abordent bien en amont de leur médiatisation ou de leur réelle prise en considération par les autorités. L’important pour eux est en effet d’éveiller les consciences, de rallier des forces autour de problématiques en explorant toutes leurs dimensions afin d’être capables de mettre en œuvre sur le terrain des actions concrètes. Pour sensibiliser et mobiliser le public, ils utilisent la vidéo, le dessin, le moulage, des installations mobiles qu’ils activent, nous montrant que tous nos gestes comptent dans la gestion des ressources humaines, énergétiques ou écologiques de la planète. 

Que pensez-vous de cette expression d’Olivier Kaeppelin qui dit que l’art nous aide à « habiter le monde » ?

Notre travail d’artistes témoigne avant tout d’une philosophie de vie que nous avons adoptée. Il suit une logique et ce n’est pas un hasard si nous sommes arrivés à travailler autour de projets à grande échelle. Depuis le premier jour où nous nous sommes connus, chacun avec le petit héritage de son activité antérieure, nous nous définissons comme des bâtisseurs. Nous pensons qu’il est nécessaire de reformuler des utopies comme dans les années 60-70 aujourd’hui disparues, mais à condition qu’elles soient réalistes, ce que nous appelons Fondatrices pour le futur. Les Utopies Fondatrices doivent être mises en pratique afin qu’elles puissent agir, modifier, transformer nos sociétés, nos comportements. Une conception de l’art qui alimente tout notre travail. 

N’est-ce pas une autre définition de l’artiste, pouvant exister hors du circuit du marché de l’art, que vous nous donnez là ?

En Argentine, dans les années 70, faire de l’art ne résultait pas du tout des mêmes motivations qui animaient l’Occident ou l’Europe car il n’existait aucun type de marché possible et la notion de vente n’était pas même pensable. La production artistique était réduite à des œuvres très conventionnelles, voire classiques, diffusées en galeries. Toute la création contemporaine se faisait dans la clandestinité. Pour faire de l’art un objectif de vie, il fallait devenir agitateur de la société à travers l’art contemporain. Si aujourd’hui notre pratique a une visibilité sur les foires d’art, dans les galeries, et que nous l’acceptons, c’est parce que les circuits de l’art ont fortement changé et qu’il n’y a plus vraiment d’autres schémas possibles. Nous apprenons à faire avec le marché de l’art, tout en restant cohérents avec nos principes, animés par des résolutions toujours aussi fortes. Nous pensons vraiment que l’art est un moteur capable de transformer la société. 

Une particularité de votre travail est qu’il ne se conçoit pas à l’échelle de l’œuvre ou d’un corpus d’œuvres, mais à l’échelle du projet…

Nous menons en même temps sept ou huit projets, comme Water, Amazonia, Antarctica,… qui sont des méta-thèmes. Leur dénomination très simplifiée leur permet de pouvoir intégrer une multitude de processus de recherche pendant quinze ou vingt ans. Il n’est pas possible de traiter la problématique de la gestion de l’eau ou des frontières en faisant une exposition et en se disant que le sujet est abordé. Une démarche valable mais qui n’est pas du même registre que celui que nous voulons mener afin de pouvoir véritablement agir sur ces problèmes, il faut se donner les moyens de travailler à une certaine échelle pour leur donner de la répercussion et du sens. Nous croyons à un art participatif qui nous paraît plus pertinent pour aborder ces sujets et impliquer les gens dans une réalité qui est la leur et dont ils n’ont pas forcément conscience. Une des premières œuvres que nous avons réalisées portait sur le sujet de recyclage de nourriture et de tri sélectif (Dans le même Panier, HortiRecycling, Borne Citoyenne). En 1996, ce système n’existait pas encore et aucune loi relative à la gestion du gaspillage alimentaire n’était en vigueur. Nous avons alerté les pouvoirs publics sur la nécessité d’agir. Si maintenant le tri sélectif est rentré dans les usages et qu’une loi a été votée pour interdire de jeter les denrées alimentaires, il faut se rappeler qu’il a fallu des années pour arriver à ce résultat. 

Un art participatif qui a donc cette capacité à agir sur la société ?

Nous pensons encore aujourd’hui pouvoir être des acteurs radicaux de la transformation de la société. Une affirmation qui peut sembler pompeuse ou exagérée et même quelque peu prétentieuse, mais qui est en réalité tout le contraire. Nous sommes fermement convaincus que nous tous, dans nos petits gestes, nous devons absolument changer la société. Nous nous positionnons en tant qu’artistes mais aussi en tant que citoyens, de manière à anticiper les problèmes majeurs, comme des éclaireurs. Les professions d’architecte pour moi et de styliste-designer pour Lucy, nous sont utiles dans nos méthodologies, dans cette façon de travailler qui nous est commune et dans cette envie d’explorer les grands enjeux de la société contemporaine. Une fois que le problème est connu et médiatisé, qu’une partie de la population est engagée dans sa résolution alors nous passons à un autre sujet.

Nous passons beaucoup de temps à réfléchir, à planifier. Nous ne cherchons pas à proposer des solutions techniques, ni à vendre de l’eau purifiée… Ce n’est pas tant l’idée de régler techniquement un problème qui nous anime, mais plutôt celle de déclencher une réflexion. Mobiliser des ingénieurs, des scientifiques et la communauté approfondit la réflexion. 

Lorsqu’un enfant ou un adulte goûte une eau purifiée par une de vos interventions à Venise ou à Shangai, vous faites entrer l’art dans le registre du tangible… 

Qu’importe le médium pour faire passer le message, s’il faut du son, de la vidéo, du dessin ou de la sculpture, l’important est de s’adapter au contexte sans que le contenu de l’œuvre change et qu’elle reste accessible et sensibilise un large public. Les associations qui luttent contre le changement climatique n’arrivent plus à capter l’attention de la population avec les seuls messages scientifiques. Les O.N.G. qui souhaitent que leurs projets trouvent un écho et deviennent actifs font appel aux artistes qui ont désormais un rôle important dans les discussions lors des forums mondiaux et qui, avec leurs œuvres, aident à la visualisation des problématiques. Notre projet du Bureau du passeport mondial Antarctique exemple, contribue à alerter sur la nécessité à réfléchir aux grands déplacements des populations encore à venir dus aux changements climatiques. 

Un enjeu qui traverse plusieurs de vos projets… 

Le phénomène de la mobilité est irréversible. Depuis plus de vingt-cinq ans nous posons dans nos projets la question des frontières et nous sommes encore aujourd’hui dans cette problématique. Refuge Wear (1992-1998), étudiait la conception de « vêtements refuges » et posait la question d’une architecture mobile faite d’unités individuelles comportant le minimum vital pour se protéger et pouvant être reliées entre elles. En 1995, à la biennale de Venise, Antarctica World Passport posait déjà la question de l’Antarctique comme un idéal d’un monde sans frontières. Nous nous engageons sur des problématiques pour lesquelles il est urgent qu’une prise de conscience et des actions concrètes soient menées. En n’agissant pas, nous devenons spectateurs des déplacements de populations qui n’ont pas d’autres choix pour survivre. Ces phénomènes migratoires doivent être gérés à l’international, d’autant plus qu’ils vont s’aggraver avec le changement climatique. Fermer les frontières, bâtir des murs, ne résoudra rien car il est évident que rien ne peut résister à une caravane de dizaines de milliers de personnes désespérées et prêtes à mourir pour passer la frontière parce que de toute façon elles n’ont pas le choix. Le méta-thème Antarctica aborde cette réalité, nous agissons par rapport au contexte. Des sujets extrêmement complexes qui nécessitent que nous soyons entourés pour approfondir la réflexion.

« L’art doit parler du présent avec un regard sur le futur car le futur s’appuie sur le présent. »

Un travail collectif qui augmente la puissance de vos projets mais aussi leur permet de prendre des dimensions et des orientations nouvelles…

Là est effectivement la question de fond. Le travail collectif permet de dépasser le point de vue personnel qui n’intéresserait que nous et surtout qui ne permettrait pas d’aborder le monde dans sa complexité. Lors d’un projet de lumière éphémère au Japon que nous avons mené dans l’île de Kyushu, (Light Works – The cry from the earth, 1994), dans le cratère du plus grand volcan encore en activité, nous avons compris que nous pouvions toucher plusieurs millions de spectateurs à la télévision et ça a changé notre méthodologie de travail. À partir de ce moment-là, nous avons travaillé encore plus qu’avant avec des scientifiques, des sociologues, des étudiants, tous les acteurs de la société confondus pour les intégrer dans les projets sachant que, plus ils sont étalés dans le temps, plus leur contenu s’enrichit.

Une façon de procéder qui marque une volonté de mise en commun des ressources et savoir-faire de chacun, pour exprimer ce « faire ensemble » qui manque aujourd’hui dans nos sociétés…

La notion de collectif est au cœur de notre processus de travail. Une notion qu’il a été difficile à mettre en place dans les années 80, car le travail de l’artiste était très individualiste. Mais nous n’avons pas cédé et désormais nous travaillons en équipe avec des assistants et des collaborateurs divers. Cette idée de relier les gens est exprimée à travers les pièces depuis 1993 (Nexus Architecture, 1993-1998). Elle est à la fois une manière de visualiser l’interconnectivité de nos actions et de reconnaître les compétences des uns et des autres, de trouver la façon d’agir ensemble avec l’apport de chacun. À tous niveaux de la société, quand la complicité fonctionne, 1+1 fait plus que 2 car des compétences et une puissance supplémentaire naissent toujours de la mise en commun.

« Nous nous positionnons aujourd’hui comme des créateurs de structures subjacentes, invisibles, que sont toutes ces communautés qui créent l’œuvre. »